Chereads / La douleur des souvenirs - Tome 1 (fr) / Chapter 8 - Mystères et vérités

Chapter 8 - Mystères et vérités

Après avoir suivi Natsuki dans ses courses pendant une bonne partie de l'après-midi, je commence peu à peu à me familiariser avec la valeur des choses. Une pièce de bronze vaut dix pièces de cuivre. Avec deux ou trois de ces pièces, on obtient un repas respectable dans la plupart des auberges. Pour vingt pièces de bronze, on peut obtenir une pièce d'argent, ce qui permet d'effectuer occasionnellement des achats un peu plus coûteux, comme des meubles ou des vêtements festifs. Les pièces d'or, équivalant à cinquante pièces d'argent, sont réservées aux classes moyenne et haute et servent principalement pour les transactions immobilières.

Enfin, bien qu'il n'en ait encore jamais vues, Natsuki m'a dit qu'il existe des pièces d'une valeur encore plus élevées, que seuls les hauts nobles et la famille royale se targuent de posséder. Il s'agit de pièces en mystrite, un matériau rare dont l'exploitation exclusive des mines d'Aragane est la raison de la richesse de la capitale. Une seule pièce de mystrite vaudrait une centaine de pièces d'or, soit l'équivalent de cent mille brochettes de viande caramélisée.

Natsuki m'emmène maintenant chez le poissonnier, dernier arrêt de sa liste. Avant même de le voir, je reconnais la voix tonitruante du marchand de poisson bourru devant lequel je m'étais retrouvé après ma visite à la Geika Medras. Natsuki me dit de rester en retrait avec les sacs, qu'il s'occupe de tout.

– Observe et prends note !

Peu rassuré par son sourire malicieux qui ne présage rien de bon, je le regarde s'approcher de l'homme bedonnant dont le sommet du crâne profite des bienfaits de l'air frais. Il s'arrête à quelques pas de l'étal, par précaution, et crie assez fort pour couvrir la voix du poissonnier.

– Hé ! Marius ! Tu veux bien arrêter de brailler comme si on en avait quelque chose à faire de tes poissons pas frais ?

– COMMENT ?!

Les yeux du marchand semblent sur le point d'exploser — un regard qui, s'il m'était adressé, aurait suffi à me faire quitter la ville au pas de course. Mais Natsuki ne s'arrête pas là.

– Tu sais bien ce que tout le monde dit de tes poissons. Qu'ils sont fades et qu'ils propagent des maladies.

Les passants commencent à s'arrêter pour écouter l'échange enflammé entre les deux hommes.

– Petit vaurien ! C'est encore toi qui viens troubler mon commerce ! J'en ai plus qu'assez de tes accusations mensongères ! Tu ne trouveras pas de meilleur poisson dans toute la capitale, clame-t-il en ouvrant fièrement les bras.

Natsuki feint de rire.

– Arrête ta comédie, même un requin glouton ne s'y risquerait pas. Dis-moi, c'est depuis que tu manges tes poissons que tu arrives à respirer par le sommet du crâne ?

Offusqué, l'homme inspire bruyamment tandis que les veines de ses yeux s'épaississent, prêtes à éclater. Certains passants gloussent, tandis que d'autres, mus par l'expérience, jugent favorable de se mettre à l'abri. Le visage du poissonnier vire désormais au rouge écrevisse, et il ne me surprendrait pas de voir de la fumée sortir par ses oreilles.

– Tu l'auras voulu, espèce de voyou ! Ne viens pas pleurer quand je t'aurai fait rentrer ton nez dans le visage !

Sur cette véritable déclaration de guerre, le poissonnier saisit l'une de ses plus belles pièces — un thon rayé devant bien peser six kilos — et se prépare à le lancer de toutes ses forces.

– Ishizora ! Attrape, me crie Natsuki en s'abaissant juste à temps pour esquiver le projectile animal fendant l'air avec un aérodynamisme surprenant.

