Chereads / La douleur des souvenirs - Tome 1 (fr) / Chapter 12 - La fissure dans la pierre (Mai)

Chapter 12 - La fissure dans la pierre (Mai)

Les derniers mots de Kana avant son départ brutal ont laissé à table une aura pesante, allant de pair avec un silence tenace. N'osant même plus s'échanger de regards, la plupart fixent leur assiette vide en y dessinant des cercles avec leur fourchette. Les crises de colère de Kana ne sont pas si fréquentes, mais elles sont connues et craintes de tous les membres de la Geika. Après tout, si elle se met en colère, c'est également pour nous, et il est difficile de rester de marbre lorsqu'on se fait dire ses quatre vérités.

L'autre raison est que sa rage est si intense qu'elle en devient palpable, si bien que la température de la pièce semble augmenter et l'air se densifier. Une telle colère dans le corps d'une adolescente, ça ne doit pas être facile à porter. C'est pour cette raison que personne ici ne lui fera jamais de reproche. Non, on ne peut possiblement pas lui reprocher quoique ce soit, alors que c'est notre colère à tous qu'elle porte sur ses bien trop petites épaules. Si nous pouvons tous rire au quotidien, c'est parce que nos larmes coulent à travers ses yeux. Si nous pouvons oublier le passé et continuer à aller de l'avant, c'est parce qu'elle est là pour se rappeler. Et lorsque nous nous sommes nettoyés de tous nos maux, c'est dans le fleuve de sa colère qu'ils ont trouvé refuge, alimentant son désir ardent de vengeance.

Au fond de nous, nous lui sommes tous reconnaissant, alors quand elle s'énerve comme ça, on ne peut que se sentir coupable de lui faire porter le poids du monde à notre place. J'espère qu'un jour apparaîtra quelqu'un capable de partager ce poids avec elle, et de la laver de toutes ses souffrances.

– Est-ce que j'ai dit quelque chose de déplacé ? Demande le pauvre Ishizora avec une mine sincèrement dépitée. Si c'est le cas je suis vraiment navré. Je n'ai pas vu d'êtres humains pendant si longtemps… en arrivant ici j'ai pensé que, peut-être, je pourrais même me faire des amis… J'ai oublié l'espace d'un instant que je ne suis qu'un visiteur qui ne connais rien à rien, et j'ai fini par blesser l'une des vôtres.

Il regarde autour de lui, à la recherche de quelqu'un qui lui prouvera le contraire, mais tous ceux qui l'avaient pourtant accepté à bras ouverts quelques instants plus tôt, demeurent hermétiquement fermés sous d'épaisses carapaces, ce qui réveille en moi un sentiment de honte intense.

– Je n'ai pas ma place ici parmi vous. Je vais m'en aller sur le champ, dit-il finalement en se levant, puisque personne ne semble l'en empêcher.

Pourquoi faut-il que ça se termine ainsi ? Ce n'est pourtant pas sa faute… Si, en un sens, ça l'est, mais lui aussi est une victime dans cette histoire. Je ne peux accepter qu'il s'en aille ainsi !

– Ishizora—

– Reste ! Je t'en prie, supplie Mère en me coupant l'herbe sous le pied, alors que je m'étais levée en un bond avec l'intention de faire barrage de mon corps si les mots ne suffisaient à le convaincre. Nous sommes tous un peu fatigués, aussi je te prie de nous pardonner, à nous et à ma fille. Je te promets qu'elle n'a rien de personnel contre toi. Seulement… notre famille est un peu compliquée… et elle s'est mise en tête qu'elle devait porter toutes les responsabilités à elle seule. Puisque ce n'est pas la première fois que tu la rencontre, tu dois avoir remarqué son côté borné. Alors parfois elle craque… Je suis convaincue que demain tout ira mieux.

– Demain ? Répète-t-il perplexe.

– Quel genre d'hôte serais-je si je laissais mon invité s'en aller au beau milieu de la nuit. Je sais que ce n'est pas très convenable de te demander ça après t'avoir fait subir telle épreuve, mais accepterai-tu de rester parmi nous le temps d'une nuit ? Si tu n'y vois pas d'inconvénients, j'aimerais continuer la discussion en tête à tête demain matin. Tu seras ensuite libre de partir où bon te semble. Qu'en dis-tu ?

