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Chapter 11 - Colère authentique (Kana)

Pourquoi l'ai-je sauvé des loups déjà ? Rien ne m'y forçait. Si je l'avais laissé se faire dévorer, personne n'aurait jamais su qu'un intrus est parvenu jusqu'au Sylvheim alors que j'étais responsable de la barrière. Je suis sûre que Kéros et les autres se seraient fait un plaisir de le déguster. Quoiqu'il ait l'air un peu dur à mâcher…

– Kana !

Je quitte mes pensées en sursaut, avant de me rappeler que je suis agenouillée face à Mère qui s'apprête à me faire un sermon. Je serre les dents et m'excuse aussi poliment que me permet la boule de rage coincée dans ma gorge. Il y a déjà fort longtemps que cette dernière a élu domicile en moi, et elle ne m'a jamais quitté depuis. J'arrive parfois à oublier sa présence, mais dès que quelque chose m'irrite un tant soit peu, elle me serre à nouveau le larynx. Le simple fait d'avoir pu l'oublier me met alors dans un état de colère intense, et je finis toujours par perdre le contrôle. La seule exception est lorsque Mère me regarde de ses yeux transparents. Mon esprit redevient alors clair et je retrouve mes sens. Je n'ai bien sûr pas toujours été comme ça.

Tout a commencé ce jour-là !

Non, probablement avant déjà...

 – Je ne t'en veux pas particulièrement, alors pas besoin de te mettre dans tous tes états.

Une fois de plus, Mère a lu en moi comme dans un livre ouvert.

– Vous voulez dire que je ne vais pas être punie ?

– Je sais à quel point tu prends ta mission à cœur. Est-ce que je te donne l'impression d'une mère assez sévère pour punir ses enfants les plus zélés ?

– Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Excusez-moi, je suis juste confuse…

– Détends-toi, je te charrie juste, dit-elle, un sourire enfantin étirant ses lèvres.

Ce n'est pas tous les jours que je vois tel sourire sur le visage de Mère. Est-ce la venue d'un voyageur qui la met de si bonne humeur ?

– Mère, me permettez-vous une question, je demande en me levant pour la regarder en face.

– Tiens, pourquoi tant de sérieux tout à coup. Je t'en prie, parle mon enfant.

– Lui faites-vous vraiment confiance ?

– Tu parles du voyageur ? Douterais-tu de mes compétences ?

Son sourire disparaissant soudain, j'ai peur de l'avoir mise de mauvaise humeur avec ma question idiote.

Evidemment qu'elle lui fait confiance puisqu'elle a vu son âme et l'a invité à sa table. Mais quand même, un voyageur n'a rien à faire parmi nous. Nous que la société a rejetés. Cette famille est tout ce qu'il nous reste. Si je venais à tout perdre une nouvelle fois…

– Je comprends ton appréhension à laisser entrer parmi nous un potentiel danger, alors que notre survie est déjà si fragile.

– Alors—

– Mais n'oublies pas ceci mon enfant. Nous sommes les uniques responsables de cette fragilité. Nous avons choisi ce mode de vie, et nous nous devons de l'assumer. Dis-moi Kana, que penses-tu de ces nobles qui se terrent entre leurs murs et regardent de haut les paysans qui luttent tous les jours pour leur survie.

 – Je les hais. Mon sang continuera à bouillonner et mes mains n'auront de cesse de trembler tant que je ne les aurais pas tous étranglés, je réponds avec calme et honnêteté.

Ces mots ne m'ont pas été soufflés par la colère. Ils sont sortis de ma bouche aussi naturellement que des rafales de vent émergeant d'une brèche dans la montagne, brusques et acérés. Je m'attends à me faire réprimander par Mère pour ces paroles qui dépassent de loin les limites de la bienséance, mais elle ne sourcille pas.

– Maintenant dis-moi en quoi nous sommes différents de ces nobles, nous terrant indéfiniment dans cette forêt sans nous soucier du reste du monde dont nous sommes coupés.

– Quoi ?! Enfin… voyons, ça n'a rien à voir. Vous nous avez offert un lit où dormir, et une famille à protéger, à nous que le monde avait abandonné.

– C'est exact. C'est parce que j'ai ouvert mon esprit au monde extérieur que j'ai pu vous trouver et vous secourir à temps. Alors pourquoi cela te surprend-il que je souhaite venir en aide à un jeune homme qui a perdu son chemin.