Je réalise un peu tard que je suis en plein sur la trajectoire de l'objet, et sauvé par mes réflexes défensifs, je jongle maladroitement avec le poisson dont les écailles humides sont aussi glissantes qu'une savonnette. Je finis enfin par attraper le poisson par la queue et Natsuki me rejoint le sourire aux lèvres, l'air fier de lui.

– Ça mon ami, c'est ce que j'appelle une négociation à la Natsuki. Maintenant, cours !

Voyant le regard meurtrier du poissonnier, je n'attends pas de me le faire dire deux fois.

Lorsque nous sommes suffisamment éloignés, nous nous arrêtons pour reprendre notre souffle. Je ressens une pointe de compassion pour ce pauvre poissonnier qui n'a rien fait pour mériter un tel traitement. Je suppose que c'est ça, la "jungle" dont Natsuki parlait plus tôt.

– Ce que tu as dit au sujet de ses poissons, c'était vrai ?

– Pas du tout, avoue-t-il naturellement sans une once de remord. Comme il ne cesse de le dire, ses poissons sont probablement les meilleurs de toute la capitale. Mais ils sont bien trop chers pour les habitants des bas quartiers. Ne t'inquiète pas, avec tous les bénéfices qu'il fait, ce n'est pas un poisson de moins qui va affecter son commerce. Quand on n'a pas d'argent, il faut se battre avec ça, dit-il en tapotant sa boite crânienne avec son index.

Natsuki fait donc partie de la classe sociale inférieure ?! J'avais supposé qu'il venait d'une famille aisée, avec sa bonne humeur constante qui donne l'impression qu'il n'a jamais eu le moindre problème dans sa vie.

– Tu sembles vraiment à l'aise ici. Tu vis dans cette ville depuis ta naissance ?

– Non. En réalité, je n'ai même jamais habité ici. Mais je viens une fois par mois pour accomplir diverses tâches à la demande de ma... mère.

Je note l'hésitation dans sa voix lorsqu'il prononce ce dernier mot.

– Tu veux dire que… tu vis en dehors de ces murs ?

– Exact, répond-il nonchalamment, comme si vivre à l'extérieur des murs était la chose la plus normale au monde.

Je suis mal placé pour dire ça, mais tout être humain sensé choisirait de vivre en ville s'il en avait la possibilité. À ma connaissance, les seuls humains qui vivent à l'extérieur sont des brigands, et apparemment, les jolies filles aux cheveux rouge… Il ne ferait pas partie d'une famille de brigands quand même ?

Non, ça ne se peut pas. Bien qu'il ne semble pas vivre de la façon la plus honnête, il ne correspond pas au profil d'un braconnier ou d'un trafiquant d'hommes.

– Merci pour le coup de main, Ishizora ! Maintenant, il ne me reste plus qu'à trouver un moyen de transporter tous ces sacs chez moi, et le tour est joué, s'exclame-t-il en faisant mine de réfléchir.

Les secondes passent sans qu'aucune conclusion ne sorte de sa bouche.

J'ai l'impression qu'il a déjà trouvé la solution à son problème, mais qu'il attend simplement qu'elle vienne de moi.

– Tu veux peut-être que je t'aide à les porter jusqu'à chez toi ?

À peine ces mots sortis de ma bouche, il joint les mains en prière et incline la tête en signe de supplication.

– Je t'en serais infiniment reconnaissant !

Qu'est-il donc advenu de son discours sur la gentillesse qui finirait par causer ma perte ?

Plutôt que de lui avouer que je n'ai rien de mieux à faire, et que gagner la gratitude de quelqu'un en lui venant en aide m'est toujours plus agréable que d'essuyer les regards méprisants des citadins, je décide de jouer les durs.

– Ne pense pas que je fais ça pour t'aider, mais tu n'as pas encore répondu à toutes mes questions.

