Kriost s'est souvent retrouvé dans des situations inconfortables, là n'est pas le problème. Fils et frère de sorcières, il a toujours su qu'il lui faudrait plus d'effort que la grande majorité des gens pour être accepté. Pour être compris, surtout. Ainsi les dix-huit années ayant composé sa vie n'ont été ni les plus calmes ni les plus sûres.
Mais encore une fois, là n'est pas le problème. Si ce n'était que cela, il soupirerait à grand souffle, se masserait brièvement l'arrière du crâne ou l'arête du nez et proposerait son plus beau sourire, parfois arrogant, parfois triste, toujours sincère, pour démêler la situation et attester de sa bonne foi.
Le problème est qu'en son état actuel, passé à tabac et tout juste conscient de ce qu'il se passe, Kriost n'est pas en mesure de discuter avec les deux hommes qui le traînent par les épaules. Et puis quand bien même : cela aurait-il la moindre utilité ? Il est l'ennemi qui a fui, celui qui forcera ses alliés à commettre des erreurs dans l'espoir de le sauver.
Les yeux entrouverts, Kriost en est donc réduit à observer le couloir qui défile à reculons. Le sang et les cadavres qui le remplissaient jusqu'à il y a peu ont disparu. Il essaie d'y réfléchir, de comprendre ce que cela signifie… mais le bourdonnement qui l'assaille, mélange bâtard de douleurs multiples et de frottements de vêtements, l'empêche de penser correctement.
Il inspire un peu trop profondément, une glaire sanguinolente se décroche et lui arrache une quinte de toux. L'un des deux geôliers y répond d'un coup de talon dans ses reins. Le jeune n'a pas la force de crier ou de se débattre. Il geint, pitoyablement. Rien de plus.
Quelques minutes vides de toutes pensées s'écoulent avant que les deux hommes ne s'arrêtent. Le bruit métallique d'une serrure qu'on enclenche, puis le grincement d'une porte épaisse. Les deux hommes s'avancent un peu et Kriost sent la pression sur ses épaules s'accroître. Il veut les supplier, mais n'a pas même le temps de penser à quoi que ce soit qu'il vole déjà vers l'intérieur de la cellule.
Il contracte tous les muscles de son corps par réflexe — un mauvais, mais il n'y pense pas — et le choc avec le sol n'en est que plus violent. Sa conscience s'évapore avant même que ses poumons ne soient entièrement vidés.
***
Ce sont des piques de douleurs, réparties équitablement dans tout son corps, qui ramènent Kriost dans le monde des conscients. La douleur tisse un maillage épais sous la peau de Kriost. Elle est simple dans son omniprésence, et pour cause : les Oubliés qui l'ont attrapé s'en sont donné à cœur joie, de sorte à lui rappeler que se jeter seul dans la gueule du loup ne peut être sans conséquence.
Il tente d'ouvrir les yeux, mais ses paupières sont encore trop épaisses pour cela, trop tuméfiées. Elles vibrent, au mieux. Il ronge donc son frein et se concentre sur son ouïe, où le bourdonnement s'estompe tranquillement… Privé de ses pouvoirs, il ne peut que se rabattre sur ses sens.
Il ne remarque qu'à cet instant que les autres prisonniers l'ont assis, probablement pour qu'il ne s'étouffe pas dans un éventuel vomissement. Le contact frais de la pierre dans son dos tend à le soulager. Ça n'est rien d'extraordinaire, mais c'est déjà cela.
Quelques instants s'écoulent avant que le son diffus ne s'éclaircisse encore et laisse passer une voix ancienne, fatiguée par des années de labeur et les dernières semaines. Kriost aimerait sourire à la survie de la soigneuse.
« Mais puisque je vous dis que je ne sais…
— Mais vous y étiez pourtant ! C'est vous qui l'avez mise au monde ! »
Cette voix aussi, Kriost la reconnaît. La boulangère a survécu… et elle n'a perdu ni en aigreur ni en amertume. Sa voix, accusatrice lorsqu'elle vous dit bonjour, lui semble même plus agressive.
« Oui, j'étais bien là.
— Alors, racontez-nous ! Racontez-nous la naissance de la bouseuse. » Elle crache l'insulte comme si Saïna pouvait l'entendre, comme si elle n'était pas venue pour reprendre la cité. « Vous verrez que déjà à l'époque, tout indiquait qu'elle causerait notre perte et que…
— S'il vous plaît… »
Le forgeron a tranché la phrase d'une voix lasse, bien plus que d'accoutumée. Sa fille doit dormir, il en profite pour tomber les masques.
« Racontez-lui… Vous la connaissez depuis plus longtemps que moi. Vous savez qu'elle n'en démordra pas. »
Le silence retombe un instant avant qu'un large soupir ne le déchire, soupir par lequel la soigneuse leur indique qu'elle est vaincue, qu'elle parlera. Qu'ont-ils d'autre à faire, après tout ?