∼ J'inspire, j'expire, j'inspire, j'expire.
C'est pourtant une action instinctive que l'on fait tous constamment sans réfléchir, et pourtant, je suis actuellement incapable de penser à autre chose, comme si toutes mes terminaisons nerveuses étaient à présent focalisées sur une seule tâche : respirer ! Jamais je n'aurais imaginé qu'il viendrait un jour où je devrais penser pour respirer, mais je n'ai pas le luxe de m'en surprendre pour l'instant.
∼ Mes jambes… mes jambes, où sont-elles ? En ai-je vraiment ?
Qu'est-ce que je donnerais pour pouvoir le vérifier. Cela fait huit ans que j'ai des jambes, et voilà que j'angoisse à l'idée qu'elles aient disparu. Ça ne s'en va pas comme ça, pourtant, des jambes. Jamais, également, je n'ai pensé que je pourrais douter de l'existence de mes propres jambes. Je suis conscient d'avancer, et d'avancer vite même, mais je n'ai aucune idée de ce qui me propulse à une telle vitesse. Je pourrais être en train de voler que je n'en verrais pas la différence, mais je n'ai pas non plus le luxe de regarder mes pieds. À vrai dire, à part ma cage thoracique que je sens se gonfler tel un crapaud en saison des amours — au point que je trouve mystérieux qu'elle n'ait pas encore explosé — je ne sens plus rien. Ni mes jambes, ni mes bras, ni même ma tête, qui devrait pourtant être posée là, bien droite sur mon cou.
Mes yeux regardent devant, et pourtant je ne vois rien. Aux dernières nouvelles, je suis dans une forêt, mais je pourrais tout aussi bien être dans une prairie ou sur un lac gelé que je ne le saurais même pas. J'avance trop vite pour que mon cerveau ait le temps de définir les images que mes yeux lui transmettent, et puis de toute façon, il est déjà occupé avec ma respiration, alors n'insistons pas.
Je crois que je saigne, mais ça aussi, je ne pourrais le garantir. Tout ce que je sais, c'est que cela ne m'inquiète pas plus que ça. Le sang, ça coule, ça coagule, puis ça disparaît. Certaines blessures ne guérissent jamais vraiment, mais la plupart finissent par cicatriser. Je le sais parce que des bobos, j'en ai eu depuis que je sais marcher. S'il fallait faire un concours de cicatrices, je suis certain de gagner haut la main. Quant à la raison pour laquelle je saigne, je m'en fiche complètement. Du moins, mon cerveau a décidé que ce n'est pas ce qu'il y a de plus important en ce moment précis.
∼ Mais qu'est-ce qui est plus important alors ?
∼ FUIR !
∼ Fuir quoi ? Fuir où ?
Je l'ignore. Ça aussi, ce n'est pas très important. Ce qui compte, c'est que je respire, et que j'avance. Tout le reste n'est que détail qui risquerait de troubler ma course.
∼ Ma course ?
Il semble bien que je coure, finalement. J'ai déjà couru maintes fois dans ma vie. En fait, il ne se passe pas un jour sans que je cours, pour une raison ou pour une autre. Et même si je n'ai pas de raison, je cours quand même. Seulement voilà, je n'ai jamais couru dans le but de m'enfuir, et jamais je n'ai couru au point de douter de la présence de mes jambes. Je réalise maintenant qu'il y a autant de manières de courir que de raisons. Étrangement, courir me semble plus facile que respirer. Du moins, je n'ai pas besoin d'y penser ; mes jambes savent ce qu'elles ont à faire et le font avec brio, comme dotées de leur propre raison.
Les formes devant moi commencent soudain à se teinter de blancheur, et il me semble que mes paupières se ferment de plus en plus.
∼ Peut-être suis-je en train de quitter la forêt ? À condition que je sois bien dans une forêt.
La lumière s'intensifie encore et encore jusqu'à ce que je ne puisse bientôt plus rien discerner. L'immense manteau blanc qui m'enveloppe à présent a quelque chose de chaleureux et réconfortant, comme lorsque ma mère m'étreignait dans ses bras, si fermes et doux à la fois.
∼ Ma mère ? À quoi ressemblait-elle déjà ?
∼ Et son nom, quel est-il ?
∼ Pourquoi ne suis-je pas avec elle en ce moment même ?
∼ Qu'est-ce que j'aurais donné pour qu'elle me serre une dernière fois dans ses bras.
Je sens soudain le chagrin m'envahir, escaladant ma colonne vertébrale telle la lave d'un volcan en éruption, faisant trembler mon corps de la tête aux pieds.
« Aucun enfant ne devrait jamais être séparé de sa mère. Car s'il est possible de mourir de solitude, celle-ci ne naît pas de l'absence de compagnie, non. Elle surgit lorsque ses yeux pleins de compassion cessent de se poser sur nous, les yeux de celle qui essuie nos larmes, soigne nos blessures, qu'elles soient au genou ou au cœur, et dont le sourire éloigne nos peurs et chasse nos cauchemars comme le soleil dissipe la nuit. S'extraire à ce regard qui donne un sens à notre existence, voilà la véritable solitude. Celle qui tue. »
Je réalise soudain que mes pieds ne touchent plus le sol. C'est drôle, car je ne les sentais pas il y a une seconde à peine, et c'est maintenant qu'ils ont cessé de bouger que je les sens enfin.
Je tombe.
Je n'ai pas besoin de voir pour savoir que je tombe. Je sens l'air frais caresser ma peau. Je ne sais pas depuis combien de temps mes pieds ont cessé de me soutenir, ni combien de temps il me reste à chuter, mais je ne panique pas. En fait, j'y prends presque du plaisir. L'air frais me fait du bien et m'empêche de penser à ma mère. De plus, cette chute me permet d'échapper à ce qui me poursuivait.
∼ Qu'est-ce qui me poursuivait déjà ? Étais-je seulement poursuivi ?
Peu importe, je me sens en sécurité maintenant, comme si mon corps s'en allait loin, très loin, quelque part où personne ne pourrait jamais me trouver.
Malheureusement, tout précipice ayant un fond, toute chute possède une fin.
L'atterrissage ne fut pas douloureux. Je ne sentais déjà pas mes membres avant la chute, et maintenant encore moins. Je ne saurais dire si le sol est dur ou mou, sec ou humide. Tout ce que je sais, c'est qu'il est là, juste en dessous de moi, et que je n'ai plus besoin de courir. Alors je me détends, et je regarde autour de moi. Je distingue vaguement le pied de la falaise d'où je suis tombé, ainsi que de l'herbe, et même de petites fleurs poussant dans un puits de lumière. Je n'entends rien, pourvu qu'il y ait quelque chose à entendre, et ma vision commence à se voiler. Peu avant que mes paupières ne finissent par m'engloutir dans les ténèbres, j'aperçois des pieds pointés dans ma direction, à quelques mètres de distance. De grands pieds, chaussés de simples sandales en bois. Puis les ténèbres finissent par l'emporter et ma conscience s'évapore.