Il est dix-neuf heures et, mère aimante, Vierna prépare la table du repas. Deux bols, deux verres, deux cuillères. Le mois a été difficile, ce sera encore de la soupe ce soir, mais ce ne sera pas un problème. Quelle chance d'avoir une fille aussi douce que la sienne, aussi compréhensive ! Jamais un mot plus haut que l'autre, jamais de question dérangeante concernant le menu du soir.
Ce soir du pain aux baies qu'elle a ramené du travail, une soupe de poireaux et de carotte avec quelques bouts de patates et du vieux gras refondu pour donner du goût.
Rien de transcendant, on est bien loin des festins d'été pleins de viandes en tous genres.
Elle finit la mise en place, soupire malgré elle.
« Ma petite chérie, à table ! »
Un instant passe avant que Lorna ne réponde.
« J'arrive ! »
Une minute plus tard, sa petite tête blonde arrive. Elle n'a que dix ans et pourtant… Pourtant ce grand regard bleu n'a déjà plus rien à voir avec celui qu'elle avait à la naissance. Éclairée, vive d'esprit, attentive. Radieuse, aussi. Vierna sourit à sa fille tandis qu'elle s'assied.
« Qu'est-ce qu'on mange ce soir Maman ?
— De la soupe et du pain aux baies ! »
La gamine sourit à son tour, elle adore ce pain aux goûts fruités.
« Trop bien ! »
La mère soulève la marmite, l'approche de la table.
« Tu m'aides ? »
Le regard de sa fille s'illumine et, d'un regard, la mère désigne la louche qu'elle a oubliée exprès dans le seau. La gamine se lève, pleine d'une fierté terrible, et va récupérer l'ustensile.
« Tu en veux combien Maman ?
— Trois louches m'iront bien ! »
C'est faux. Elle aimerait manger le double, peut-être même le triple… Mais les ventes sont mauvaises. Si elle se retient, sa fille n'aura pas à le faire.
« Comment s'est passée l'école ? »
Lorna ne répond pas, trop concentrée sur le service. Elle sert sa mère, puis elle-même. Quelle petite extraordinaire ! Vierna sourit en regardant sa fille servir et, lorsque sa petite a terminé, elle la remercie de la voix douce des mères. Elle retourne mettre la casserole à sa place et, d'un simple contact, éteint le cristal de feu. Elles pourront reprendre un peu de soupe avant de partir demain matin.
La mère s'assied.
« Bon appétit Maman !
— Bon appétit mon amour. »
Elles entament leur repas et la petite laisse entendre son bonheur. Trois cuillerées plus tard, la mère revient à ses questions.
« Et donc, l'école ?
— Oh ! » La petite s'étouffe à peine, fait rire sa mère. « On a appris plein de trucs géniaux ! Tu savais que très très loin à l'est vivent des gens qui ne contrôlent pas le feu, mais l'air ?
— Non !
— Si ! »
Vierna mime alors la surprise des parents. Évidemment qu'elle sait, mais comment lui ôter cette joie ?
« Vraiment ?
— Vraiment Maman ! On les appelle les Pé... Pèler… Palor… »
Vierna sourit, souffle l'air de rien.
« Les pèler…
— Les Pèlerins de la Tempête ! »
Et sa fille part en exposé de ces hommes et femmes géniaux qui vivent dans le désert génial et qui se sont servis durant des siècles de leur contrôle de l'air pour éviter tous les dangers de ce même désert. Ils peuvent même s'en servir pour ne pas avoir trop chaud !
L'exposé continu sous le regard bienveillant de Vierna. D'abord le sable, partout, puis les animaux terribles qui y vivent, les villes construites comme des termine… Termiti…
« Termitières ?
— Oui, voilà ! »
Puis les gens, leurs pouvoirs, la capacité de voler dans le ciel. Dans le ciel ! Qui l'aurait cru ? Pourtant tout le monde contrôle le feu ou la chaleur ici…
À un moment, perdue entre les pierres et le nom de la capitale, la prunelle de ses yeux s'interrompt, l'air songeur. Elle bloque un instant, très peu, mais c'est assez pour que la mère sache qu'il faut creuser.
« Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie ?
— Bah… » La petite expire lentement. « La maîtresse nous parlait des monstres qui vivent dans le désert et… elle a recommencé. »
La mère hausse un sourcil faussement étonné.
« Elle a recommencé ?
— Oui...
— Qui ça ? » Une fausse question pour une réponse déjà connue. « Qui a recommencé quoi, ma chérie ?
— Saïna… » La mère inspire lentement. « Elle s'est remise à crier.
— Vraiment ?
— Oui. Elle a dit que les voix voulaient dévorer un marchand et qu'on ne pourrait rien y faire et que ce serait notre tour un jour. »
Vierna fronce les sourcils, sourit malgré elle. Juste un peu, sans réelle raison, mais juste assez pour que sa fille le voit.
« Encore ?
— Oui et… »
Elle voit sa fille se perdre mentalement, les yeux rivés dans sa soupe.
« Tu sais Lorna. » Elle lève le regard. « Il y a des gens comme Saïna qui croient que des choses arrivent… Mais en fait ces choses n'arrivent pas. Il n'y a qu'eux qui les voient, les sentent ou les entendent.
— Ah bon ?
— Oui, ils n'ont pas toute leur tête comme on dit. »
La petite a de grands yeux, la mère cherche ses mots. Elle a vu les crises de Saïna des dizaines de fois au cours des deux dernières années. Elle l'a vue crier, pleurer, s'énerver… Elle l'a vue sous tous ses états, hurler parce qu'ils arrivent, parce que le mal va tomber sur Egara et que l'on n'y pourra rien. Elle a vu ses parents la traîner de force hors des fêtes du village. Elle l'a vue prendre des gifles monumentales…
« Maman ? »
Vierna inspire en secouant la tête, revient dans l'instant présent.
« Saïna est folle ma chérie. Ce n'est pas de sa faute, mais c'est comme ça. »
La petite ne répond pas, le regard toujours rivé sur sa mère. Elle veut des règles de conduite, rien de plus. Les parents sentent ça. Ils sentent lorsque leur enfant n'a besoin que d'une ligne pour déterminer ce qu'il doit faire, comme les apprentis qui n'ont besoin que des règles pour faire lever le pain. Comme Vierna elle-même lorsqu'elle a rencontré feu son époux.
« Écoute chérie…
— Oui Maman ? »
La mère hésite un instant, puis se laisse aller.
« Es-tu amie avec Saïna ?
— Pas… » Le regard de la petite hésite, va de droite à gauche. « Pas vraiment.
— C'est mieux comme ça. Le mieux avec les gens comme ça, c'est de les laisser dans leur coin. »
Sa petite fronce les sourcils.
« Pourquoi ?
— Parce qu'ils ne nous comprennent pas et qu'on ne les comprend pas non plus. Alors, autant les laisser faire leurs… choses. Et seulement intervenir lorsqu'ils sont trop dérangeants.
— Ooooh. »
Lorna hoche la tête avec conviction et Vierna sourit. Mieux vaut que sa petite ne soit pas amie avec Saïna. Sait-on jamais qu'elle lui mette des idées en tête, sait-on jamais que Lorna se mette à « entendre » des voix elle aussi.