– Oui, bien sûr, tes questions…, répète-t-il avec son petit sourire en coin, plein de cette insolence dont lui seul détient le secret et qui me laisse penser qu'il a vu à travers mon jeu. Dans ce cas, allons-y ! J'aimerais arriver avant la nuit si possible.

À en voir la position actuelle du soleil, son inquiétude suppose qu'un long trajet nous attend. Après avoir déposé délicatement le poisson dans l'un des quatre sacs en tissu, je prends les deux qui me semblent les plus lourd. Je me sentirais mal de le voir porter plus que moi avec ses bras aussi frêles que des brindilles. Les sacs sont remplis de choses en tout genre : un pain généreux, des herbes aux senteurs multiples, quelques condiments, du blé et de la farine en grande quantité, un peu de textile, des pierres à aiguiser, une petite pelle probablement destinée au jardinage, et une hache pour couper du bois. Il y a aussi deux ou trois objets que je ne reconnais pas, et dont je n'arrive pas à deviner l'utilité.

– Ta mère ne t'en demande pas un peu trop ?

– Ne m'en parle pas… C'est de l'exploitation !

En voyant sa mine dépitée, je ne peux m'empêcher d'avoir pitié de ce drôle de personnage pour lequel je ressens déjà une grande sympathie.

 

Après avoir franchi la porte Est, nous avançons maintenant sur un petit sentier apparemment peu fréquenté. Seule la couleur légèrement jaunie et l'horizontalité de l'herbe le distingue de la plaine qu'il traverse tel un ruisseau furtif. En réalité, le chemin n'est visible que lorsqu'on marche dessus, et impossible de prédire sa direction au-delà d'une dizaine de mètres. Natsuki tient sa promesse de répondre à toutes mes questions avec un sérieux qui lui est peu caractéristique.

– Pour en revenir au Mystra, il s'agit d'une substance éthérique qui imprègne les choses et les âmes, qui se répand de la plus profonde des racines au sommet de la plus haute montagne, et qui relie la nature à tous ceux qui l'habitent. Elle est comparable à d'infinis filaments reliant toutes choses en une unique entité, appelée le Vahna.

Tout en parlant, il maintient un bras derrière son dos et un doigt pointé vers le ciel, qu'il agite au rythme de ses explications.

– Ceux qui parviennent à maitriser le Mystra sont appelés les étheronautes, et les premiers d'entre eux ont donné naissance aux Geikas. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui s'initient à la voie du Vahna, mais les étheronautes ne représentent toujours qu'un faible pourcentage de la population d'Historia.

– Le Mystra se limite-t-il aux frontières d'Historia ?

– On raconte qu'autrefois, le Mystra n'avait pour limite que la mer et le désert. Cependant, par une exploitation excessive de leurs terres, les habitants de Techna auraient fini par épuiser le Mystra de leur territoire, se détachant ainsi du Grand Tout. Cela leur valut l'appellation de "déserteurs", un terme qui reflète bien l'opinion des habitants d'Historia, tous unis par la grande Trame du Vahna.

Tous unis dans leur isolation, je suppose. Enfermés derrière leurs hauts murs, ils ne donnent pas l'impression d'être connectés aux profondes racines, et encore moins aux hautes montagnes.

Aragane est déjà loin derrière nous, et je savoure cette vue où la capitale paraît minuscule, bien qu'elle semble infinie dès qu'on en eut franchi les murs. J'imagine les habitants se bousculer dans les rues, les marchands crier à s'en déchirer les poumons, quelques personnes boire dans les rires et la bonne humeur à la taverne de Karim, et je ressens une surprenante nostalgie. Même si je n'ai passé que deux jours à la capitale, ce laps de temps fut riche en rencontres et en découvertes. De plus, une intuition inexplicable me dit que je ne retournerai pas à Aragane de sitôt.

∼ Ça ne sert à rien de trop y penser pour l'instant. Demain, c'est demain. Aujourd'hui, c'est maintenant.

– Alors ? Tu n'as pas déjà épuisé toutes tes questions, quand même ?

