Chapter 7 - Natsuki

Bien qu'il soit une marche plus haut dans l'escalier, nos yeux se rencontrent à la même hauteur. Également très peu large d'épaules, il ne semble pas pour autant manquer d'assurance. Je dois admettre que son visage est plutôt agréable — du genre à plaire aux filles, me semble-t-il, bien que je ne connaisse rien aux goûts des jeunes citadines d'aujourd'hui. Ses cheveux courts, soigneusement taillés et d'une teinte vert amande, encadrent son visage, ombrageant légèrement ses contours et mettant en valeur son front dégagé. Sa tunique bleu-nuit à liserés blancs sans manches dévoile des bras maigrichons, mais ses jambes — étonnamment longues en comparaison — lui donnent une allure de gazelle argentée. Non pas que j'aie déjà eu l'occasion de voir l'une de ces créatures insaisissables issues des récits du vieux Tak, mais je les ai souvent imaginées faisant la course avec le vent dans les vastes steppes de l'Empire de l'Est, au-delà du désert de Sérénitas.

– Pourquoi tu me fixes comme ça ? J'ai un bout de salade coincé entre les dents, demande-t-il en paniquant sérieusement, l'ongle déjà en train de fouiller ses gencives.

Je souris ; un geste qui, à bien y réfléchir, ne m'est pas arrivé depuis un certain temps. Craignant que mon sourire paraisse étrange, je l'efface aussitôt.

– Moi, c'est Ishizora.

– Je sais.

Il sait ?! Comment peut-il connaître mon nom ? Je ne suis quand même pas devenu célèbre en si peu de temps… Quoique je me suis peut-être un peu trop fait remarquer avec ces vêtements.

– Heureux de te rencontrer, Ishizora, dit-il en me tendant la main, un sourire aux lèvres, tandis que je continue de le regarder, perplexe. Tu n'as jamais fait de poignées de main ou quoi ? Je ne vais ni te manger, ni t'emmener dans une ruelle sombre pour te découper les membres et les vendre sur le marché noir, alors saisis cette main avant que je n'aie l'air ridicule !

S'il s'agissait d'une tentative pour me rassurer, c'est un échec. Cela dit, je me demande bien qui pourrait vouloir d'un bras détaché. Et puis, il n'a pas l'air d'un mauvais bougre, et il est trop propre sur lui pour être un bandit.

Je place frileusement ma main dans la sienne.

– Enchanté… Natsuki, c'est bien ça ?

– Nakki pour les intimes.

Il y a en lui quelque chose que je n'arrive pas à définir, une lueur espiègle qui illumine ses yeux émeraudes et laisse penser qu'il a toujours une mauvaise idée en tête, prête à lui attirer des ennuis.

– Et donc… Natsuki, que me valent ces salutations chaleureuses ?

– Tu es nouveau en ville et tu cherches des infos sur les Geikas, j'me trompe ?

Il semblerait que je sois devenu célèbre après tout. Il faut dire que je me suis fait remarquer à plusieurs reprises : à la taverne de Karim, le premier soir, et dans la rue, le lendemain matin.

– Allons, n'aie pas l'air si surpris. Je sais que ça ne se fait pas, mais j'ai tout écouté de ta… brève conversation avec l'infirmière. Et vu tes fringues, il est évident que tu débarques à peine.

Ses mots me rassurent un peu, même si je ne suis pas entièrement convaincu. Soit il dit vrai, et il est très perspicace, soit il me cache quelque chose.

– Et donc, que puis-je faire pour toi ?

– Ne sois pas si méfiant. C'est fou ce que la capitale peut faire à quelqu'un en aussi peu de temps. Bref, tu as dû en voir de toutes les couleurs depuis ton arrivée, mais réjouis-toi, car Natsuki est venu te libérer de tes souffrances.

Je ne vois pas bien de quoi je devrais me réjouir. Cette tirade théâtrale, clamée le poing levé, m'inspire plus de crainte qu'autre chose.