J'ai rarement vu Mère se courber en autant de politesses. Pour qu'elle le supplie à ce point, c'est que quelque chose en lui l'intéresse. Mère, tu ne penserais quand même pas que…

– Natsuki ! Peux-tu te charger de le guider au dortoir et de lui préparer un lit ?

– Entendu ! Acquiesce Natsuki avec plus de sérieux qu'il n'en est capable.

– Si vous insistez tant, ce serait mal poli de refuser votre gentillesse, accepte finalement Ishizora, à l'agréable surprise de chacun qui retrouve le sourire. Je serais heureux de passer la nuit en ces lieux, avant de reprendre la route demain matin.

Ses derniers mots posent cependant un froid sur les lèvres en pleine éclosion, surtout sur celles des enfants qui se sont déjà bien entichés de lui.

– Monsieur, tu vas t'en aller ? Demande une petite voix en tirant sur la manche d'Ishizora.

– Tout comme la vie, mon voyage continue, dis Ishizora en s'abaissant à la hauteur de son interlocuteur, un sourire chaleureux aux lèvres. Et le vôtre aussi. Nos chemins se séparent peut-être, mais il ne s'agit que d'un embranchement. Et si mes six années de survie dans la nature m'ont appris une chose, c'est que la vie est faite d'une infinité d'embranchements, et qu'on ne peut jamais prévoir où nos décisions nous mènent. Alors qui sait, on se reverra peut-être un jour. Et ce jour-là, j'aurais dix fois plus d'histoires amusantes à raconter.

En réponse à ce discours touchant qui était peut-être trop dur à comprendre pour un enfant en bas âge, ce dernier saute au coup d'Ishizora, dont la surprise se lit sur son visage en grosses lettres tandis que ces yeux s'humidifient.

C'est peut-être le premier geste d'affection qu'il reçoit en six années après tout.

– Eéé ! Qu'est-ce que tu fais à mon pote, interviens Natsuki en arrachant l'enfant à Ishizora. Il a peut-être l'air d'un dur à cuire, mais il a un cœur sensible. Tu vas finir par me le briser si tu le câline autant.

En réponse à la légendaire indélicatesse de Natsuki, l'enfant se met à pleurer pour de bon, au grand embarras de ce dernier qui essaye en vain de le calmer. Anissa finit par intervenir et arracher le pauvre enfant des mains de Natsuki, non sans jeter un regard noir à ce dernier.

– Bah quoi, qu'est-ce que j'ai fait ? Demande Natsuki sans une once de culpabilité.

C'est alors que j'entends un son pour la toute première fois.

Un son qui fait vibrer mon cœur et s'étirer mes lèvres, comme par automatisme. Je réalise rapidement que je ne suis pas la seule à subir ces étranges symptômes, puisque tout le monde dans la pièce reste sans voix, l'iris tremblant, et le sourire aux lèvres, devant ce qui est peut-être le premier rire sincère du voyageur solitaire.

Celui qui jusqu'alors n'avait pas connaissance de la chaleur humaine, rayonne maintenant tel un brasier ardent, inondant la pièce d'une douce chaleur n'ayant rien à voir avec celle qui régnait un instant plus tôt. Je dirais même qu'elle est… rafraichissante. Sans doute par un souci de préserver cette fraîcheur, tout le monde fournit des efforts visibles pour ne pas se laisser emporter, laissant la voix d'Ishizora seule emplir la pièce de son écho puissant.

C'est probablement la première fois qu'il se détend réellement en six ans.

Rien que d'y penser me fait froid dans le dos. Lorsque Natsuki, comme à son habitude, déchire le voile avec un commentaire pince-sans-rire sur la faculté d'un homme des grottes à rigoler comme les autres, les rires débordent partout autour de la table comme un barrage venant de craquer. Il est impossible de ne pas se laisser emporter par ce fou-rire collectif qui n'est jamais que le contre coup de la tension qui régnait dans la pièce quelques minutes auparavant. une hilarité aussi sincère ne peut naître que dans un esprit de solidarité et de confiance mutuelle, ce qui me renforce dans mon idée que la place de cet homme un peu maladroit est parmi nous.