– Non. À vrai dire, chaque fois que tu me réponds, une nouvelle question surgit. Il y a quelques jours à peine, je ne connaissais que la nature et ses créatures. Et soudain, il me semble qu'une vie ne sera pas assez pour combler mon ignorance.

– Ne t'en fais pas, tu n'as qu'à y aller à ton rythme. Je n'aimerais pas que tu finisses comme un de ces rats de bibliothèque ennuyeux.

Ai-je vraiment le droit de prendre mon temps ?

– Je dirais même que je t'envie un peu, lâche-t-il soudain.

– Pourquoi ça ?

– Dans ma Geika, on dit que l'homme ne vieillit que quand il cesse d'apprendre. Autrement dit, tu es bien parti pour vivre longtemps, dit-il en me frappant amicalement l'épaule du poing. En plus, découvrir de nouvelles choses tous les jours, c'est comme vivre une vie de fête.

Ai-je réellement envie de vivre une longue vie festive ? J'ai le pressentiment que l'avenir me réserve tout autre chose… En tout cas, il a réussi à me remonter le moral.

– Tu es vraiment quelqu'un d'amusant.

– Je sais, je sais. Tu peux aussi dire séduisant, galant, intelligent, athlétique, débrouillard, généreux, …

Je ris de bon cœur, emporté par son insouciance et sa joie de vivre communicative.

– Hé, pourquoi tu ris comme ça ? Je ne fais que répéter ce qu'on m'a dit, affirme-t-il d'un air faussement vexé.

– Pardon, je n'ai pas pu m'en empêcher.

Natsuki fait mine de m'en vouloir, mais il finit par rire à son tour.

– Sinon, je me demandais, le Mystra a-t-il toujours existé ?

– Très bonne question ! On pense que non, mais son apparition remonte à l'âge des légendes, dont seuls quelques gribouillis et inscriptions gravées dans la roche font office de livre d'histoire. Tu as vu la statue du loup ailé, n'est-ce pas ?

Je hoche la tête.

– Il s'agit de Varandir, le loup originel. On raconte que c'est lui qui a répandu le Mystra sur tout le continent, y instaurant un ordre nouveau par une fusion harmonieuse des âmes. Créateur du grand Tout, il est vénéré comme un dieu et représente un symbole d'unité pour toutes les espèces vivantes. Les humains ont interprété ce symbole à leur façon et ont décrété que cette unité ne se limitait qu'à leur propre espèce. C'est cette vanité et ce narcissisme qui ont conduit à la construction des murs et façonné la société actuelle d'Historia. Du moins, ce sont les enseignements qui sont transmis au sein de ma Geika.

– C'est pour ça que vous vivez à l'extérieur des remparts ?

– Entre autres, oui.

La plaine sur laquelle nous marchons depuis un bon moment s'élève désormais en une butte d'une vingtaine de mètres qui s'étend sur toute sa largeur. La pente est abrupte, et les poignées en lin commencent à me scier les mains.

– Et comment les Geikas ont-elles vu le jour ?

– Chaque Geika est un peu comme une école. Chacune fut créée à des époques et par des personnes différentes dont le point commun est d'avoir réussi à repousser les limites de leur art et qui, animées par le désir de le faire perdurer, décidèrent de recruter des jeunes de tous horizons pour leur transmettre leurs techniques ancestrales.

Lorsque nous atteignons le sommet de la butte, un immense plateau d'herbe haute s'offre à nous, bien qu'une brume de densité grandissante empêche d'en capturer toute l'étendue. Le chemin n'est plus discernable que par une légère inclinaison des brins d'herbe, si bien qu'il serait probablement impossible de le retrouver après s'en être éloigné. Je suis Natsuki de très près pour éviter que cela ne se produise.

– On peut dire que la transmission de leurs enseignements est ce qui fait vivre ce pays depuis toujours, et c'est aussi ce qui nous protège des nations voisines. Pour cette raison, les fondateurs de chaque Geika sont souvent appelés "prophètes".