– Concrètement ?

– Je suis venu te proposer un marché.

– Un marché ? Quel genre de marché ?

– Le genre qui se discute au bord d'une fontaine, pas sur les marches d'un escalier. Allez, suis-moi, dit-il en passant à côté de moi avant de se diriger vers la fontaine au loup ailé.

J'hésite un instant, partagé entre l'intrigue et la méfiance que m'inspire cette histoire de marché. Une fois arrivé près de la fontaine, je l'observe de dos pendant qu'il fixe intensément le bassin.

– Et donc… ce marché, de quoi s'agit-il exactement ?

– Chut ! J'essaie de me concentrer. Je ne suis pas aussi doué que les autres avec ces choses-là.

– Les autres ? Ces choses-là ?

Soudain, alors qu'il tend ses mains au-dessus du bassin, des ondes commencent à se former à sa surface. L'eau devient de plus en plus ridée, jusqu'à ce qu'un bulbe émerge et s'élève lentement en dessous des mains du jeune homme, dont le visage crispé ne cache pas ses efforts de concentration. Après quelques secondes, une goutte d'eau aussi large qu'une main et aussi longue qu'un bras s'extirpe, non sans mal, du bassin de la fontaine. Ébahi, j'observe ce liquide flotter dans les airs, se déplaçant en douceur au rythme des gestes du jeune prestidigitateur.

Maintenant que j'y pense, depuis mon arrivée en ville, je ne cesse de croiser des personnes dotées de facultés aussi diverses qu'extraordinaires. D'abord il y a eu Kana, la jeune fille aux cheveux rouges, qui a chassé les loups féroces d'un simple regard. Ensuite, il y a eu cet homme mystérieux dont je n'ai pas vu le visage, qui est parvenu à ouvrir d'immenses portes métalliques sans même les toucher. Puis il y a eu cette illusion étrange qui m'a renvoyé dans la rue alors que j'aurais juré être au cœur d'un bâtiment. Et maintenant, je vois de l'eau défier la gravité en dansant autour d'une fontaine.

Complètement hypnotisé par le spectacle, je ne remarque pas que le liquide se dirige vers moi, avant de se déverser violemment sur ma tête, comme si on m'avait jeté un seau d'eau froide. Complètement déconcerté, je reste immobile, bouche ouverte, tandis que Natsuki éclate de rire.

– Tu verrais ta tronche en ce moment ! Ça aura fait ma journée, s'exclame-t-il complètement hilare.

Je reprends mes esprits et me dis qu'après tout, j'aurais mieux fait de ne pas le suivre. Voyant mon visage, aussi sombre que puisse l'être celui de quelqu'un qui n'a jamais connu la colère, Natsuki se ressaisit tout en essuyant une larme de rire, bien que quelques gloussements lui échappent encore.

– Désolé, il fallait que je le fasse. Ton odeur faisait fuir toutes les jolies filles du coin. J'ai une certaine réputation à tenir, moi, m'apprend-il fièrement.

Perplexe, je lève discrètement un bras pour me renifler.

À bien y réfléchir, cela fait plus d'une semaine que je n'ai pas eu l'occasion de me laver dans un lac, et mes deux dernières nuits passées à l'écurie n'ont sûrement pas contribué à me donner bonne odeur.

– Pas étonnant que tu aies eu du mal à obtenir des renseignements. Qui voudrait accueillir dans son établissement quelqu'un qui empeste la bête. Ça ne vaut certainement pas un bon bain, mais pour l'instant, on s'en contentera.

J'aimerais répliquer, mais je suis impuissant face la véracité de ces propos.

– Avec ce soleil, tu seras sec comme un cul de bouc en un rien de temps. En attendant, on va pouvoir papoter.

