La capitale est comme je l'avais imaginée, mais en dix fois mieux. La première chose qui m'étonne, c'est l'éclairage des rues qui donne presque l'illusion qu'il fait encore jour. Cet effet semble créé par les phares qui accompagnent chaque porte cardinale, ainsi que par de petites lucioles qui errent inlassablement dans les rues. Grâce à cette lumière, je peux observer en détail chaque bâtiment et passant que je croise.
Je suis d'ailleurs étonné du nombre de personnes qui sont de sortie malgré l'heure tardive. Heureusement, mon visage ne semble pas si différent des leurs, mais cela ne m'empêche pas de me faire remarquer pour autant. Il faut dire que je dois avoir l'air stupide à m'extasier devant chaque bâtiment qui se trouve sur mon chemin. Rien à voir avec la cabane en bois du vieux Tak. Ici, chaque maison a au moins deux étages, est construite en brique, et semble pouvoir résister à toutes les intempéries. Les remparts sont particulièrement impressionnants, mesurant bien cinquante mètres de haut et cinq en épaisseur.
∼ Où ont-ils ramassé toutes ces pierres ?
Je prends un malin plaisir à dévisager toutes les personnes sur mon passage comme s'il s'agissait de nouvelles créatures exotiques — intérêt qui semble partagé. Il est presque comique de constater que je provoque systématiquement la même réaction chez ces derniers : d'abord une phase de surprise où un de leurs sourcils se sent pousser des ailes, suivie d'une phase de dégoût où ils me toisent du regard comme pour s'assurer que je ne transporte pas de maladie contagieuse, et enfin une phase plus calculatoire où ils font comme s'ils ne m'avaient pas vu et froncent les sourcils en réfléchissant à la trajectoire qui mettra le plus de distance entre nous. Ils ne doivent pas avoir l'habitude des voyageurs. Il faut dire que mes cheveux longs en bataille et mes vêtements déchirés font pâle figure devant l'apparence soignée des citadins. L'avantage de ma tenue, c'est qu'elle m'a permis de rentrer en ville plutôt facilement. Les gardiens des grandes portes cardinales semblent avoir reçu comme directive de laisser entrer tous les voyageurs.
Certains individus m'intriguent particulièrement : ils ont le nez rouge et peinent à placer un pied devant l'autre. Certains rigolent bêtement, tandis que d'autres pleurent à chaudes larmes. Je décide de les ignorer. Après toutes les bizarreries que j'ai vues aujourd'hui, je n'ai plus l'énergie de me poser des questions. Un de ces êtres étranges sort justement d'un endroit qui a l'air animé. Une lumière douce et agréable en émane, accompagnée d'odeurs alléchantes qui chatouillent mes narines hypersensibles et activent mon appareil digestif. L'endroit est tellement bruyant que je l'ai entendu dès mon entrée en ville et m'en suis rapproché inconsciemment, guidé par mon ouïe.
∼ Je pourrais probablement y trouver des informations utiles.
J'entre.
Même si je m'habitue progressivement à la présence de mes semblables, en voir autant rassemblés au même endroit me serre le cœur. Peu importe où je pose les yeux, il s'y trouve un sourire. Mes oreilles sensibles sont envahies par des éclats de rire retentissants, tandis que mes narines suivent avec attention le va-et-vient des jeunes femmes transportant des plateaux d'argent.
– Bienvenue !
Un homme de la quarantaine, posté derrière le bar, m'interpelle. Il fait bien une tête de plus que moi et le double en largeur. Son corps musclé transparait à travers un T-shirt noir moulant. Je me demande pourquoi un homme probablement capable d'assommer un grizzlion à une main se trouve derrière un bar à servir des boissons. Il me semble un peu surqualifié pour la fonction.
– Tiens, un voyageur ? C'est plutôt rare. Je suis prêt à parier que tu n'as pas un sou en poche.
– Ça se voit donc tant que ça ?!
– Il faut dire que je vois défiler ici beaucoup de gens différents. À force, j'ai appris à identifier les types d'individus. Et ceux qui entrent dans un bar alors qu'ils n'ont pas de quoi s'offrir des vêtements dignes de ce nom ne sont généralement pas de très bons clients, dit-il en rigolant.
Je ne sais que répondre, alors je me contente de faire un sourire embarrassé.
– Tu peux m'appeler Karim. Tiens, prends ça pour te rafraîchir, dit-il en me tendant une boisson que j'observe avec méfiance.
Le liquide a une teinte brunâtre et il s'en dégage une odeur amère.