– Elles sont encore plus impressionnantes que je ne le pensais, ces Geikas.

– C'est aussi ce que pense le gouvernement. Il a vite réalisé que les Geikas représentaient une force considérable et a tout fait pour les enrôler dans l'armée en échange de certains avantages. Aujourd'hui, la plupart des Geikas sont sous la tutelle du gouvernement, forcées de combattre lorsqu'on leur demande.

– Il y en a donc qui sont restées indépendantes ?

– Oui, on les appelle les Geikas renégates, même si je n'aime pas trop ce terme. Vois-tu, selon les mœurs urbaines, choisir l'indépendance est synonyme de trahison, et la plupart des citadins répugnent ceux qui ont fait ce choix. Le gouvernement en rajoute en disant que ces Geikas n'ont aucune intention d'aider le pays en cas de besoin, alors qu'en réalité, elles n'en ont simplement pas l'obligation.

La brume devenant brouillard, qui se transforme à son tour en une véritable purée de pois, mon sens des directions est désormais aussi affuté qu'un vieux couteau émoussé. Le chemin, déjà difficile à suivre, devient de moins en moins marqué, jusqu'à ce que nos traces de pas deviennent l'unique repère conférant une direction à notre marche.

Est-ce vraiment le cas ?

Je me retourne et constate qu'aucune trace de pas ni herbe courbée ne prouve notre passage en ces lieux. À croire que quelqu'un s'applique à redresser chaque brin d'herbe derrière nous.

Derrière nous ? Où est-ce ?

Nous ? Où est Natsuki ?

La panique me saisit soudain à la gorge, tel un fauve s'abattant impitoyablement sur sa proie. Sans guide, impossible de savoir où aller, et sans soleil, impossible de distinguer l'Est de l'Ouest.

Que faire ? Revenir sur mes pas ? Je ne sais même plus où ils sont, mes pas !

Lorsque Natsuki me saisit le poignet et me dit d'arrêter de trainasser, je sursaute de soulagement. Heureusement, mon guide ne semble pas affecté par l'épais brouillard et, toujours aussi nonchalant, ne montre pas l'ombre d'une hésitation quant à la route à suivre. Décidé à ne plus lâcher son dos des yeux, je continue de lui poser des questions pour mieux me repérer à sa voix.

– Qu'est-il arrivé à ces Geikas renégates ?

– Expulsées de la ville, condamnées à vivre en autonomie et privées de nombreux droits… Mais tant qu'elles ne causent pas de troubles, elles sont libres de continuer leurs activités. Ces Geikas ont choisi de favoriser leur liberté à l'argent et au statut social. Ce n'est pas toujours facile à vivre, mais on finit par s'y habituer et on réalise que ce n'est pas si mal que ça, la vie sauvage. Le plus difficile, c'est de supporter le regard méprisant de certains citadins. Voilà pourquoi je déteste aller en ville, soupire-t-il.

Je pensais que tous les regards hostiles des passants m'étaient destinés, mais il est vrai que j'ai perçu une animosité nouvelle tout au long de l'après-midi.

– Et ta Geika, elle est comment ?

– Tu vas voir ! On y est presque.

Je ne sais pas sur quel repère il se base pour affirmer ça, car l'uniforme blancheur qui nous enveloppe trouble jusqu'à ma perception des distances.

À bien y réfléchir, je me sens étrange depuis que nous marchons dans ce brouillard, comme si celui-ci ne se contentait pas de voiler ma vue, mais brouillait jusqu'à mon esprit.

Cette sensation de vertige m'empêche de réfléchir clairement, et je dois user de toute ma concentration pour ne pas perdre Natsuki de vue.

– On est arrivés !