Je ne suis pas sûr de comprendre ce que le postérieur d'un bouc a à voir avec ça, mais l'humidité n'est pas ma première préoccupation. Moi qui déteste être au centre de l'attention, je sens maintenant tous les regards des passants se poser sur moi avec un mélange de dégout et d'amusement.

– Je n'ai rien contre une petite douche, mais la prochaine fois, préviens-moi avant de m'asperger d'eau.

– Si je l'avais fait, je n'aurais pas autant ri, me répond-il très sérieusement.

D'ordinaire, j'aurais protesté face à cette logique absurde, mais son hilarité me fait comprendre qu'il serait vain de tenter de le raisonner. C'est le genre de personne qui ne vit que pour s'amuser, ignorant tout des dangers du monde extérieur qu'il n'a probablement jamais arpenté.

– Bref, revenons-en à notre discussion.

– Bien dit ! Alors voilà, pour faire court, je me suis levé un peu tard ce matin, et j'ai pris du retard dans mes tâches ménagères.

Ça ne m'étonne pas vraiment du personnage, mais pourquoi commence-t-il à me raconter sa journée.

– Je te propose donc un marché. Tu m'aides à faire quelques courses en ville, et en échange, je réponds à toutes tes questions. Je peux même te dédicacer mon nouvel essai : "Le charme en dix étapes."

– Euh, c'est très aimable de ta part, mais comme tu l'as dit tout à l'heure, je suis plutôt intéressé par—

– …les Geikas. Oui, oui, je sais, dit-il d'un air déçu, bien que ma réponse me semble légitime. Il se trouve que je fais moi-même partie d'une Geika. Mon petit tour devrait suffire à t'en convaincre. Mais pas besoin d'être aussi sérieux. Peu importe tes aspirations, rien ne justifie de faire attendre ta jeunesse !

Et voilà qu'il recommence avec ses poses dramatiques.

– Je ne suis pas sûr de comprendre…

Il devient soudainement très familier, passant un bras autour de mes épaules pour me murmurer à l'oreille.

– Il y a bien une fille ou deux qui t'ont tapé dans l'œil depuis que tu es arrivé ici, j'me trompe ?

Je voudrais protester, mais son sourire en coin plein d'assurance me cloue les lèvres. Je pense brièvement à Kana. Après s'être rencontrés deux fois dans des circonstances… particulière, il est évident qu'elle ne m'est pas restée indifférente, mais cela aurait été le cas pour n'importe qui. Ne sachant encore rien sur elle, je ne peux ressentir autre chose que de la curiosité à son égard.

– Alors comme ça, j'ai visé juste, me murmure-t-il à l'oreille avec un sourire en coin qui m'énerve d'autant plus que je suis incapable de le contredire. Tant mieux pour toi, car on peut dire que tu es tombé sur la bonne personne, finit-t-il par dire avant de s'éloigner avec un air suffisant en riant bruyamment.

Aussi louche que cet individu puisse paraître, surtout quand je pense qu'il connaissait déjà mon nom et a écouté ma conversation avec l'infirmière, son marché semble finalement assez honnête.

– Alors, tu viens ? Ces courses ne vont pas se faire toutes seules, m'hurle-t-il de l'autre bout de la place.

Je suis surpris de voir à quelle vitesse il a couvert une telle distance, et n'ai donc pas d'autre choix que de faire ce que je déteste le plus pour lui répondre : crier.

– Je n'ai pas encore accepté ton marché, il me semble !

– Hein ? Qu'est-ce que tu dis ? Allez, dépêche-toi !

J'abandonne. Je suis peut-être capable de gagner à la course contre une meute de loups dopés aux stéroïdes, mais ce genre de personnes auront toujours raison de moi.