Ici, dans le Sylvheim.

N'a-t-il pas déjà suffisamment erré dans la solitude ? N'est-il pas temps pour lui de connaître les joies et peines de la vie en communauté ? Il faut absolument que j'en parle à Mère ce soir, avant que ce soit trop tard.

Lorsque les rires cessent enfin, Ishizora s'excuse pour cause de fatigue avant de s'en aller avec Natsuki en direction des dortoirs. Les enfants font de même et les responsables de la vaisselle disparaissent avec les assiettes tandis que je reste pensive, ressassant les récits extraordinaires de l'aventurier amnésique. Très vite, je me retrouve seule avec le groupe des anciens qui siègent toujours à l'autre bout de la table.

– Es-tu sûre que c'est une bonne idée de laisser ces deux-là ensemble ? Demande Ram, le forgeron de la famille, à l'intention de Mère.

– Je comprends tes craintes, mais il faudra bien qu'elle aille de l'avant un jour.

Il semblerait qu'ils discutent d'Ishizora et Kana, mais je ne suis pas sûre d'être censée écouter une telle conversation… Auraient-ils oublié ma présence pendant que mon esprit vagabondait ? Oh et puis ce sont eux qui ont abordé le sujet en ma présence, ils ne pourront pas me blâmer plus tard.

– En espérant que ça ne la fasse pas aller en arrière… rétorque Ram.

– Lorsqu'on est dos au mur, on ne peut qu'avancer, répond Mère avec son habituel sens de l'évidence. Seulement parfois il faut quelques secousses pour parvenir à faire le premier pas.

– Quelques secousses… répète Ram d'un air pensif et faussement amusé.

– Sinon, vous y croyez à son histoire ? Demande Sasha pour changer de sujet, puisque rien n'est plus hermétique qu'un débat où Mère a déjà une opinion. Il n'avait pas l'air de mentir, mais ma capacité à lire les mensonges n'est pas absolue, et je trouve ça plutôt difficile à avaler.

– C'est vrai que si le monde était assez doux pour qu'un adolescent puisse survivre six ans tout seul dans la nature, on n'aurait pas besoin de se cacher derrière une barrière magique, admet Ram en un long soupir. Et ça, Kana l'a bien compris. De plus, la mémoire n'est pas quelque chose qui s'efface du jour au lendemain sans laisser de trace. En six ans, il devrait s'être rappelé quelque chose, au moins son nom ou celui d'un membre de sa famille.

– Il y a certaines choses dont on préfèrerait ne pas se rappeler, répond Mère. Qui peut comprendre ça mieux que nous ? Quant à sa longue survie dans la nature, je pense qu'il n'est simplement pas conscient qu'il n'a jamais été seul.

– Que veux-tu dire par là ? S'étonne Ram.

– Tu veux parler de ce que tes yeux t'ont dévoilés tout à l'heure ? Soupçonne Sasha, le silence de Mère lui apportant confirmation. La seconde âme…

Comment ? C'est quoi cette histoire de deuxième âme ? Et pourquoi est-ce qu'ils parlent de sujets aussi tabous en ma présence ? Hormis Sasha et peut-être Ram, Mère ne parle jamais de ses visions à qui que ce soit. N'ont-ils réellement pas remarqué que je suis toujours là ? Ma présence est-elle aussi facile à ignorer ?! Je voulais supplier Mère de le laisser rejoindre la Geika, mais impossible de les interrompre… Je ferais sans doute mieux de m'éclipser discrètement avant que des informations encore plus sensibles ne s'échappent.

– Une deuxième âme ?! S'étonne Ram, visiblement pas mis au courant, tandis que je me lève discrètement de table pour me diriger vers les cuisines.

– Il n'y a pas que ça, avoue Mère alors que je suis à deux pas de la sortie.