Il claque des doigts, et le son aigu résonne dans l'épaisse blancheur, vibrant dans mes tympans pendant ce qui me semble une éternité. Lorsque l'écho finit par s'éteindre, je remarque que le brouillard commence à se dissiper. En une dizaine de secondes à peine, il ne reste plus aucune trace du mystérieux voile blanc.

– Parfait, nous sommes dans les temps, dit-il soulagé en regardant le ciel.

Son enthousiasme me rassure, bien que cela semble complètement absurde, car l'endroit où nous nous trouvons n'a pas plus de particularité qu'une goutte d'eau dans l'océan.

Est-ce qu'il se fiche de moi ?

Nous nous trouvons au milieu d'une plaine déserte, sans le moindre caillou ni arbuste à l'horizon. D'ailleurs, cette vacuité m'est familière, car un tel vide est toujours marqué par une étrangeté reconnaissable. Si tant est que deux néants puissent différer, cette vaste plaine ressemble à s'y méprendre à celle dans laquelle j'ai atterri deux jours plus tôt. Natsuki me fait signe de le rejoindre. Mon esprit étant encore troublé, mes muscles réagissent sans attendre les ordres de mon cerveau, me portant rapidement vers lui pour poser les sacs qui me saignent les mains.

L'astre diurne s'est bien déplacé depuis que nous avons quitté la ville, et la baisse de luminosité commence à se faire ressentir. Sans même penser au temps qui s'est écoulé depuis que nous avons commencé notre marche, je me contente d'embrasser la chiche lumière du crépuscule qui réchauffe ma peau. Je prends une profonde inspiration, remplissant mes poumons jusqu'à ce qu'ils menacent d'exploser, et mon esprit redevient enfin aussi clair que de l'eau de roche. Il était temps — le brouillard envoutant commençait à me faire douter de ma propre existence.

– Il s'agissait d'un brouillard magique servant à masquer l'entrée de notre domaine, me dit-il, comme s'il avait lu dans mes pensées. Simple mesure de sécurité.

Me contentant de ces maigres explications, je décide qu'il y a certaines choses qu'il vaut mieux ne pas savoir.

– Et donc ? Où est la porte d'entrée ?

– La porte ?! Pas besoin de porte, lorsqu'on a la PUISSANCE de Natsuki, s'exclame-t-il avant rire bruyamment.

L'espace d'un instant, je retrouve le gai luron qui m'a sorti de ma solitude urbaine, mais le sérieux ne tarde pas à repeindre son visage. Il pose un genou et une main au sol et se concentre profondément pendant de longues secondes. Alors que je retiens mon souffle en cet instant figé, celui du vent qui s'insinue dans les hautes herbes est le seul son à briser un silence presque absolu.

Que fait-il ? Est-il simplement fatigué ? Bien que moins lourds que les miens, il y avait dans ses sacs de quoi épuiser un homme après une si longue marche.

Comme pour répondre à mes élucubrations, le sol se met soudain à trembler. Le séisme s'intensifie jusqu'à ce que je sois forcé de me mettre à quatre pattes pour ne pas risquer une chute douloureuse. À mes côtés, Natsuki reste accroupi, une main au sol et les yeux fermés.

Non d'un scorpion-taupe ! Comment un brin d'homme tel que lui peut-il provoquer pareil séisme !

Je sens mon corps s'alléger soudainement, et réalise assez vite que c'est parce que le sol descend sous mes pieds.

Le sol descend !!

Seule une petite parcelle de terre autour de nous semble affectée par le mouvement vertical, ce qui me permet de découvrir avec stupéfaction la composition du sol que nous traversons. Pendant une dizaine de secondes de descente rapide, nous sommes entourés par un enchevêtrement de racines, si compact qu'il serait impossible d'y glisser un petit doigt. À mesure que nous descendons, les racines sont de plus en plus espacées, jusqu'à ce que nous émergions enfin dans un espace ouvert, où je n'en crois pas mes yeux.

Une forêt ! Sous le sol se trouve une forêt !