– Ne te retiens pas, c'est la maison qui offre.
Après cette folle journée, j'ai une soif à vider un lac. Je saisis donc le verre en terre cuite et remercie le tavernier d'un mouvement de tête.
– Dans ce cas, je bois avec plaisir !
∼ Amer !
∼ Non d'une pie étoilée, c'est immonde ! Et c'est quoi cette sensation, comme si ma gorge se faisait arracher ?
Je me rappelle que le vieux Tak m'avait mis en garde au sujet d'une boisson vendue dans la capitale. D'après lui, elle empoisonne les hommes et il ne faut surtout pas y toucher. Instinctivement, je sors mon couteau et le pointe en direction du tavernier.
– Qu'est-ce que tu m'as fait boire, mécréant ? Comme tu l'as dit, mes poches sont vides !
Le brouhaha qui emplissait la pièce un instant plus tôt fait maintenant place au plus profond des silences. Plus personne ne bouge, ni ne respire, et dans cet instant suspendu, je sens tous les regards de la pièce braqués sur moi. Être au centre de l'attention me fait un effet étrange : mon visage se réchauffe et je sens quelques gouttes de transpiration perler de mes aisselles. Une voix dans l'assemblée brise finalement le silence insoutenable.
– Hé, Karim ! Qu'est-ce que tu fais boire à un gamin ? Ça, c'est réservé aux durs à cuire !
Toute la salle éclate de rire, et l'animation reprend là où elle s'était arrêtée. Même Karim se met à rire à plein poumons.
– Voilà une réaction bien amusante ! Tu n'as pas besoin d'être autant sur tes gardes, tu sais. Personne ici ne te veut du mal, me dit-il d'un ton rassurant, tout en balayant la salle d'un geste de la main.
Je me sens soudain terriblement stupide. Rien qu'à voir tous les sourires des gens attablés, il est évident que je ne risque rien. Mon cœur se serre à nouveau.
∼ Je suis en sécurité ici !
– C'était peut-être juste un peu fort pour toi, désolé. Tiens, prends plutôt ça !
Il me tend maintenant un verre d'eau et vide d'un trait le verre que je n'ai pas pu finir. Je regarde le nouveau liquide, m'assurant qu'il est bien transparent, puis l'engloutit avec la même vigueur, avant de m'excuser d'une voix embarrassée.
– Ce n'est rien. Tu dois être à cran après un long voyage à l'extérieur des murs. Où sont tes amis ?
– Je voyage seul.
– T'es pas un peu jeune pour un voyageur solitaire ? Depuis combien de temps tu voyages comme ça, petit ?
– Le prochain hiver sera le septième depuis que j'ai quitté ma maison.
En entendant cela, ses yeux tentent vainement de sortir de leurs orbites.
∼ C'est si surprenant que ça de survivre plusieurs années dans la nature ? Certes, c'est assez dangereux par moment, mais il s'y trouve tout le nécessaire pour se nourrir. Il faut être bon à la course, cela dit. Ça doit être dur à concevoir pour un citadin qui est né et resté toute sa vie entre ces murs. Je ferais peut-être mieux de garder le secret sur ma survie dans la nature si je ne veux pas attirer l'attention.
Le tavernier me dévisage avec insistance.
– Je suis surpris que tu aies réussi à survivre seul tout ce temps avec une si petite arme. On dit que ça grouille de brigands à l'extérieur des murs. Et encore, s'il n'y avait que ça... Mais il est évident que ta musculature ne vient pas de simples promenades estivales, dit-il alors que sa carrure imposante suffirait à dissuader n'importe quelle bête sauvage de s'en prendre à lui. Enfin bref, j'imagine que tu avais tes raisons pour entreprendre un tel périple.
– Des raisons ? Eh bien, je suppose que j'avais juste envie de voir la capitale dont on m'a tant parlé.
Je vois bien à son expression que ma réponse ne le satisfait pas. En fait, à la façon dont il me regarde, j'ai l'impression qu'il en connaît plus sur moi qu'il n'y paraît.
– Bah, ne t'en fais pas pour ça. Ce n'est pas mon genre de remuer le passé des gens. En tout cas, tu dois être affamé et épuisé après un si long voyage.
– Je ne vous contredis pas.
– Dans ce cas, tu peux rester ici pour dormir, du moins jusqu'à ce que tu te trouves un endroit plus approprié. Je ne peux pas t'offrir une chambre, mais tu peux dormir dans l'écurie. Ce n'est pas aussi confortable qu'un lit, mais un aventurier comme toi devrait pouvoir y trouver son bonheur.
