Chereads / La douleur des souvenirs - Tome 1 (fr) / Chapter 5 - La prédatrice

Chapter 5 - La prédatrice

Une fois redescendu de la colline, je suis surpris par l'obscurité déjà bien installée dans les méandres de la ville, tandis que la lumière du jour continue de se refléter sur les colonnes de marbre du domaine de la Geika Izar, comme s'il s'agissait d'une île légendaire que la nuit n'atteint jamais. Les pierres chauffées par l'astre diurne s'imprègnent maintenant d'une fraicheur agréable, et le brouhaha ambiant qui régnait encore avant que je commence mon ascension n'est plus qu'un lointain écho, messager de vie. Je laisse échapper un long soupir pour évacuer la frustration accumulée au cours de la journée, puis me dirige vers l'écurie, où au moins, je n'aurai plus à subir la condescendance de mes semblables.

Cela ne fait qu'un jour que je suis arrivé en ville, et déjà, je suis pressé de retrouver la compagnie des bêtes. Elles, au moins, ne jugent pas sur les origines, le statut social, ou encore l'apparence.

N'étant pas d'humeur à dormir, je décide de faire un détour avant de rentrer.

En marchant sur un sentier qui traverse l'un des quelques espaces verts de la métropole, mes oreilles sensibles surprennent des chuchotements venant des fourrés. Intrigué, je m'arrête pour écouter. Trois voix invisibles semblent préparer un mauvais coup. Instinctivement, je me dissimule derrière un tronc et ferme les yeux pour mieux me concentrer. Rapidement, mon environnement apparaît en nuances de noir et blanc, et je localise sans difficulté les trois hommes cachés derrière un buisson en bordure du sentier.

– Chut ! Quelqu'un arrive, préparez-vous, murmure soudain l'un d'entre eux en s'agitant.

Les trois hommes dégainent leurs armes et fixent le sentier sans bouger un orteil. Je rouvre les yeux et les imite. Une silhouette élancée s'approche sous les lumières blafardes de Soméon et Daria, les lunes jumelles, en portant des sacs de courses qui semblent un peu volumineux pour son gabarit.

Se pourrait-il que… Elle est en danger !

Le temps de cligner des yeux, les trois hommes ont déjà quitté leur cachette et bloquent la route de la promeneuse tardive.

– C'est risqué de se promener seule la nuit, jeune fille. Allez, donne-nous tout ce que tu as sans résister et on sera doux avec toi.

Pendant qu'ils s'esclaffent devant ce qui leur parait être une proie facile, la lumière des phares cardinaux balayent leurs dents jaunies et leurs tatouages identiques, sans doute des symboles d'appartenance à un quelconque groupe de brigands.

Est-ce dans l'habitude des brigands urbains de prodiguer des conseils pouvant nuire à leur business ?

Aussi stupide qu'ils puissent paraître avec leurs vêtements trop grands et leurs postures fragiles, ils n'ont pas choisi leur endroit au hasard. Les lucioles qui circulent en ville pendant la nuit ne semblent pas s'aventurer dans les endroits isolés comme celui-ci. Il y a également peu de chances que quelqu'un entende les cris de la victime. Ajouté au fait qu'ils sont à trois contre un, et qu'ils sont armés, je décide d'intervenir en utilisant une de mes répliques méticuleusement préparées durant mes six années d'errance.

– C'est une coutume locale de prévenir avant d'attaquer ? Ou bien êtes-vous simplement des brigands bienveillants, dis-je en dégainant mon couteau, adoptant ma meilleure posture de combat et habillant mon visage de son air le plus confiant.

Lors de l'un de ses récits, le vieux Tak m'a appris que le bluff marchait particulièrement bien contre les petits bandits de grands chemins.

– Hein ?!

Leurs regards perplexes laissent penser que mon entrée spectaculaire n'a pas eu l'effet escompté.

Le vieux Tak m'avait averti que l'apparence compte autant que l'attitude lors d'une tentative d'intimidation, et de ce côté-là, je manque cruellement d'arguments ! Peu importe, l'essentiel est de gagner du temps pour permettre à la victime de s'échapper.

– C'est qui celui-là ? Ça a l'air d'être un gêneur. On le tue ?

Ces paroles, prononcées avec désinvolture, me font l'effet d'une goutte froide dans le dos. En combat singulier et à mains nues, j'aurais sans doute une chance, mais la situation actuelle s'annonce légèrement plus délicate. Je décide de continuer à bluffer pour grappiller chaque seconde possible.

Avec un peu de chance, j'arriverai moi aussi à m'enfuir. Après tout, une journée sans course-poursuite manquerait de cette petite touche d'adrénaline à laquelle je me suis habitué.