Mes genoux flageolent sous le poids de ma stupeur, tandis que ma mâchoire menace de se détacher. En regardant vers le plafond végétal, je réalise que les "racines" étaient en réalité des branches, tellement serrées que pas un seul rayon de soleil ne parvient à les traverser. Les troncs, longs de centaines de mètres et pour la plupart complètement dépourvus de branches, agissent comme d'immenses piliers soutenant le toit épais. Bien qu'à l'extérieur, le soleil approchait déjà de l'horizon, ici, on croirait qu'il est encore midi.

Cette étrange luminosité, ce plafond hermétique, cette végétation surprenante, et pour couronner le tout, ces tremblements manquant de me faire perdre l'équilibre…

Ça ne fait plus aucun doute, je suis de retour dans l'étrange forêt où j'ai rencontré Kana la première fois.

Maintenant que j'y suis en tant qu'invité, et non en tant qu'intrus, je profite de la longue descente pour observer plus attentivement la flore. La lumière semble émaner de petits cristaux incrustés dans les troncs, donnant une teinte bleutée à toute la végétation. Cette dernière est également très particulière, ornée de motifs variés comme si quelqu'un avait pris soin de les dessiner sur chaque feuille.

– Tu peux descendre, me dit soudain Natsuki.

Trop absorbé par ce qui m'entoure, je n'ai même pas remarqué que les tremblements se sont arrêtés et que nous avons atteint le sol. Natsuki s'est déjà éloigné de quelques mètres et m'invite à le rejoindre. Je m'exécute, la bouche encore ouverte, et Natsuki claque à nouveau des doigts. Aussitôt, la plateforme d'herbe haute, qui n'a franchement rien à voir avec la végétation environnante, s'élève vers le ciel à une vitesse trois fois plus rapide que lors de la descente, portée par l'un de ces longs piliers de bois qui parsèment la forêt.

– Impressionnant, n'est-ce pas ?

– Alors c'est comme ça qu'elle m'a fait sortir de la forêt…

– Hein ?

Mon visage se fend d'un sourire exalté qui, à en croire celui de Natsuki, fait presque peur.

– C'est complètement fou ! C'est toi qui manipules ces arbres ? Comment ça fonctionne ? Et cette brume ? Et la lumière—

– Whoa, calme-toi, calme-toi.

Dévoré par ma curiosité, je n'ai pas remarqué que je tenais Natsuki par les épaules. Il se dégage de mon emprise avant de lâcher un soupire.

– Tu sais, je ne suis pas censé révéler ce genre d'informations à un étranger.

Je le supplie de la façon la plus polie que le vieux Tak m'a enseignée — un genou à terre, la tête baissée, les mains jointes en prières.

– S'il te plaît ! Je ne le dirai à personne ! Juré craché !

Visiblement flatté par cette démonstration de politesse à laquelle il ne doit pas être habitué, je vois l'hésitation grimper sur son visage.

– Aaaah, et puis zut ! Mère va encore me passer un savon. Allez, l'entrée n'est plus très loin, je t'expliquerai en chemin.

Je me relève comme un enfant à qui on a promis une friandise et cours le rejoindre en ouvrant grand mes oreilles.

– Selon une légende transmise chez nous, Varandir, le loup originel, serait né ici. C'est pourquoi on appelle cet endroit "la forêt de Varandir". Que ce soit vrai ou non, toujours est-il que le Mystra y est abondant. Résultat, la forêt forme un unique et complexe organisme vivant, doté d'une pensée propre et de mécanismes de défenses.

Je regarde autour de moi avec admiration.

Et dire que je suis passé par ici sans savoir qu'il s'agissait d'un lieu légendaire. Pas étonnant que Kana m'ait accueilli avec un couteau sous la gorge enfin, une brindille.

– Le brouillard que tu as vu tout à l'heure est conçu pour brouiller les esprits et forcer les voyageurs hasardeux à rebrousser chemin. Il est secrété automatiquement au sommet des arbres porteurs dès que quelqu'un approche, chaque pas provoquant une nouvelle éjection de fumée.