Ooh et puis zut. C'est très certainement quelque chose que je ne suis pas sensée savoir, mais maintenant que j'en sais déjà plus que je ne devrais, si je n'écoute pas jusqu'au bout, je n'arriverai jamais à trouver le sommeil cette nuit. Voilà, c'est pour préserver mon sommeil. Je ne fais rien de mal. Non, rien de mal.

– Que veux-tu dire par là ?

– Ce n'est qu'une impression, mais… les esprits semblent beaucoup l'apprécier.

– C'est donc ça le halo lumineux qui l'entourait ? S'exclame Sasha. J'ai cru que je devenais folle.

– Un halo ? Répète Ram, perplexe. Je n'ai rien vu d'aussi extravagant moi.

– Ta vue fait encore obstacle à ton don, explique Mère à l'intention de Sasha, ainsi tu ne distingues pas clairement les entités spirituelles. Seulement l'énergie qui s'en échappe. Si tu pouvais voir à travers mes yeux, tu aurais vu une douzaine de minuscules petits êtres bienveillants orbiter autour de lui.

– J'te jure, soupire Ram en cherchant son verre de la main. À force de vous écouter toutes les deux, je vais finir par croire que c'est moi qui suis bizarre pour avoir des yeux qui ne voient que ce qui se voit.

– Est-ce que c'est lié à la présence de sa deuxième âme ? Demande Sasha avec curiosité, ignorant le grincheux.

– Ça je ne peux le dire… mais ce qui est sûr, c'est que ça pique ma curiosité. J'espère en apprendre plus sur lui demain.

Je termine mon ascension jusqu'aux cuisines d'un pas accéléré par le sentiment de culpabilité. Après avoir souhaité bonne nuit aux chargés de vaisselle qui finissent tout juste, je sors respirer un bon bol d'air frais pour apaiser mes pensées.

Tout compte fait, je ne pense pas pouvoir trouver le sommeil de sitôt. Et si je faisais une petite promenade ?

Depuis le Sylvheim, un chemin discret et méconnu s'enfonce sur une trentaine de mètres dans la forêt avant de déboucher sur une minuscule plage face à l'océan lacté—comme on l'appelle en raison de sa surface lisse comme de l'huile à perte de vue. En m'y dirigeant, je repense à la conversation que je viens de surprendre.

Je savais que Clarence pouvait voir les âmes, mais je croyais aussi savoir que un humain est égal à une âme. Lorsqu'un être vivant meurt, son âme ne pouvant plus subsister dans un corps dénué de vie se met à la recherche d'un nouveau-né pour se réincarner, ainsi les hôtes se succèdent mais jamais une âme ne flétris, et le cycle des réincarnations continue. Si une âme décidait de ne pas se réincarnerà supposer que la volonté d'un homme se situe bien dans son âmeelle briserait ainsi le cycle, et par conséquent, les lois de la nature… Et puis, un corps peut-il réellement abriter deux âmes à la fois ? C'est aberrant. Et il y avait cette histoire d'esprits aussi… Aaaaah je vais devenir folle si je continue à y penser.

– Mais qui es-tu donc, voyageur mystérieux… dis-je à voix haute en arrivant sur le rivage.

Mes yeux suivent la trainée d'argent que dépose la lune sur la surface d'eau huileuse qui s'étend à perte de vue, lorsqu'une anomalie dans le paysage attire mon attention. Il y a quelqu'un, assis sur le sable, les pieds dans l'eau. En regardant un peu mieux, et en réfléchissant aux personnes susceptibles de se trouver ici à pareille heure, il est évident qu'il s'agit de Kana. Elle était si immobile que je l'avais d'abord prise pour une partie du paysage.

Je ne comptais pas spécialement discuter avec quelqu'un, encore moins avec Kana, mais elle a l'air de s'être calmée. Et puis, moi aussi, j'ai envie de tremper les pieds.

– Tu es venue me raisonner ? Demande-t-elle calmement lorsque je m'installe à côté, ni trop proche ni trop loin.

– Quoi ? Non, pas du tout—

– Ne te fatigue pas. Je sais déjà ce que tu vas dire.

– Ah bon ? Je n'avais pourtant pas l'intention de dire quoi que ce soit…

– Toi aussi tu penses que je redirige ma colère injustement sur lui, n'est-ce pas ?