Je balbutie un début de réplique, mais ne parviens pas à articuler d'arguments convaincants.

– Le monde vous a certes abandonnés une fois, mais ce n'est pas une raison pour abandonner le monde, Kana. J'espère du fond du cœur que le jour viendra où tu pourras pardonner celui-ci.

Pardonner ?! Comment pourrais-je ? Ce mot a disparu de mon vocabulaire depuis ce jour, le jour où j'ai tout perdu… ou plutôt, le jour où on m'a tout pris, où ils m'ont tout pris.

– Vous savez aussi bien que moi que c'est impossible, dis-je en serrant les poings à m'en faire saigner, vacillant sur la frontière de ma placidité.

– Rien n'est impossible à ceux qui ouvrent leur cœur. Mais laissons ces histoires de vengeances de côté pour l'instant. Ne penses-tu pas que tu reportes injustement ta haine sur ce jeune homme qui n'a pourtant rien à voir avec tes malheurs ?

– Je ne le hais pas spécialement…

Non, elle a sans doute raison. Aaaah ça m'énerve. Pourquoi les paroles de Mère sont-elles toujours aussi tranchantes d'exactitude. C'est comme si elle me connaissait mieux que moi-même. Non, c'est même sans doute le cas. Après tout je ne serai rien sans elle.

– Ou bien est-ce ceci, elle tourne la tête vers Sasha en consultation, les soucis d'une jeune fille amoureuse ?

Quoi ?! Mais qu'est-ce qu'elle raconte maintenant ?

– Il est vrai que ce genre de chose est de son âge, continue Sasha comme s'il s'agissait d'un diagnostic médical. J'ai toujours détesté cette façon de parler qu'elle a. Le cœur d'une adolescente est aussi impénétrable que la voie du Vahna.

– Nom d'une vipère cornue, vous délirez complètement !

Mince ! Je me suis emportée et j'ai même juré devant Mère !

– Tes joues sont aussi rouges que ta chevelure, Kana, dis Mère d'un ton amusé.

– Aurais-tu oublié ma capacité à lire les mensonges, rajoute Sasha sur le même ton neutre que d'habitude, rendant difficile de s'apercevoir qu'elle blague lorsqu'on n'est pas habitué.

– Pff, voulez-vous bien arrêter de vous moquer de moi ?

– Pardon, pardon, s'excuse Mère avec son sourire enfantin. Assez plaisanté. Si tu n'éprouves ni haine ni amour à son égard, tu ne verras pas d'inconvénient à lui montrer les lieux demain matin.

– Vous voulez dire que…

Sasha semble aussi confuse que moi, puis secoue la tête et soupire en résignation.

– Quoi ? Vous voyez un inconvénient à ce qu'il passe la nuit parmi nous ? Quel genre d'hôte serais-je si je laissais mon invité partir en pleine nuit.

– Enfin, Mère ! Il y a des limites à la confiance qu'on peut accorder à cet inconnu.

– Si, après avoir écouté son histoire, tu ne lui fais toujours pas confiance, alors veille sur lui cette nuit.

Aussi frustrant que ce soit, si Mère est décidée, je ne peux rien faire pour m'y opposer. Seule Sasha possède ce pouvoir, et elle semble résignée elle aussi. J'accepte d'une voix qui ne cache pas ce que j'en pense, et tourne les talons avant que Mère ne voie la veine qui gonfle sur mon front. Une fois le rideau traversé, je m'arrête pour savourer ma colère. Je ne me rappelle plus quand j'ai commencé à faire ça, mais c'est devenu une habitude. Chaque fois que je m'énerve, je me sens étrangement rassurée, comme si cette bouffée de chaleur familière m'envahissant de l'intérieur venait me prouver que je suis toujours moi-même. Bien que Mère m'ait recueillie dans ce foyer aimant où tout le monde fait semblant d'avoir une vie sans défauts, il n'y a qu'avec ma colère que je me sens vraiment chez moi. Elle qui fut ma seule compagne lorsque le monde m'a abandonnée, elle qui me donna la force de me battre pour rester en vie pour un jour assouvir ma vengeance, elle qui consume mes peurs et mes doutes, je ne peux qu'angoisser à l'idée qu'un jour elle se dissipe. Alors pour l'instant je respire, et je ressens cette chaleur me dévorer l'abdomen et remonter jusqu'à ma gorge.