D'un geste discret mais insistant, j'encourage la femme à s'éclipser tout en maintenant mon attention sur le danger.

– Vous croyez me faire peur avec vos cure-dents ?

C'est le cas.

– En plus, vous n'êtes que trois. Vous n'avez aucune chance contre moi.

– Hein ?! Mais qu'est-ce qu'il raconte, celui-là, demande l'un d'eux en se servant réellement de sa dague comme un cure-dent.

Mince, ça n'a pas l'air de fonctionner. Je suppose que j'ai été trop optimiste en pensant effrayer des hommes habitués à combattre des créatures hautes comme un arbre.

– Des types comme vous, j'en ai tabassé des centaines ! Haha-hahaha…

– Chef, y'a un moustique qui bourdonne dans mes oreilles. J'peux le planter ?

Il semble que ni mes talents de comédiens, ni mon rire forcé manquant cruellement de conviction n'ont finalement suffi à dissimuler ma nervosité.

– Je peux savoir ce qui se passe ici, demande soudain la femme derrière mon dos.

La voix semble dénuée de panique, et même, je dirais qu'elle a un léger parfum d'arrogance.

Pourquoi personne n'est fichu de lire une situation correctement dans ce pays…

– Ce ne serait quand même pas une de ces vieilles techniques de drague, demande-t-elle sans que je comprenne à quoi elle fait allusion. Tu sais, celle où tes amis me menacent pour que tu me sauves la vie et que je te sois redevable ?

Cette technique existe vraiment ?! Les gens de la capitale sont effrayants à bien des égards…

– Je me trompe ? Peu importe. On peut en finir rapidement, s'il vous plaît ?

L'agressivité des trois hommes a maintenant laissé place à la confusion, qui ne tarde pas à se transformer en irritation.

– Cette petite garce se paie notre tête, ma parole.

– Tuons le garçon et emmenons la fille, chef !

Mais d'où est-ce qu'elle tire toute sa confiance, cette fille ? À ce rythme, il n'y aura pas d'autre choix que de se battre.

– Pff, c'est toujours le même refrain quand je viens en ville. Pourquoi y a-t-il autant de rats ces derniers temps ? Vous vous reproduisez dans les fourrés ou quoi, lance-t-elle d'une voix pleine de lassitude.

Malgré la gravité de la situation, je ne peux réprimer un rire en voyant l'expression outrée qui se dessine sur les visages de mes amis brigands.

– La plaisanterie a assez duré. Immobilisez-la sans trop l'amocher, histoire qu'on puisse s'amuser avec avant de la vendre. Quant au garçon, tuez-le s'il résiste.

Il semble effectivement que la marchandise de ces gentlemen ne se limite pas qu'aux créatures d'Historia. J'ai bien fait de suivre le conseil du vieux Tak et de ne pas interagir avec leurs collègues.

– Ils n'ont pas l'air d'avoir le sens de l'autodérision. Tu ferais mieux de—

Je n'ai pas le temps de terminer mon avertissement que la fille me refile brusquement ses sacs de courses, un geste qui réveille en moi un étrange sentiment de déjà-vu. Je ploie sous le poids soudain, et lorsque je me redresse, je reconnais ma sauveuse de la veille passer à côté de moi en faisant craquer ses poings. Bouche bée, je regarde les rayons argentés se refléter sur sa chevelure vermillon, et tombe à nouveau sous le charme de sa silhouette athlétique. Ses cheveux, dansants comme des flammes au vent, me plongent dans une douce nostalgie, évoquant des soirées d'hiver où le vieux Tak me racontait ses récits au coin du feu. Perdu dans cette rêverie, ma conscience s'évade, et mon esprit ne fais d'ores et déjà plus partie de la réalité présente. Mes doutes et mes craintes se dissipent, balayées comme poussière au vent par son assurance inébranlable, et je reste là, le regard fixé sur les va-et-vient de sa chevelure ardente tandis qu'elle affronte deux adversaires armés.

Lorsque je reprends mes esprits, la situation a déjà complètement basculé : les deux brigands sont désarmés, l'un d'eux a un bras cassé, et leurs rires malsains ont cédé la place à des cris de panique.

La proie est devenue prédatrice.

Le premier brigand prend son envol lorsque le pied du fauve enragé, qui jadis fut une charmante jeune fille, entre en contact avec sa joue droite, avant même que je n'aie pu voir sa jambe se lever. Un bruit d'os qui se brise échappe de la bouche du brigand, accompagné d'un filet de bave teinté de rouge, tandis qu'il est projeté comme une pierre contre un tronc de cèdre. Il est rapidement rejoint par son complice qui, le poignet orienté dans une direction peu commune, s'est retrouvé tête en bas en moins de temps qu'il n'en faut pour le réaliser. Les deux hommes s'effondrent au sol comme des fruits trop mûrs, inconscients, sous le regard horrifié du troisième. La prédatrice dirige à présent un regard bestial en direction de sa dernière victime, deux lueurs rouges effrayantes perçant à travers sa frange.