Oh zut, je voulais juste profiter paisiblement des rayons de lune moi…

– Tu sais bien que je ne suis pas en position de te dire contre qui tu dois diriger ta colère, Kana. Je n'en ai pas le droit… Personne ne l'a. Mais si tu me laisses être tout à fait honnête avec toi, je pense que le haïr et se méfier de lui sont deux choses différentes. Selon moi, ce garçon a sa place parmi nous. Tu as dû le sentir toi aussi.

– Tu as raison… répond-elle en un long soupir. Bien qu'il m'ait fallu une heure à fixer l'horizon pour en venir à cette conclusion.

Je ne l'ai jamais vue avoir le moral aussi bas. Je suppose qu'elle se sent coupable pour tout à l'heure, mais qu'elle n'arrive pas pour autant à se dire qu'elle avait tort.

– Il s'est parfaitement intégré dans la Geika en l'espace d'une soirée, continue-t-elle, chose que je n'ai pu accomplir durant toutes ces années.

– Mais enfin, Kana, qu'est-ce que tu racontes ? Tout le monde ici t'aime et t'accepte comme tu es.

– Ne confonds pas respect avec simple pitié.

Mes lèvres se détachent en réponse à la froideur de ces mots qui m'ont fait l'effet d'une gifle au visage, mais aucune phrase ne me vient pour les contredire, ce qui m'énerve contre moi-même.

– Tu crois que je n'ai pas remarqué les yeux avec lesquels vous me regardez ? Je peux m'énerver autant que je veux et vous dire les pires atrocités, aucun de vous ne me reprochera jamais rien. Vous m'êtes même… reconnaissant ! Certes, j'ai pris sur moi toutes vos peines et vos idées noires. J'ai tout dévoré sans en laisser une miette, tout ça pour devenir un être infâme, sans foi ni loi. Vous vous trompez si vous pensez vous être déchargés de votre colère sur moi, car c'est moi qui ai choisis de l'endosser. Pour me renforcer, pour devenir aussi dur que le granit, pour ne plus jamais perdre face à la cruauté du monde.

Un être infâme ? Kana ? Mais enfin comment peut-elle avoir une aussi basse opinion d'elle-même ?

– Tout ça je l'ai fait pour moi, tout comme je l'ai fait pour vous. Pour moi parce que j'en veux à celle qui était trop faible pour se battre lorsqu'elle en avait le plus besoin. La colère me donne un sentiment de puissance qui me rassure et me permet de me pardonner en me disant : « Tu étais simplement trop jeune à l'époque, tes épaules trop frêles. Mais aujourd'hui, tu ne laisserais pas la même tragédie se répéter ». Dit-elle en tenant sa main devant ses yeux. Et enfin pour vous parce que je veux pouvoir vous protéger. Je me fiche de ce que vous pensez de moi, tant que je peux combattre à votre place, tout comme de nombreuses personnes se sont battues à ma place auparavant.

Ce sentiment, je ne le comprends que trop bien. Nous souhaitons tous nous protéger mutuellement, alors pourquoi faut-il qu'elle soit la seule à se battre ? Elle dont la vie fut un long combat, ne mérite-t-elle pas un peu de repos ?

– Seulement, Mai, penses-tu que c'est facile de continuer à porter ce poids sans jamais pardonner, tandis que moi-même ne cesse de me faire pardonner ? Je sais bien que vous ne pensez pas à mal, mais votre empathie est pour moi le plus virulent des poisons. Elle érode les murs que je me suis efforcée de bâtir, fait fondre la roche que j'ai sculptée à mon image. En fin de compte, ceux pour qui j'ai cherché à obtenir de la force sont également ceux qui m'affaiblissent.

Elle me prend de court avec sa dépression soudaine, et j'ai besoin de temps pour trouver les mots justes, temps pendant lequel nos oreilles sont bercées par le silencieux clapot de l'océan étoilé. Illuminé par les astres, le visage de Kana reste toujours aussi impassible. Et pourtant, sur ce masque aride, quelque chose est différent de d'habitude. Ce n'est qu'une impression, bien sûr, puisqu'il ne s'agit pas de quelque chose de visible, comme une tache ou une erreur de motif. Non, c'est plutôt comme une fissure dans la roche, si fine qu'on croirait qu'elle n'existe pas si elle n'était pas trahie par la fragilité qu'elle engendre.