Ma lame ne s'est pas encore émoussée.

– Était-ce vraiment une bonne idée de laisser Kana s'en occuper, me parvient la voix de Sasha étouffée à travers le rideau.

Je sais que ça ne se fait pas, mais j'aimerais moi aussi connaître le fond de la pensée de Mère, alors je reste cachée pour écouter.

Si cette femme pleine de mystères se confie à quelqu'un, il ne peut s'agir que de Sasha.

– Sa simple présence semble suffire à mettre Kana dans tous ses états, se justifie Sasha.

– C'est précisément pour cette raison que je souhaite la laisser s'en charger.

– Vous vous montrez parfois bien cruelle. Est-ce une sorte de punition pour l'affaire de tout à l'heure ?

– Comme je l'ai déjà dit, je n'ai aucunement l'intention de punir une enfant aussi appliquée.

– Dans ce cas pourquoi ? Tu aurais pu demander à Natsuki ou à Mai—

– Je veux que ce soit Kana. Cela fait maintenant six ans qu'elle vit parmi nous. Ne penses-tu pas qu'il serait grand temps qu'elle oublie comme les autres ?

QUOI ?! Elle veut me faire oublier ?! Je suis désolée, Mère, mais je ne suis pas aussi faible que tous les autres. Plutôt que d'oublier ma peine, je préfère la savourer.

– Le cas de Kana est… différent. Et quand bien même, je ne vois pas comment ce jeune homme pourrait lui offrir le salut que nous avons échoué à lui apporter.

– Comme tu le dis, aucun de nous n'a pu la sauver. Si ce jeune-homme parvient à éveiller quelque chose en elle, peut-être parviendra-t-il à souffler ses peines tel le vent balayant les feuilles d'automnes.

– Sans vouloir vous offenser, le vent d'automne annonce la venue du verglas. N'avez-vous pas peur que cela ait l'effet inverse ?

– Ton jugement est toujours réfléchi et sage, mais il faut parfois miser sur l'incertain lorsque la logique fait défaut.

– Le vôtre est toujours obscur et insensé, soupire Sasha, mais pour une raison qui m'échappe, il s'avère toujours meilleur que le mien, dit-elle une pointe de frustration dans la voix. J'aimerais voir un dixième de ce que vous voyez, mais je suis bien forcé de vous suivre les yeux bandés.

– La confiance que tu me portes me va droit au cœur.

– Si je puis me permettre une question, qu'avez-vous vu en regardant son âme ?

J'étais sur le point de partir, plus irritée que jamais, mais cette question retient mon attention comme du lierre enroulé autour de ma cheville.

Ai-je vraiment le droit de savoir ce que Mère voit à travers ses yeux transparents ? Elle n'en parle jamais, si bien que c'est devenu un sujet tabou parmi les membres de la Geika. Et puis pourquoi est-ce que ça m'intéresse pour commencer ? Peu importe de quoi son âme est faite, je ne peux pas faire confiance à un faiblard perdu et ignorant. Qui sait quel genre d'influence il a pu recevoir en ville.

– Tu veux savoir ce que j'ai vu dans son âme ? J'avale la boule dans ma gorge et rapproche autant que possible mon oreille du rideau. Une seconde !

– Quoi ? Que voulez-vous dire par là ?

– Ni plus ni moins que le sens de mes mots. Il y avait une seconde âme au-dessus de la sienne, veillant sur lui d'une lueur faible mais authentique.

Une deuxième âme ?! C'est tout bonnement impossible. Les humains se voient offrir une âme à la naissance, lui donnent forme et couleur durant leur vie, et la rendent lors de leur dernier souffle. Une seule incarnation ne peut posséder plus d'une âme à la fois.

– Mais enfin… c'est insensé ! S'exclame Sasha, m'ôtant les mots de la bouche.

– C'est pourtant ce que j'ai vu. Douterais-tu de mes yeux ?

– Vous savez bien que non… Je comprends maintenant pourquoi vous vous intéressez tant à ce jeune-homme.

– J'en connais une autre qui ne semble pas dénuée d'intérêt, dis soudain Mère d'une voix légèrement plus forte, assez pour que je l'entende clairement.

Je rougis de honte avant de m'élancer dans l'escalier à toute vitesse, le cœur battant.

Comment ai-je pu croire que je pouvais espionner Mère à son insu ?