 

Faire le tour du quartier commerçant accompagné de Natsuki s'avère bien plus divertissant que je ne l'aurais imaginé. Il semble que ma phobie des foules se soit atténuée, même si je ne me sens pas encore totalement à l'aise dans les espaces bondés. Fidèle à son personnage, Natsuki ne rate jamais une occasion de lancer un clin d'œil aux citadines qui croisent sa route. Les réactions qu'il suscite sont variées, et même si certaines d'entre elles semblent flattées, la plupart lui renvoient un regard plein de mépris. Quand une échoppe est tenue par une femme, il tente toujours de négocier en usant de compliments, et contre toute attente, cela fonctionne une fois sur quatre.

Avec les quelques pièces d'argent qu'il m'a données, j'achète ce qu'il me demande, sans jamais trop m'éloigner. C'est la première fois que je tiens une pièce de monnaie dans ma main. Il faut dire qu'en dehors de ces murs, un morceau de métal n'est rien d'autre qu'un morceau de métal. Chaque pièce est ornée du même loup ailé que celui de la fontaine, signe qu'il doit s'agir d'une légende urbaine bien répandue.

Tout bien réfléchi, je ne connais encore rien des coutumes et traditions d'ici. Le vieux Tak aurait quand même pu m'en parler...

Quoi qu'il en soit, j'éprouve un plaisir étrange à échanger ces petites pièces contre une multitude d'objets qui m'étaient jusqu'alors inconnus. Les marchands me lancent toujours des regards méfiants en voyant mes vêtements, mais dès qu'ils aperçoivent les pièces dans la paume de ma main, leur visage s'illumine du plus chaleureux des sourires.

Qui aurait cru que ces petits disques de métal renfermaient un tel pouvoir ?

Après chaque achat, Natsuki me demande le prix pour vérifier que je ne me suis pas fait arnaquer. Il faut dire que je ne connais encore rien à la valeur des biens.

Tant de choses qui me sont inconnues et qu'il me reste à apprendre… Ce monde est décidément rempli de surprises, et de mets appétissants.

À force de respirer les effluves provenant des stands de nourriture, mon estomac se met à faire des bruits probablement audibles par-delà les murailles. Puisqu'il semble en être de même pour Natsuki, il me propose de faire une petite pause. Avec les deux pièces de bronze qu'il m'a données, je peux choisir ce que je veux manger, m'a-t-il dit. Bien que mon cœur se déchire à l'idée de faire un choix, j'opte finalement pour les brochettes de viande caramélisée, dont l'odeur envoûtante m'attire depuis un moment déjà. Le stand semble d'ailleurs avoir du succès, car cinq personnes font déjà la queue.

Tandis que j'attends mon tour, j'imprègne mes narines du délicieux fumet s'échappant du grill. Mon impatience doit se lire sur mon visage, car lorsque c'est enfin mon tour, la vendeuse me rend un sourire radieux. Je prends deux brochettes en échange des deux pièces de bronze, et à ma grande surprise, elle me tend également une brioche au sucre fourrée à la confiture. Un cadeau de la maison, m'a-t-elle dit.

Peut-être mes vêtements délabrés ont-ils suscité cette générosité soudaine…

J'accepte sans poser de questions avant de rejoindre Natsuki qui m'emmène dans un parc situé à quelques rues de là. Le mot "parc" est peut-être un peu exagéré. À peine plus grand que la place où règne la fontaine au loup ailé, ce carré de verdure est entouré de six bancs en bois clair répartis à égale distance. Quelques arbres maigrichons ponctuent la pelouse de petites taches d'ombre où des couples se prélassent en sieste.

Comme tous les bancs sont déjà occupés, nous finissons par nous asseoir sur la pelouse, à l'ombre d'un arbre, non sans une certaine gêne se lisant sur le visage de Natsuki. Enveloppé dans un calme apaisant, seuls nos bruits de mastications se font entendre. Il faut dire que je n'ai pas mangé quelque chose d'aussi savoureux depuis… aussi loin que mes souvenirs me le permettent. C'est finalement Natsuki qui rompt le silence.

 – Alors, tu n'avais pas des questions à me poser ?

