Anticipant l'impact de la lumière solide, je place mes mains devant mes yeux pour éviter d'être ébloui. Lorsque je les retire doucement, je suis surpris de constater que la lumière, bien qu'omniprésente, n'est pas aveuglante. Deux immenses brasiers brûlent de part et d'autre de la vaste pièce circulaire, personne ne semblant s'inquiéter que le toit végétal ne prenne feu. Le sol fait de pierres grossièrement lissées s'ouvre devant moi pour laisser la place à un bassin qui s'étend d'un côté de la pièce à l'autre. Ce dernier étant juste assez large pour ne pas pouvoir l'enjamber, un petit pont en bois courbé permet de le traverser. Des poissons colorés que je n'ai encore jamais vus se prélassent dans ce maigre volume d'eau, continuant leur pèlerinage inlassablement, comme s'ils n'avaient pas conscience d'être emprisonnés. Des portraits sont disposés tout au long des murs, séparés par des gravures représentant les sept symboles qui ornent les ailes du soi-disant loup légendaire.
– Il semble que la barrière soit toujours intacte. Pardon de vous avoir inquiéter pour rien.
Surpris de reconnaitre cette voix, je porte mon regard vers le centre de la pièce, au-delà du pont de bois. Agenouillée à égale distance des deux brasiers, un troisième recouvrant ses épaules d'un voile vermillon que je reconnaitrais parmi mille, la fille qui trouble mes nuits me fait dos.
∼ Il n'y a rien d'étonnant, elle habite dans cette forêt aussi après tout.
– Ce n'est rien. Mieux vaut être trop prudent que pas assez, mais l'excès de zèle nuit à la santé, répond une femme d'âge mûr qui fait face à Kana.
Cette dernière — probablement la "Mère" dont j'ai tant entendu parler — est assise tout au bout de la pièce, sur un trône qui n'en a l'appellation que par sa position privilégiée — ce n'est certes pas n'importe quelle chaise en bois, mais aucune comparaison n'est possible avec celui de la Geika Izar. La femme au crâne luisant semble plus grande que la moyenne, sa figure élancée se devinant à travers ses amples vêtements orange qui, tout comme son trône, se veulent sans arrogance. Ses pupilles blanches encerclées d'iris bleu clair lui donnent un air d'aveugle qui voit tout. Je n'avais jamais vu de tels yeux auparavant, mais trop les regarder me met mal à l'aise, comme si à chaque fois que ma conscience y plongeait, quelque chose en moi se faisait aspirer par ces billes immaculées. Elle ne semble pas encore avoir remarqué ma présence, ou du moins, elle le feint très bien.
∼ Peut-être est-elle réellement aveugle ?
Elle fixe son interlocutrice avec un visage chaleureux mais sans excès, le moindre changement d'angle aux extrémités de ses lèvres pouvant le rendre soudain aussi sévère que le plus froid des hivers.
– Tu es exemptée d'entraînement demain matin, alors profites-en pour te reposer un peu, ordonne-t-elle plus qu'elle ne suggère.
En dehors des deux protagonistes, les seules personnes présentes dans l'immense pièce sont moi, Mai, et une autre femme d'âge mûr dont la présence est si discrète que je ne l'avais pas du tout remarquée jusqu'à présent — et encore, je considère toujours la possibilité qu'il s'agisse d'un mirage orchestré par les flammes acrobates. Complètement immobile, elle se tient pourtant à quelques mètres à peine de la chef des lieux, faisant face à la scène avec un sérieux qui me semble disproportionné pour une simple invitation à prendre du repos. Ses cheveux raides forment un rideau violet qui s'arrête juste avant de toucher ses épaules et qui découpe son visage en diagonale, projetant une ombre sur son unique œil visible qui ne cligne jamais. Aucun détail ne semble échapper à son regard cyclope, et il ne faut pas longtemps avant qu'elle ne remarque notre présence. Aussi surpris que si j'avais vu une statue bouger, j'observe avec appréhension la femme de taille moyenne s'approcher du trône avant de s'abaisser pour murmurer à l'oreille de la maîtresse de maison.
– Si je puis me permettre, je suis parfaitement en état d'assister à l'entraînement de demain, et je serais fort contrariée d'être laissée derrière pendant que tous les autres se démènent, répond Kana sans chercher à habiller sa désapprobation.
La "Mère" projette ses yeux incolore droit dans les miens, et mon instinct me fait reculer d'un pas, puis son assistante se redresse et elle reporte son attention sur Kana.
– Fais ce qu'il te plaira. Je t'ai donné du temps libre, à toi de décider ce que tu en fais, soupire-t-elle, consciente que son autorité ne parviendra pas à faire ployer une élève aussi zélée. De toute façon, même si je t'interdisais l'accès à l'entraînement, tu finirais par t'exercer seule dans la forêt.