Une fois dehors, je respire profondément pour calmer mes pensées.

A quoi bon y penser. Demain, il ne sera plus là.

De douces odeurs parviennent soudain à mes narines, finissant de m'apaiser. Mon estomac s'exprime alors avec plus de force qu'un nourrisson. Quand je m'énerve, la faim me dévore toujours, comme si mon feu intérieur consumait tout sur son passage.

Je passe à côté des cuisines et descend par le petit escalier qui mène à la salle à manger. Une fois le rideau en peau de gibier passé, je m'arrête pour observer la scène de vie qui se déroule devant mes yeux. Tout le monde est rassemblé autour de la table, s'esclaffant devant Ishizora qui joue avec les enfants.

Ou serait-il plus juste de dire que ce sont les enfants qui jouent avec Ishizora ?

Il court autour de la longue et unique table de bois qui comble la salle, une petite créature sous chaque bras, une agrippée à chaque jambe, une se tenant à sa nuque, et une assise sur sa tête, en profitant pour tirer sur ses cheveux. Les autres enfants attendent avec impatience de pouvoir faire un tour sur cette drôle de monture. Les spectateurs encouragent Ishizora en tapant des mains, Mai au premier rang.

Bon sang mais qu'est-ce qui leur prend à tous ? On croirait qu'ils l'ont déjà accepté ! Suis-je la seule personne ici à faire preuve de méfiance à son égard ? Même si c'est le cas, c'est beaucoup trop rapide. Ils ne le connaissent que depuis quelques minutes et il semble déjà faire partie de la famille.

– Tiens donc ? Qu'est-ce qui se passe ici ? Demande Mère en faisant son apparition dans la pièce, suivie par son ombre Sasha. C'est bien animé aujourd'hui, on entendait rire depuis l'extérieur.

Tout le monde s'arrête net, rendant le silence à la pièce, à l'exception de quelques gloussements cachés derrière un mur humain. Les gens s'écartent pour dévoiler à Mère la source du grabuge. Ishizora, n'ayant pas remarqué le changement soudain d'atmosphère, continue sa série de pompes, trois enfants assis sur son dos comptant celles-ci avec entrain. Mai lui chuchote quelque chose et il s'arrête au beau milieu d'une pompe à une main, laissant les enfants surpris que l'attraction s'arrête aussi soudainement. Mai fait descendre les enfants et Ishizora se relève pour faire face à Mère qui a déjà fait quelques pas dans sa direction.

Il a l'air bien pataud tout à coup. Bien fait pour lui, ça lui apprendra à agir comme s'il était chez lui…

– Je vois qu'ils se sont déjà bien entichés de toi, dit Mère en souriant chaudement. Il ne fallait pas vous arrêter pour moi voyons.

– Hahaha, au contraire, votre intervention m'a sauvée, répond Ishizora avec un sourire embarrassé. Ces enfants auraient vite fini par avoir raison de moi.

– Qu'est-ce que tu racontes, il en faut plus pour te fatiguer je me trompe ? Demande-t-elle en le dévisageant, tandis qu'Ishizora bégaie maladroitement.

L'atmosphère se détend, la foule retrouve sa bonne humeur et tout le monde rit à nouveau.

Mais qu'est-ce qu'ils ont à discuter joyeusement comme de vieux amis ? J'ai rarement vu Mère d'aussi bonne humeur. Et tous les autres aussi… ce n'est pas sous prétexte qu'il est un peu fort que

– Tu as quelque chose à dire, Kana ? Demande Mère comme si elle avait entendu mes pensées.

Je me rappelle qu'elle vient de me surprendre entrain d'écouter aux portes, et décide qu'il vaut mieux faire profil bas.

– Non, rien du tout Mère, dis-je avant de me fondre parmi les autres pour m'extraire à son champ de vision.

– LE REPAS EST PRÊT ! S'écrie soudain un homme depuis l'autre bout de la pièce, au bas de l'escalier menant aux cuisines.

L'homme se fige, perplexe, devant la scène qu'il vient d'interrompre, attirant sur lui tous les regards dans un silence pesant.

– Euuh, je dérange peut-être ?

– Merci Gustavio, répond Mère d'un ton rassurant.

– TOUT LE MONDE A TABLE, hurle un homme de la quarantaine à forte carrure.