Si dure soit la pierre, sous l'assaut du temps, elle devient sable.

– Tu as combattu de nombreux adversaires dans ta vie, Kana. Bien plus que nul d'entre nous. Mais s'il y a un adversaire qui, de par sa nature, ne peux être vaincu seul, c'est bien soi-même. Tu sais quelle est la différence entre toi et les autres Shinzuites ? Et la raison pour laquelle tu te sens comme une étrangère ici ? Ce n'est pas parce que nous avons oublié, loin de là. Personne n'en parle, mais les cauchemars ne sont pas du genre à disparaitre aussi facilement. Seulement, Kana, quand nous avons un poids sur le cœur, le moindre malaise qui nous ronge de l'intérieur, nous le partageons. C'est toi-même qui te maintiens à l'écart en refusant de t'ouvrir à nous.

– Et qu'est-ce que ça changerait, que je déballe ce que j'ai sur le cœur tout à coup, que je prononce les mots que je n'ai jamais osé dire, que je verse les larmes qui n'ont jamais coulées. Personne ici ne peut comprendre, et ce n'est pas ça qui ramènera les morts à la vie, dit-elle toujours avec le même regard vide d'émotion et de larmes, tel une rivière gelée.

– Tu as peut-être raison. Aucun Shinzui ne serait amène de te comprendre. Ce qui ne laisse plus qu'un seul candidat.

– Quoi, tu veux parler de ce voyageur amnésique ? Elle me regarde d'un air aberré, et j'acquiesce d'un regard. Pfff, j'ai du mal à savoir si tu essayes de me faire rire ou de me remettre en colère… Il est comme un bébé qui vient de naitre, que pourrait-il comprendre à la cruauté de l'Homme.

– On dit bien que la vérité sort de la bouche des enfants. S'il y a une personne ici capable de te dire tes quatre vérités sans ménagement, ça ne peut être que lui.

– Comme toujours, tu racontes n'importe quoi… C'est le clair de lune qui te tape sur le système ?

Au contraire, baigné dans cette douce lumière, j'ai l'impression de n'avoir jamais eu les idées aussi claires. Il semble que même Kana ne soit pas insensible à la chaleur lunaire. L'air plus apaisée que je ne l'ai jamais vue, même ses répliques cinglantes sont dénuées de leur habituelle âpreté. Plus important, son visage que j'ai toujours vu aussi tendu que la corde d'un arc, semble maintenant aussi doux que la surface aqueuse qui l'illumine, et la fragilité transparente qui s'en dégage éroderait sans mal la plus solide des roches. Face à une beauté aussi sauvage, je ne peux m'empêcher de penser une chose que je n'aurais jamais cru penser un jour.

Si j'étais un homme, je serais assurément tombé amoureux.

Alors que je me surprends de mes propres pensées, quelque chose d'encore plus surprenant me coupe le souffle net. Sans un regard ni avertissement, la tête de Kana tombe comme une pierre sur mes cuisses.

Mais quelle mouche a bien pu la piquer ?!

Il s'ensuit un moment de silence complice, où le temps se fige, et où les mots n'ont plus leur place. J'en profite pour observer son visage de profil, plus particulièrement son nez fin légèrement retroussé, ainsi que son lobe d'oreille, habituellement dissimulé derrière sa tignasse couleur flamme dans laquelle ma main se fraye à présent un chemin. Pour la première fois, la jeune fille qui me fait face ne m'apparaît pas comme un monstre effrayant, ni comme une pauvre victime méritant ma pitié, mais comme une simple adolescente, jeune et fougueuse, dont le cœur fragile aspire à la joie et la liberté.

– Je suis fatiguée, dit-elle soudain d'une voix faible, mais nette.

Ma main se fige un instant, avant de reprendre son va-et-vient entre les douces flammes sur lesquelles miroitent la froideur lunaire.

– Repose-toi pour l'instant. Tout finira par s'arranger… Je te le promets.