– Mère, je vous remercie pour votre compréhension.
– Plus important, il semble que notre invité soit finalement arrivé, annonce-t-elle en regardant de nouveau dans ma direction.
∼ Elle n'est peut-être pas aveugle finalement.
– Notre invité, répète Kana avec incompréhension avant de se relever en pivotant à cent-quatre-vingts degrés.
– Salut, lui dis-je simplement avec un sourire nerveux.
Pendant quelques secondes, ses lèvres demeurent fermées, tandis que ses yeux, eux, sont grand ouverts.
– ENCORE TOI !?!?
– Et oui… Si je ne croyais pas au destin, maintenant, c'est le cas.
– Kana, tu connais cet homme ? Demande la matriarche sans pour autant me quitter du regard.
– Euhm… oui, enfin non. Je l'ai rencontré en ville. Oui, hier, en faisant les courses. Je ne l'avais jamais vu avant, ment-elle d'une voix paniquée.
– Tu n'aurais quand même pas oublié ma faculté à lire les mensonges jeune fille, intervient la femme à la frange oblique.
– Kana ?
La chef des lieux se penche sur son siège et son regard envoutant me quitte enfin pour se poser sur Kana. Cette dernière s'agite nerveusement, mal à l'aise sous ces yeux aveugles qui vous déshabillent, espionnant votre contenu en faisant fi du contenant. Je me sens désolé pour Kana, mais je suis soulagé de ne plus être la cible de ces deux perles immaculées.
– D'accord, il est possible que je l'ai croisé par hasard avant-hier dans la forêt, finit-elle par avouer.
– COMMENT ! S'exclame la femme en se levant de son trône.
Peut-être est-ce mon imagination, mais il m'a semblé que les brasiers ont gagné en intensité l'espace d'un instant.
– Il était poursuivis par les loups sacrés, et il a tout à coup déboulé dans la prairie. Je-je l'ai simplement fait sortir d'ici en lui bandant les–
– Assez !
Devant une telle autorité, même le plus sauvage des fauves s'accroupirait la tête baissée, et c'est ce que fait Kana sans tarder. La femme se rassit en soupirant.
– Je comprends mieux ton inquiétude vis-à-vis de la barrière. Enfin, ce qui est fait est fait. Si ce jeune homme est parvenu à rentrer malgré la barrière et les gardiens, qui sait, c'était peut-être le destin.
– Si je puis me permettre, je ne pense vraiment pas que cet homme soit–
– En revanche, coupe-t-elle Kana dans son élan, le fait que tu ais jugé bon de ne pas m'avertir de l'intrusion d'un étranger dans le Sylvheim mérite une petite discussion.
– Mais–
– On continuera cette conversation plus tard, Kana. Je ne souhaite pas faire attendre mon invité plus longtemps.
Kana se tord le cou pour me jeter un regard aussi sombre qu'une nuit sans lune ni étoile.
– Je t'en prie, jeune voyageur, approche, m'invite la femme d'une voix douce et d'un geste du poignet.
Si possible, j'aurais aimé ne pas m'approcher davantage, mais mon corps se meut tout seul, répondant à une volonté qui n'est pas mienne. Après avoir franchi le pont en bois, je continue à marcher d'un pas lent jusqu'à m'arrêter devant Kana, d'où je sens son regard bestial me glacer le dos. Etonnamment, la chaleur qui s'échappe des deux gigantesques brasiers n'a rien d'étouffante, et globalement, la forêt protège assez bien des températures estivales. Mai pose sa main à l'arrière de ma tête pour me pousser à m'incliner.
– Alors, Mai, puis-je savoir qui est ce jeune homme qui t'accompagne ?
– C'est Natsuki qui l'a—
– Je m'appelle Ishizora, intervins-je sans trop d'état d'âme puisque couper la parole semble être de coutume en ces bois. Mai a l'air plus surprise par mon audace que vexée par mon affront. Comme vous l'avez compris, je suis un voyageur, et je suis arrivé par hasard dans cette forêt il y a deux jours. J'y ai rencontré Kana qui m'a indiqué le chemin vers la capitale et m'a fait promettre de ne parler de cet endroit à personne, non sans menace, je rajoute pour taquiner Kana, dont la simple sensation de son regard se posant sur moi confirme que j'ai fait mouche. Je vous jure que je n'ai parlé de cette forêt à personne depuis lors.
– Fort bien, je te crois. De toute façon, si tu mentais, Sasha le remarquerait tout de suite. Alors parle sans retenue mon enfant.
Je jette un regard à la femme à la frange oblique dont je peux dire que son œil froncé vise droit entre mes deux yeux. Je déglutis avant de continuer.