Le brouhaha reprend son cours tandis que chacun cherche une place où s'asseoir. Mère s'étant assise à l'extrémité droite de la table et Ishizora à la gauche, je prends place au milieu. Mère discute gaiement avec les anciens, tandis que les plus jeunes se regroupent du côté d'Ishizora et rient de bon cœur. Je soupire de soulagement devant cette scène qui n'est pas bien différente de d'habitude.

Je ferai tout pour protéger ces sourires. Même si plus personne ne devait croire en moi, et même si je devais aller à l'encontre de leur volonté, je continuerai à veiller sur eux dans l'ombre.

De son côté, Ishizora raconte ses aventures dont les jeunes s'abreuvent avec infini intérêt.

– Et que s'est-il passé après ça ? Demande l'un d'eux.

– Il s'est avéré que la caverne dans laquelle je m'étais caché pour fuir le grizzlion était en réalité sa demeure. Je l'ai vraiment échappé de peu ce soir-là.

Le public est hilare, et Ishizora ne semble plus aussi tendu qu'à son arrivée.

Qu'est-ce qui peut bien les intéresser dans ces récits construits de toutes pièces ? Aucun humain n'aurait pu s'échapper d'une telle situation. Un grizzlion peut courir jusqu'à 70 km/h lorsqu'il est fâché. Ou peut-être en est-il capable, il s'agît de l'homme qui a failli échapper aux loups sacrés après tout… A quoi bon y réfléchir. Ce qui est sûr, c'est qu'il a dû naître sous une bonne étoile.

La nourriture arrive enfin, portée par Natsuki et l'équipe de cuisinier, accompagnés de quelques enfants autour de la dizaine qui se sont portés volontaires. Aujourd'hui, c'est ragout de daim.

Anissa et son équipe de chasseurs ont visiblement eu du succès ce matin.

En guise de végétaux et, en même temps, de décoration, la modeste pièce de viande plongée dans un bol de bouillon est surmontée d'une fleur de mubanda, dont ses pétales violets au goût amer lui valent un manque de succès certain auprès des enfants. Elle est cependant pleine de bons nutriments et fleurit jusqu'au plus sombre recoin de cette forêt.

 ∼ Bon sang, ils auraient au moins pu l'assaisonner.

Alors que je m'apprêtais à renoncer aux pétales pour jeter mon dévolu sur le morceau de viande juteux, j'entends les enfants s'étonner devant Ishizora qui dévore sa fleur à pleines dents, comme s'il s'agissait d'un morceau de pain.

– Tu n'es pas repoussé par le goût amer ?! Demande Mai avec admiration.

– Ah c'est amer ça ? Désolé, à force de manger tout ce que je trouvais d'assez mou pour être avalé, et après nombreuses expériences de mort approchées, j'en ai presque perdu le sens du goût, répond-il avec son air niais que j'exècre tant, faisant passer la nature d'Historia comme un jardin d'enfant où il fait bon vivre et où on ne risque rien même empoisonné ou affaiblit.

– J'ai du mal à croire que tu aies survécu tout ce temps dans la nature sans la moindre connaissance des plantes comestibles. Evite de chercher un gouter dans les environs parce que le tiers des plantes de la forêt te feraient soit perdre la raison, soit provoqueraient une hémorragie interne.

Eh bien, le courant a l'air de passer entre ces deux-là. Mai, ne me dis pas que… Non, c'est impossible.

Je mange mes pétales pour une raison évidente de fierté, et continue à écouter d'une seule oreille. Natsuki fait soudain son entrée en s'imposant sur le banc entre les deux tourtereaux, en se plaignant pour ne pas changer.

 – Tu rigoles j'espère ? Dire que je me suis donné tout ce mal en cuisine pour faire plaisir à mon nouvel ami… et il a des papilles dysfonctionnelles ?!

– C'est vrai que tu as donné de ta personne pour une fois, avoue Mai sous les hochements de tête approbateurs de Natsuki. Même un peu de sang.

Tous ceux qui ont entendu ces derniers mots scrutent leur bouillon comme s'ils y avaient trouvé une dent.

– Je ne vois pas de quoi tu parles, nie Natsuki en cachant sa main gauche sous la table.

– Ne t'en fais pas, tu sais ce qu'on dit… Qu'est-ce qu'on dit déjà, réfléchit Ishizora sous le regard impatient de Natsuki.