Absorbé par mon repas, j'ai fini par en oublier la raison de ma présence aux côtés de ce drôle de personnage.

– Non d'une panthère nageuse, tu as raison ! Hmm… par où commencer, il y a tellement de choses que je voudrais savoir.

– Je t'ai promis de répondre à toutes tes questions, n'est-ce pas ? Choisis en une au hasard pour commencer.

– Dans ce cas, voilà ma première question. Hier, quelqu'un m'a demandé si je n'étais pas un espion de Techna—

Alors que Natsuki s'apprête à boire, le goulot de son outre entre les lèvres, il recrache soudain le liquide transparent qu'il venait de mettre en bouche.

– Eh ben, dis donc ! Aussi discret que puisse l'être un voyageur à l'haleine fétide et aux vêtements déchirés, tu n'as pas perdu de temps pour te faire remarquer.

Ses remarques désobligeantes ne font plus que glisser sur moi désormais, mais j'expire discrètement dans ma main avant de continuer.

– Toi aussi, il me semble que tu as mentionné Techna tout à l'heure. Et je me demandais donc… où ça se trouve exactement, Techna ?

Cette fois-ci, ses yeux parviennent presque à sortir de leurs orbites.

– Il faut partir de là ?! Mais de quel trou est-ce que tu peux bien sortir ?

Il est vrai que les seuls endroits dont le vieux Tak m'a parlé sont ceux où se sont déroulées ses aventures. Et aussi grand voyageur qu'il fut dans sa jeunesse, il n'a pas pu voir le monde entier.

– Je viens de trop loin pour les gens d'ici, visiblement.

– Désolé, j'ai dit quelque de déplacé alors que je ne connais rien de ton passé, dit-il d'un air sincère qui ne lui ressemble pas.

Je ne sais pas pourquoi il s'excuse ; je me moque bien de ce que les gens ici pensent de moi. Peut-être est-ce le souvenir du vieux Tak qui a assombri mon visage.

– Je suis juste surpris que ce soit ça qui te tracasse. Si tu étais vraiment un espion de Techna, tu aurais déjà fini pendu sur la place publique. Écoute-moi bien…, sa brochette de viande maintenant engloutie, il utilise le bâton pour dessiner une carte du continent sur la pelouse. Ce grand carré entouré d'eau, c'est le royaume d'Historia, avec la république de Techna à son nord.

Après avoir parcouru Historia pendant plus de six ans, je savais que c'était un royaume vaste, mais maintenant que je le vois ainsi, je n'en crois pas mes yeux.

– Techna, en termes de superficie, ne représente même pas un dixième d'Historia. Et encore, c'est sans compter la cordillère rocheuse qui nous sépare, grignotant un peu plus de son espace habitable. Ensemble, ces deux pays forment le continent d'Aktos, séparé du reste du monde par le désert de Sérénitas, au nord-est. Si tu aimes le sable, cet endroit est fait pour toi, s'exclame-t-il en ouvrant grand les bras, comme pour me présenter un lieu que lui seul se targue de connaître.

∼ Natsuki aurait-il déjà été aussi loin ? Il ne m'a pourtant pas l'air taillé pour ce genre d'aventure…

– Tu aimes ça, le sable, demande-t-il soudainement, me forçant à bégayer une réponse vague. Moi, ça m'irrite la peau.

Cet aveu touchant se prolonge en un long silence pendant lequel j'attends impatiemment une suite qui ne vient jamais. Natsuki joue maintenant avec sa brochette, la faisant passer entre ses doigts avec une dextérité qui force le respect.

– Et donc ?

– Pardon, où j'en étais déjà ?

– Au désert de Sérénitas, il me semble.

– C'est vrai, tu as raison !

Il s'éclaircit la gorge avant de continuer.

– Au-delà de ce désert se trouve l'Empire de l'Est, mais ce nom est plus une désignation donnée à des terres inconnues que celui d'un véritable empire. En fait, on ne sait presque rien de ces régions, car personne n'y est jamais allé. Ou du moins, personne n'en est jamais revenu.