– Un… Un monstre ! C'est un monstre, crie le dernier brigand dans la panique, tombant sur son postérieur avant de se relever et de s'enfuir précipitamment.

Je ressens presque de la pitié pour ces malheureux qui, de toute évidence, ont mal choisi leur cible. Je reste pantois alors que la jeune fille se dirige à présent dans ma direction.

– Bon, c'est pas tout ça, mais j'ai encore de la route à faire. Je ne sais pas qui tu es, mais pourrais-tu me rendre mes sacs, maintenant ?

Mon corps refusant de répondre aux ordres de mon cerveau, elle finit par reprendre les sacs elle-même.

– Hé, oh ! Tu m'entends ?

Elle s'approche de moi, son visage si près du mien, et je retiens mon souffle.

– Attends un peu, mais je te reconnais ! Tu es le garçon d'hier !

Par miracle, je parviens enfin à sortir de mon état léthargique.

– En chair et en os ! Je ne pensais pas te croiser en ville.

– Comment tu t'appelais déjà ? Ishi… Ishimura ?

– Ishizora !

– C'est ça ! Yoshimura, s'exclame-t-elle en claquant des doigts.

Est-ce qu'elle le fait exprès ?

– Et alors, qu'est-ce que tu fais ici à une heure pareille ? Tu me suis ?

– Quoi ? Non ! Je ne t'avais même pas reconnue jusqu'à ce que tu ne mettes tes sacs dans mes bras. Le monde est vraiment petit, n'est-ce pas ? Hahaha…

J'essaie de détendre l'atmosphère avec un rire un peu maladroit. J'ai au moins compris que je ne devais surtout pas m'en faire une ennemie. Etonnamment, un léger sourire s'esquisse sur ses lèvres.

– Et une fois de plus, il a fallu que je te sauve les fesses. Tu ne serais pas du genre à t'attirer des ennuis par hasard ?

C'est plutôt elle qui était la cible cette fois, mais mieux vaut ne rien dire.

– En tout cas, je te remercie de ne pas t'être enfui avec mes sacs.

– J'ai vraiment l'air aussi désespéré ?

Elle me toise du regard, et je devine déjà ce qu'elle va dire.

– Franchement… oui. Ne me dis pas que tu as élu domicile dans un buisson du coin ?

– Je ne suis pas un animal tout de même !

– Dit celui qui a vécu plusieurs années dans la forêt.

– Ça n'a rien à v… Attends, quoi ? Comment tu sais ça ?

Elle soupire longuement, comme si la simple idée de continuer cette conversation l'agaçait au plus haut point.

– Ça crève les yeux. Ce n'est pas en restant enfermé entre ces murs qu'on développe un corps comme le tien, ni un pareil sens du danger. En plus, je n'ai pas connaissance d'une seule ville dans la direction d'où tu venais lorsqu'on s'est rencontré.

 – Ah ça, je confirme. Mais toi non plus, ta force ne semble pas venir d'ici. Où est-ce que tu as appris à te battre comme ça ?

– Bon, si tu n'as plus rien à me dire, j'ai de la route devant moi, dit-elle avant de commencer à s'éloigner.

Cette fois, je refuse de laisser la discussion se terminer ainsi.

– Attends !

– Quoi encore ?

Son regard furieux aurait sans doute fait ravaler ses mots à n'importe qui, mais je suis habitué au regard des bêtes féroces. J'éprouve néanmoins le besoin de déglutir avant d'aller plus loin.

– Je pourrais au moins connaître ton nom ?

Elle hésite un instant.

– Kana ! Et ne t'avises pas de l'oublier, dit-elle alors qu'elle a oublié le mien.

Sur ces menaces, elle s'engouffre dans l'obscurité en me lançant un dernier avertissement sarcastique.

– Et fais attention à toi ! Je ne serai pas toujours là pour te sortir du pétrin.

Je dois admettre que celle-là m'a un peu piqué. Ce n'est décidément pas un adversaire contre qui on peut baisser sa garde.

Je ne cache pas que ce brin de femme m'effraie plus que n'importe quelle créature sauvage d'Historia. Pourtant, à peine s'est-elle soustraite à mon regard, que je ressens déjà le besoin imminent de la revoir.

– Kana…

Je répète son nom à voix haute pour m'assurer de ne pas l'oublier, mais c'est inutile. Il est déjà gravé dans ma mémoire comme dans du marbre, et je sens qu'il faudra plus qu'une violente chute sur la tête pour me le faire oublier.