– Ce sont les sentiments qui comptent ? Propose Anissa, assise parmi les enfants.

– C'est ça ! Exactement ce que je voulais dire !

– Je reconnais bien là mon meilleur ami, s'exclame Natsuki tout émus. Toi tu sais parler aux hommes.

Les rires éclatent de plus belle, m'attaquant l'oreille gauche jusqu'à ce que Mère rétablisse, en quelques coups de cuillère, un silence reposant.

– Comme vous le savez déjà tous, nous avons un invité ce soir. Bien que cela n'arrive pas souvent au fond de ce trou douillet, j'aimerais que vous le traitiez comme l'un des notre jusqu'à son départ. Il vient avec des récits du monde extérieur dont nos ancêtres nous ont jadis confié la protection. Les plus âgés baissent la tête de honte, et les plus jeunes les imitent sans bien comprendre. Nous vivons une époque trouble, et tous ceux ayant foulé la ville savent que nombreux sont ceux qui ne nous portent pas dans leur cœur. Cependant, nous ne pouvons pas rester éternellement coupés du reste du monde. Pendant que nous restons prisonniers de cette forêt, relique du passé léguée par nos ancêtres, l'extérieur évolue à chaque instant. Si nous ne voulons pas devenir des reliques nous aussi, il est essentiel de rester informés de ce qui se passe hors de ces bois. Considérez donc les paroles de notre invité comme le meilleur des vins, et buvez-les de la même soif.

Après avoir levé son verre pour conclure son discours, tout le monde fait de même avec une excitation palpable. Venant d'être comparé à un baril de vin de cave en libre-service, Ishizora ne partage pas la même ferveur. Sollicité de droite et gauche, il répond à toutes sortes de questions et raconte son périple à un public que je ne croyais pas capable d'un tel silence, surtout de la part des enfants. Même les quelques lents mangeurs n'ayant pas encore blanchi leur assiette déposent les couverts pour ne pas rater une miette des six années de périple du jeune homme.

Six années ?!! Sans croiser ni village ni humain ?!

Un mensonge aussi grossier me donne envie de rigoler, mais puisque tout le monde semble garder son sérieux, je me retiens.

Mais enfin, comment peuvent-ils avaler pareilles salades ?! On ne parle pas d'un piquenique sur la pelouse d'un parc d'Aragane. Peu de personnes se risqueraient à passer une seule journée dans cette nature meurtrière, alors six ans ? C'est tout bonnement impossible. Quand je l'ai vu pour la première fois débouler dans notre prairie, je voyais qu'il revenait d'un long voyage, mais de là à penser que j'étais la première personne à qui il adresse la parole en six ans… Non, c'est un mensonge.

– J'ai bien croisé quelques brigands par-ci par-là, mais j'ai toujours fait en sorte de les éviter, dit-il avec sa nonchalance qui m'irrite de plus en plus.

– Je n'ai jamais entendu parler de brigands vivant à l'extérieur des murs, s'étonne une voix féminine à ma droite.

– Pour vivre dans la nature et faire son commerce de la capture des monstres, commence un homme du même côté de la table d'un ton sarcastique, ils doivent être au moins aussi dangereux que toi la fois où tu as voulu jouer à cache-cache avec les enfants et où tu les as cherchés toute la nuit alors qu'ils étaient rentrés dormir depuis belle lurette.

– Oh, Marco ! Tu m'avais promis de ne plus mentionner cet épisode !

Les rires éclatent à nouveau tout autour de la table, jusqu'aux lèvres d'Ishizora qui se sont complètement décrispées.

– Et avant ça ? Demande Mère.

– Avant ça ?

– Oui, avant de partir à l'aventure, où étais-tu ? Tu l'as bien commencé quelque part, ton périple.

– Bien sûr. Mais vous avez beau me demander, je ne sais pas trop comment vous répondre.

– Tu dois bien connaître le nom de ta ville d'origine, demande un homme à forte carrure assis à la droite de Mère.

– Une ville ?! Non, non, là d'où je viens, ce n'est pas un de ces océans de pierres blanches. Il s'agit plutôt d'une… hutte. C'est ça, une hutte ! Une petite hutte de bois perdue dans la forêt.

La surprise se lit sur tous les visages et se répand comme la rosée au matin. Parmi les murmures, je suis rassuré d'entendre le doute s'installer enfin chez certain. Pour faire face à ce doute, un nouvel avis émerge, selon lequel sa longue survie dans la nature fait sens s'il y a toujours vécu.