– Mais alors, comment as-tu réussi à le dissiper ?

– Lorsqu'on a été accepté par la forêt, elle nous laisse utiliser ses pouvoirs. Je ne peux pas te donner plus de détails, mais c'est le même principe pour notre descente ici. J'ai simplement emprunté la force de la forêt pour demander à un ancien de nous faire descendre, dit-il comme si c'était aussi simple que de prêter de l'argent à quelqu'un.

– Un ancien ?

– C'est comme ça qu'on appelle les arbres porteurs de la forêt. Ils la protègent en la camouflant avec leur épais feuillage. Grâce à cette couverture impénétrable, personne ne soupçonne l'existence de ce petit paradis, sauf nous, bien sûr, qui en avons hérité de nos ancêtres.

– C'est incroyable !

Je regarde la végétation de plus près et remarque que les symboles qui y sont gravés ressemblent beaucoup à ceux qu'on trouve en ville. Natsuki semble avoir remarqué l'objet de mon attention.

– Ces symboles sont d'autant plus présent dans la nature que le Mystra y est intense. Autrefois, ils foisonnaient sur tout le territoire d'Historia, mais le Mystra s'affaiblit de jour en jour, et seuls quelques lieux comme celui-ci ont été préservés. Les humains y ont vu des traces du passage de Varandir, et c'est pourquoi on retrouve des symboles similaires dans l'architecture des villes. C'est aussi pour cela que Varandir est souvent représenté avec ces sept symboles gravés dans son plumage.

– Quelle chance vous avez de vivre dans un endroit aussi extraordinaire !

– Tu n'as pas tort, mais cette forêt a aussi ses inconvénients. Comme tu l'as vu, le trajet jusqu'à Aragane est assez fatiguant. En automne, le sol se couvre de feuilles mortes, et il est facile de s'égarer. La dernière fois, il m'a fallu trois jours pour retrouver ma route. En hiver, le gibier se fait rare et les lacs sont gelés, nous obligeant à faire des provisions et à nous rationner. Au printemps, le gibier met du temps à revenir mais on peut se remettre à pêcher. Attention à ne pas tomber dans l'eau par contre, car elle est encore glaciale, dit-il en frissonnant, se rappelant visiblement un souvenir désagréable. Enfin, je suppose que la vie dans la nature n'a aucun secret pour toi.

Je hoche simplement la tête.

– Et ces pierres lumineuses dans les arbres ? Qu'est-ce que c'est ?

– Ce sont des pierres de Mystrite. Elles transforment l'énergie solaire absorbée au sommet des arbres en énergie lumineuse. Comme cette énergie met un certain temps à circuler dans les troncs avant d'être distribuée dans les pierres, la nuit tombe plus tard ici qu'à l'extérieur.

Je m'arrête pour regarder les pierres bleutées qui brillent de mille feux.

N'avait-il pas dit que la Mystrite était un matériau extrêmement rare qu'on ne trouve que dans les mines d'Aragane ? Je sens que je ne suis pas au bout de mes surprises.

– Ishizora !

Alors que j'essayais de remplacer mentalement chaque pierre bleue par cent mille brochettes de viandes, l'appel de mon nom me ramène à la réalité. Ravalant ma salive, je porte mon regard sur Natsuki qui, m'ayant devancé de quelques foulées, m'attend en dessous d'un portail rouge en bois.

– Je te souhaite la bienvenue à la Geika Shinzu !

Hormis son humble révérence qui me rappelle la façon dont il s'est présenté à moi lors de notre rencontre, son regard sérieux et l'intonation qu'il a insufflé à ces quelques mots me donnent l'impression qu'ils ont une signification bien plus profonde qu'il n'y paraît. En réalité, je commence à penser que derrière ses airs de comique et son regard allumé se cache une maturité bien plus grande qu'il ne le laisse penser.