– Je n'ai aucune raison de vous mentir ou de vous cacher quoique ce soit, mais si je dois vous parler de moi, j'aimerais au moins savoir à qui je m'adresse.
Une aura effrayante alerte soudain tous mes sens, me faisant le même effet qu'une piqure de frelon-archer. Mai me donne un coup de pied discret à la malléole qui me fait grincer de douleur, mais lorsque je me retourne, je comprends que l'aura venait de Kana, qui n'a pourtant pas bougé d'un seul pouce.
– Ce n'est rien, dit la dame avec un sourire amusé pour calmer les nerfs de ses disciples, il a entièrement raison. Toutes mes excuses, Ishizora. Mon nom est Clarence, et je suis la doyenne de la Geika Shinzu. La femme à mes côtés s'appelle Sasha. C'est ma seconde en quelque sorte. Elle m'aide pour à peu près tout. Sasha s'incline si légèrement qu'on pourrait croire qu'elle s'est simplement décontractée les épaules. Bien, maintenant que les présentations sont faites, voudrais-tu m'expliquer comment tu es revenu ici une seconde fois ?
Alors que je lui raconte les évènements de ma journée, elle écoute attentivement en reposant son menton sur le dos de ses mains jointes. Une fois mon histoire terminée, Clarence reste pensive pendant un long moment où seul le crépitement des brasiers tièdes se fait entendre, jusqu'à ce que Kana finisse par briser le lourd silence.
– Quel crétin ce Natsuki. Il sait pourtant qu'il n'est pas sensé amener le premier inconnu un peu sympathique dans le Sylvheim. Mère ! Laissez-moi m'occuper de son cas. Je m'assurerai que l'envie ne lui prenne plus jamais, dit-elle froidement en faisant craquer ses poings.
– Natsuki n'y est pour rien, répond sèchement Clarence, et cela aurait finit par arriver un jour où l'autre.
– Que voulez-vous dire, Mère, demande Mai perplexe.
– Kana l'a dit elle-même, la barrière sensée empêcher les curieux de pénétrer la forêt est en bon état. Savez-vous combien de voyageurs perdus sont parvenus à entrer depuis que mon prédécesseur m'a cédé ce poste ? … Eh bien, vous avez devant vous le premier, déclare-t-elle à la grande surprise de mes voisines. Et loin de se contenter de pénétrer la plus ancienne des forêts, il s'est aventuré jusqu'au Sylvheim en bravant les loups les plus rapides et les plus féroces de tout Historia. Deux jours plus tard il rencontre Natsuki par hasard en ville et gagne sa confiance ? Un tel hasard existe-t-il ?
Le silence qui s'en suit est d'autant plus gênant que j'en suis l'objet mais que je suis le seul à ne pas en comprendre la raison.
∼ Je n'aime pas être au centre de l'attention, d'autant que je n'ai rien à faire ici.
– Si je puis me permettre, ma rencontre avec Natsuki aujourd'hui avait tout d'un hasard. Et en ce qui concerne ma venue ici deux jours plus tôt… eh bien, je ne sais pas ce qu'est cette barrière dont vous parlez, mais pour ce qui est des loups, je suis plutôt confiant en mes capacités à courser des bêtes sauvages.
– Ces loups ne sont pas de simples bêtes sauvages…
Voyant que je n'arriverai jamais à la convaincre que je suis un simple voyageur de passage, je décide de me taire et d'attendre sagement la conclusion.
– Enfin soit, que ta présence ici soit due au hasard ou à la toile insondable du Vahna, tout voyageur ayant foulé les terres sauvages est le bienvenu à ma table. Accepterais-tu de partager le repas avec nous ce soir en échange de quelques récits d'aventure ? Tout le monde ici en raffole, surtout les enfants.
– Je ne peux pas accep—
La même aura que tout à l'heure me glace soudain le sang, et pas besoin de me retourner pour savoir d'où vient cette sensation effrayante.
∼ Nom d'un vers de roche, comment un bout de femme comme elle peut avoir une présence aussi semblable à une bête féroce ?
– H-hm, si vous insistez, je serais ravi de vous raconter mes aventures.
– Alors c'est décidé. Mai ! Occupe-toi de lui si tu veux bien.
– Oui, Mère, répond-elle en s'inclinant solennellement. Allez, viens, dit-elle en me tirant le bras.
Je la suis sans demander mes restes, incapable d'endurer plus longtemps le regard de la chef et celui de son assistante cyclope.
– Kana, je n'en ai pas fini avec toi.
Sachant qu'elle est sur le point de recevoir un sermon par ma faute, cette dernière me lance un regard en coin qui dit tout de ce qu'elle me fera si on se retrouve seuls à seuls à l'avenir. Je fais en sorte de marcher au plus près de ma chère guide, et nous nous élançons dans l'escalier aux reflets dansants. Une fois dehors, je remplis mes poumons comme si je voulais créer un vide autour de moi.