– Vraiment ? Je ne sais pas comment vous remercier ! Pour être honnête, je comptais passer la nuit dehors, sur un parterre d'herbe.
Ma remarque le fait de nouveau rire. Je ne sais pas si c'est le soulagement, mais de mon ventre s'échappe soudain le plus ignoble des grognements. Avec tous les évènements de la journée, j'ai complètement oublié de manger.
– Tiens, régale-toi, dit-il en me tendant une grande assiette remplie de toutes sortes de mets, dont aucun ne me semble familier.
– Je ne peux pas accepter, voyons, c'est trop.
– T'en fais pas, ce sont des restes de la cuisine. Tu n'auras qu'à revenir me payer un véritable repas quand tu en auras les moyens.
– Dans ce cas, j'accepte volontiers, et je vous promets de revenir dès que j'aurai des sous.
Je me jette sur l'assiette comme un animal affamé, ce qui amuse beaucoup le tavernier. Tout en mangeant, j'écoute les conversations autour de moi. Toutes les voix se mélangeant en une soupe de mots incohérente, je panique d'abord à l'idée que tous ces gens parlent une langue qui m'est inconnue, jusqu'à ce que deux hommes aux nez rouges, particulièrement bruyants, attirent mon attention.
– Tu as vu le dernier tournoi des Geikas ?
– Nan, mes parents avaient besoin d'aide à la ferme. J'aurais tellement aimé voir ça !
– Celui de cette année était vraiment impressionnant ! Surtout la finale entre la Geika Jiskar et la Geika Hivar. C'était vraiment serré.
Je ne comprends absolument rien à ce qu'ils racontent, alors je me tourne vers Karim en quête d'éclaircissements.
– C'est quoi, cette histoire de tournoi ?
– C'est un évènement qui se déroule ici tous les ans, où plusieurs Geikas s'affrontent dans des combats en arène. Les vainqueurs reçoivent bien sûr une belle somme d'argent, mais aussi un statut plus élevé et une place au consulat. Chaque année, la ville est en effervescence pendant la période du tournoi. Enfin, c'est bon pour les affaires, m'avoue-t-il en se frottant les mains, une lueur dans les yeux.
– Ça a l'air intéressant. C'est quoi exactement, une Geika ?
Karim crache soudain le liquide qu'il venait de mettre en bouche.
– Je reconnais bien là l'homme des bois. Mais dans quel genre de trou est ce que tu as grandi ?
∼ Vu sa réaction de tout à l'heure, mieux vaut que je ne parle pas de ma perte de mémoire et du fait que j'ai vécu trois ans dans une cabane en bois dans la forêt.
J'élude la question et m'excuse simplement de mon manque de connaissances.
– Pour faire simple, les Geikas sont des groupes de personnes qui s'entraînent ensemble pour maîtriser des techniques ancestrales dont ils conservent le secret. Ce sont principalement des techniques de combat, mais certaines Geikas se spécialisent aussi dans l'espionnage, la médecine, ou autre. Il en existe de toutes sortes. Elles représentent aussi la force armée du pays en cas de conflit avec une nation voisine.
– Si je comprends bien, ce sont des groupes de personnes aux compétences extraordinaires ?
– On peut dire ça comme ça, me répond-il en arquant un sourcil, visiblement surpris par mon enthousiasme soudain.
– Et comment fait-on pour en rejoindre une ?
– Chaque Geika a ses critères bien précis. Je n'ai aucune idée de ce qu'il y a dans la tête de ces gens. Désolé, mais il n'y a pas d'autre moyen que de leur demander directement.
– Je vois, merci pour toutes ces informations !
– Tu pars déjà ?
– Je ne veux pas vous déranger plus longtemps, et je suis vraiment épuisé après cette longue journée.
∼ En vérité, je suis juste impatient d'être à demain pour aller parler à ces... Geikas. Peut-être vais-je enfin pouvoir trouver un maître ! Ça valait vraiment la peine de venir jusqu'ici !
– Je comprends. L'écurie est juste à droite en sortant. Si le bruit te dérange, tu n'as qu'à te mettre du foin dans les oreilles.
– Entendu ! Je vous rembourserai un jour, c'est promis !
– Pas besoin ! Pff... Il est déjà parti.
Cette nuit-là, ni l'odeur des bêtes ni le vacarme s'échappant de la taverne ne m'empêchèrent de trouver le sommeil, allongé confortablement sur un lit de paille douillet.