Justifier une ineptie par une autre… Ils sont décidément tombés bien bas.

– Alors comme ça tu as toujours vécu dans la nature ? Demande Mai pour mettre fin aux messes-basses.

– Non, je ne suis pas resté longtemps dans cette hutte. Un vieux monsieur m'y avait recueilli et a pris soin de moi pendant deux ans avant de quitter ce monde.

– Un vieux monsieur ?!

– Il ne m'a jamais appris son nom.

– Et avant ça ?

– Trou noir. Je ne me rappelle rien, avoue-t-il penaud. Le vieil homme a dit m'avoir trouvé au pied d'une falaise, salement amoché. Il m'a soigné et comme je ne me souvenais de rien, ni même de mon nom, il m'a nommé Ishizora, en référence à une pierre tombée du ciel.

Le silence s'installe et laisse planer un mélange de doute et de surprise.

Ça y est ! Il s'est enfin trahi. Avec ça, je doute que qui que ce soit autour de cette table continue de croire à ses balivernes. Je ne sais pas quel moyen il utilise pour tromper les yeux de Mère et Sasha, mais j'y vois clair dans son petit jeu. Je ne sais pas non plus pourquoi il essaye de s'attirer les bonnes grâces des Shinzuites, mais qu'il s'agisse d'un simple profiteur ou d'un danger potentiel, je ne tolérerai pas sa présence ici plus longtemps.

– Alors comme ça ton nom signifie gros boulet ?! Intervient Natsuki, balayant d'un souffle le doute accumulé dans la pièce pour le remplacer par des rires contagieux.

Seuls les anciens restent pensifs, conscients des maigres chances de survie d'un jeune garçon amnésique perdu au beau milieu de la nature d'Historia, avec pour seule compagnie un vieillard mourant.

Je ne peux plus rester les bras croisés.

– Si tu as bien vécu si longtemps dans la nature, je commence en élevant suffisamment la voix pour forcer tout le monde à m'écouter, tu dois savoir qu'elle grouille de monstres féroces qui s'attaquent à tout ce qui bouge, sans compter les espions de Techna et les soi-disant brigands que tu dis avoir si souvent rencontrés. Tu ne vas quand même pas nous faire croire qu'un gamin d'une douzaine d'années, amnésique de surcroît, et un vieillard au seuil de la mort ont pu survivre paisiblement dans un environnement aussi hostile ?

 ∼ Il a fallu que je hausse la voix, mais ça semble avoir fait son effet. Les sourires niais ont disparu et le silence est revenu. Les gens ont besoin de silence pour réfléchir, et le doute ne peut naître que de la réflexion. Ce que je fais est juste, la réflexion est toujours à privilégier.

– Tu as raison. Après ma chute, j'étais la plus faible des créatures. Incapable d'articuler un mot, et sans aucune connaissance. Je serais immanquablement mort dès ma première rencontre avec une créature de la forêt. Mais pour une raison qui m'échappe, aucune de ces créatures ne s'est jamais approchée de la hutte. Pour tout te dire, j'ai passé une année sans jamais avoir conscience du danger de la nature. Le vieil homme m'interdisait de m'éloigner, et a dédié ses journées à mon apprentissage du monde et des arts martiaux. Le langage m'est vite revenu, mais pour le reste, tout ce qu'il m'enseignait était nouveau, et ses connaissances de la nature semblaient infinies.

– Après un an, il a estimé que j'étais prêt à sortir et m'a emmené à ma première chasse. C'est ce jour-là que j'ai vu pour la première fois une créature sauvage. J'étais fasciné par une telle beauté pouvant faire preuve d'une telle force et cruauté. Mais avec le vieux monsieur à mes côtés, je ne me suis jamais senti menacé. Au contraire, les créatures étaient impuissantes face aux tactiques de chasse de mon mentor.

– Lorsqu'il m'a quitté, et que j'ai entamé mon périple, j'ai compris que tout ce qu'il m'avait enseigné pendant ces deux années n'avait qu'un seul but : préparer son départ. Il savait qu'il n'en avait plus pour longtemps et a tout fait pour que je sois capable de me débrouiller seul lorsque le moment viendrait. Pour le reste, c'est l'expérience qui me l'a appris. Je ne te dirai pas que je n'ai jamais été confronté à une situation dangereuse, et que je n'ai jamais failli y laisser la peau. Bien au contraire, c'était mon quotidien.