∼ L'air est beaucoup moins vicié qu'à ma première visite. C'est sûrement lié à la présence de cet arbre. Comment Natsuki a-t-il dit qu'il s'appelait déjà ? El-Elviar ? Elvi—
– Tu t'es plutôt bien débrouillé pour une première fois.
– Hein ? Que veux-tu dire ?
– Le regard de Mère, ne t'a-t-il pas donné envie de te cacher derrière ton ombre ?
– Tu ne crois pas si bien dire, je tremblais comme une feuille.
– C'est l'effet que ça fait au début. Mais ne t'en fait pas, on s'y habitue.
– Ces yeux… Serait-elle, tu sais…
– Aveugle ? Elle voit bien mieux que toi, moi, et n'importe qui d'autre. Mais tu n'as pas complètement tort, puisqu'elle ne peut distinguer les couleurs et les formes. Elle voit les âmes, lâche-t-elle comme si c'était banal.
– Les âmes ?!
– Lorsqu'elle pose ses yeux sur toi, elle peut voir quel genre de personne tu es. Si tu avais de mauvaises intentions, elle l'aurait vu au premier coup d'œil. C'est un peu comme si elle pouvait voir tout ton passé qui t'a amené à être celui que tu es aujourd'hui, le tout condensé en un portrait.
∼ Mon passé ? Pourrait-elle avoir vu quelque chose sur ma perte de mémoire ?
– C'est à la fois rassurant et… terrifiant.
– Je suis bien d'accord, mais elle n'a pas choisi d'avoir ce don. Elle est née avec. Apparemment, au début, elle pouvait voir normalement. Son don ne se manifestait que par des couleurs vagues entourant les personnes qui l'entourent, mais petit à petit, son don a pris le pas sur sa vue, et elle est devenue incapable de voir autre chose que ces couleurs.
– Ça ne doit quand même pas être très pratique, de ne voir que les âmes.
– Oh si tu crois qu'elle serait incapable de se battre, laisse-moi te mettre en garde : personne dans cette Geika et aucune autre ne lui arrive à la cheville. Même ces arrogants de la capitale ne feraient pas le poids. Après tout, voir l'hostilité de son adversaire dans son état brut permet d'anticiper bien des coups bas. Et pour le reste, ses autres sens compensent.
– Je ne l'ai jamais pensé faible, loin de moi cette idée-là.
– A bon ? Tu dois avoir un talent pour juger tes adversaires dans ce cas. C'est probablement la meilleure compétence pour rester en vie dans ce monde de fous. Quoiqu'il en soit, si tu voulais parler de la vie quotidienne, elle se fait aider par Sasha pour tout ce qui requiert une vue… normale disons.
– Tu parles de la femme qui était à ses côtés ?
– Celle-là même. Clarence l'a prise sous son aile très jeune car elle possède un don de vision également.
– Quel genre de don ?
– Eh bien… comme Clarence l'a dit tout à l'heure, Sasha peut déceler les mensonges. Quant à la façon dont elle s'y prend, et la raison pour laquelle elle cache son deuxième œil, personne ne le sait à part Clarence et elle.
– Moi, tout ce que je sais, c'est qu'il vaut parfois mieux ne pas savoir.
– Dans ce cas, tu en sais bien assez, rétorque-t-elle en riant légèrement.
Je réalise soudain qu'elle ne manque pas non plus de charme, loin de là, même si son style est complètement différent de celui de Kana. Si la beauté de Kana s'apparente à un diamant brut et froid, celle de Mai rappelle plutôt une fleur absorbant le soleil d'été au sommet d'une colline.
∼ Pourquoi ne l'ai-je pas remarqué immédiatement ? Sans doute étais-je trop perturbé par la suite des évènements.
– Pourquoi tu me fixes comme ça ? J'ai quelque chose entre les dents ?
∼ Tiens, j'ai déjà entendu cette réplique aujourd'hui. Ils sont plus proches qu'ils ne le laissent entendre, elle et Natsuki. Ça doit être ça une relation fraternelle.
– Et pourquoi tu souris maintenant ? Tu veux bien arrêter ? Ça me met mal à l'aise.
– Pardon, je ne faisais pas exprès.
– C'est pas grave, dit-elle d'un ton étonnement timide en détournant la tête.
∼ Se pourrait-il que… elle soit gênée ?
– Allez viens ! Je vais te présenter aux autres, lance-t-elle soudain pleine d'entrain.
– Les autres ?
– Tu vas voir, on est une grande famille !
Elle me prend soudain par le poignet et se met à courir. Son impatience enfantine me faisant chaud au cœur, je décide de me laisser prendre à son jeu.