Le vieux Tak l'a fait ! Du moins, c'est ce qu'il m'a raconté, et ses récits étaient toujours si riches en détails qu'il est difficile de douter de leur véracité. Mais je préfère ne pas interrompre Natsuki avec ça.

– Au-delà de la mer Mycéenne, s'étend le territoire des Nordistes. Là encore, à part quelques commerçants qui ont laissé des traces sur nos terres il y a fort longtemps, nous ignorons presque tout de ce peuple.

Décidément, on ne sait pas grand-chose sur pas grand monde dans ce pays. Il faut dire que la végétation proéminente rend les longs voyages aussi dangereux que pénibles.

– Pour en revenir à Techna, ses relations avec Historia sont… délicates. Autrefois, nos deux nations se sont livrées bataille à maintes reprises, mais à force de conflits incessants et d'épuisement mutuel des ressources, une trêve a été signée il y a environ cinquante ans.

– Dans ce cas, qu'en est-il des hommes que j'ai vus à la Geika Kusur ? Ils ne donnaient pas vraiment l'impression d'être en temps de paix.

– En réalité, une profonde animosité subsiste encore entre nos deux nations, et la situation à nos frontières est bien moins stable que ne le laisse entendre le gouvernement. Étant très loin de ces zones de tension, il est facile de berner le peuple dans l'illusion d'une paix factice.

Je jette un coup d'œil autour de moi. La ville semble si paisible derrière ses immenses murs protecteurs. Enfermés dans ce havre de paix, les habitants n'ont probablement pas conscience des dangers qui les menacent au-delà de ces fortifications.

– Pour quelles raisons se battaient-ils ?

– Selon les livres d'histoire, ayant épuisé ses ressources à cause d'un développement industriel trop rapide, Techna aurait envahi Historia pour en trouver de nouvelles. Mais si tu veux mon avis, les dirigeants d'Historia ne sont probablement pas innocents dans cette affaire.

– Si la différence entre nos deux territoires est si grande, pourquoi ne pas avoir partagé un peu de nos ressources ? Ce ne sont pas quelques hectares en moins qui auraient changé la face du monde. D'autant plus que cette nature sauvage est en grande partie inhabitée.

– Le fait est que les habitants d'Historia voient d'un très mauvais œil le développement industriel que Techna a amorcé. Ici, ce sont les traditions et le respect de la nature qui priment. Notre société peut sembler archaïque comparée à celle de Techna, mais les dirigeants de cette ville ne risqueraient jamais de perdre le soutien du peuple en construisant des usines qui, à terme, épuiseraient les sols et le Mystra. On peut dire que Techna a choisi le progrès, tandis que nous sommes restés accrochés à nos racines. Au fil des âges, ce choix a creusé un fossé entre nos deux communautés, et quand elles ont cessé de se comprendre, les conflits ont commencé à éclater.

– Tu as bien parlé de Mystra ? Il me semble que j'ai déjà entendu ce mot quelque part aujourd'hui.

– Pfff… On n'en viendra jamais à bout, dit-il en planquant sa main sur son front et en poussant un long soupir.

– Pardon pour ça…

– Bref, laissons ce sujet pour plus tard, tu veux ? Sinon, ces courses ne seront jamais terminées à temps.

Se levant, il commence à épousseter sa tunique.

– Attends ! J'ai encore cette brioche.

– Eh bien ? Mange-la ! Tu l'as bien méritée.

– Sans tes pièces, je n'aurais même pas eu de quoi manger.

Je divise grossièrement la brioche encore chaude en deux, et lui tend une moitié. Après un léger soupir, voyant que je ne cèderai pas, il accepte ce modeste présent.

– À être aussi généreux, tu vas courir à ta propre perte. Je ne sais pas de quelle forêt tu viens, mais ici, c'est une véritable jungle !