– Et pourquoi tu as continué sans abandonner ? Demande une petite voix d'enfant.

– Pourquoi… répète-t-il d'un ton confus tandis que son regard se perd dans le vide.

– C'est vrai, renchérit Mai, sans souvenirs de ton passé, tu ne devais pas avoir de raison de te battre toutes ces années. Normalement on ne survit pas à telle adversité sans une volonté de vivre exceptionnelle.

– C'est peut-être justement parce que je ne me souvenais de rien… Je ne pouvais me résoudre à mourir sans savoir qui je suis ni d'où je viens, et sans savoir si quelqu'un attendra mon retour toute sa vie en vain.

À sa voix hésitante et à son regard fuyant, je devine qu'il ne fait que jouer un rôle, récitant un argument soigneusement préparé. La vérité reste bien cachée à l'abri de ses lèvres pincées, et cela ne semble pas avoir échappé à Mère et Sasha, dont les yeux sensibles se plissent en un regard suspicieux.

– Au final, je pense que j'ai simplement eu de la chance, continue Ishizora pour clore la discussion avant que Mère ne perce son secret à jour.

– DE LA CHANCE ?! Je répète en me levant d'un bond, ma colère s'étant réveillée à seau d'eau froide et ne semblant pas pouvoir se rendormir de sitôt. Ce monde n'est pas assez tendre pour laisser vivre les gamins abandonnés, et ce, peu importe à quel point on est fort. Car à la fin de la partie, ce n'est jamais le plus fort qui l'emporte, ni même le plus rapide. Peu importe ses principes, ses efforts et sacrifices, en fin de compte, c'est toujours la cruauté qui triomphe. Si ce n'était pas le cas, aucun de nous ne serait ici. Rappelez-vous, bon sang ! Si nous en sommes tous là, est-ce parce que nous étions faibles ? Je demande en balayant l'assemblée du regard tandis que tous ont le menton baissé. C'est faux, vous le savez. Et ce n'est pas non plus parce que nous le méritions ! Nous avons simplement perdu en termes de cruauté face au monde, et ce n'est pas de la chance qui aurait pu y changer quoi que ce soit, aussi certain que je vous vois.

– Si nous vivons dans pareil endroit et baissons la tête devant les habitants de la ville, ce n'est en aucun cas parce que nous leur sommes inférieurs, mais parce que nous avons fui, comme des lâches ! nous nous sommes soustraits au monde et à son sadisme. Et maintenant, un gamin sorti de nulle part veut nous faire croire que la chance seule lui a permis de rester sain d'esprit dans un tel enfer pendant six ans, alors que même les plus forts d'entre nous ont fini brisés en bien moins de temps ? Ça ne vous fait rien de vous faire humilier de la sorte ? De vous faire dire que vous avez simplement manqué de "chance" ?

– Assez Kana, dis Mère calmement.

– Moi je ne peux leur pardonner. Ni au monde, ni aux gens comme lui qui…

– J'AI DIS ASSEZ !!

La voix de Mère résonne dans la pièce pendant un moment qui semble une éternité. Même si elle est parfois dure, il est rare de l'entendre ainsi hausser la voix. Je sais bien que je ne peux riposter seule, alors je balaie une fois de plus l'assemblée du regard, espérant que mon discours m'ait obtenu le soutien de certains, mais toutes les têtes restent baissées.

– Très bien. Si vous comptez continuer à faire semblant, je porterais votre rage à tous sur mes seules épaules. Mon verre est encore loin d'être plein, après tout… je murmure, presque pour moi-même, avant de quitter la table à grandes enjambées.

 

« Que de plus commode que la colère à sens unique. Sans s'encombrer de raison, ni de discernement, elle traverse lieux et saisons, jusqu'à l'heure du châtiment. Ceux qui la subissent sont rarement ceux qui la provoquent, et en sortir peut nécessiter plus de douleur que l'initial choc, mais tant qu'en ma poitrine elle perdure, jamais longtemps la peine ne dure. Née de père Violence et de mère Injustice, faites que sa puissance jamais ne tarisse. Car du monde froid qu'elle a engendré, seule sa chaleur peut dorénavant me protéger. Ah vraiment, que de plus commode que la colère authentique. »