Chereads / Expédition en Terrain connu / Chapter 9 - Le terme vient seul.

Chapter 9 - Le terme vient seul.

 Les architectes ont beau faire de leur mieux, l'usage des bâtiments qu'ils dessinent leur échappe souvent. Les cuisines deviennent salles à manger en l'absence des enfants, les bibliothèques se transforment lentement en salons de thé.

 Le hall de l'académie aux Trois flammes n'échappe pas à la règle. Conçu comme un simple passage vers les différentes ailes de l'école, il s'est fait lieu de rassemblement à travers les siècles. Ici l'on retrouve ses anciens camarades de classe et l'on alpague un professeur dont la leçon n'était pas claire.

 Edora, qui n'a pas eu la chance d'étudier à l'académie, a toujours aimé cet espace aux murs de pierre brute et au sol en bois de chêne. Bien plus que son bureau trop peu lumineux ou la salle des professeurs et son odeur de gnole entretenue par le professeur Flikr.

 Elle aime porter une armure des plus génériques, du genre dont on ne saurait vraiment dire si elle vient de l'Incendie ou du Séisme, et s'installer très tôt sur l'un des sièges du hall. Alors elle les observe tous aller et venir, discuter de leur évaluation ou du dernier couple à s'être formé et croire que personne ne les entend.

 Elle change toujours de place — et sans aucune logique dans son placement — pour continuer de les prendre par surprise, pour qu'aucun ne sache immédiatement que c'est elle qui est assise là, et non l'une des nombreuses armures d'apparat qui remplissent l'espace.

 Ce jour-ci n'échappe pas à la règle. Assise entre les cestes du seul demi-géant ayant intégré l'académie et la guisarme de la Reine Nvosi, à demi cachée par l'une des six poutres qui tiennent le plafond, elle écoute les petits nouveaux. C'est que l'année n'a commencé qu'il y a trois semaines… et les premières années ne peuvent donc pas avoir encore compris qu'elle les épie.

 Ils n'ont pas encore eu l'occasion de savoir que les armures ne sont pas déplacées d'un jour sur l'autre. Ils sont encore des proies faciles.

 Une belle partie d'entre eux sont d'ailleurs déjà passés. La jeune Regia de Lorl et sa robe toujours parfaite, Drast de Gasal et Gven, les inséparables pressentis depuis quelques années, Bala et son éternelle rapière, et ainsi de suite. Seule la première semble avoir remarqué que quelque chose clochait, sans comprendre quoi.

 Un bref regard vers l'horloge derrière le comptoir au fond du hall indique à Edora qu'il va falloir qu'elle y aille. Il lui reste des papiers à remplir avant la réunion de cet après-midi. Une expédition punitive se prépare sur le territoire du Maelstrom et le Roi a demandé sa participation.

 Il reste encore du monde dans le hall, mais qu'importe : elle sait se faire discrète malgré son armure… D'autant que les armures sont souvent les plus discrètes dans une galerie d'armes et équipements. Elle va pour se lever lorsque les portes s'ouvrent.

 Les yeux de la directrice glissent en direction de l'entrée et une jeune femme qu'elle ne connaît pas pénètre les lieux. Edora s'immobilise, observe un peu plus la nouvelle arrivante. Tenue brune et verte de cuir et tissu, un arc à l'épaule gauche et un sac à la droite… Edora hausse le sourcil lorsqu'elle détaille le visage de la nouvelle. Longs cheveux noirs ondulés, peau très blanche, quoique sale en l'état, yeux carmins… Carmins comme ceux d'Edora elle-même.

 Elle sourit sous son armure tandis que la jeune remonte le hall en détaillant les diverses pièces en exposition. Elle s'arrête devant le tableau à l'opposé de la directrice, celui où leur ancêtre commun se tient debout devant le cadavre de sa proie, la première dragonne, dont la mort a permis la naissance de l'Incendie.

 Nouveau sourire de la directrice : sait-elle pour l'origine de leurs yeux ? L'a-t-elle rencontrée ?

 Les questions s'enchaînent et, sous leur effet, Edora décide d'attendre. Elle travaillera après la réunion, tant pis.

 L'inconnue arrive devant le comptoir et Forlk, plongé dans un livre dont il tourne trop vite les pages pour les lire, ne fait pas attention à elle. Il faudra qu'Edora lui rappelle que c'est une faveur que de l'avoir engagé malgré ses résultats.

 La jeune se racle la gorge, il lève son regard brun et cerné vers elle. Hausse le sourcil et soupire, retourne son livre contre le comptoir.

 « Quoi ? »

 Sa voix est fatiguée et désabusée, suffisamment pour qu'Edora se demande comment il a pu venir à bout de ses études ici.

 « Je… » Elle hésite, Edora sourit en comprenant. « Je viens pour m'inscrire. »

 Et le rire que lui sert Forlk, gras et volontaire, forcé, devrait l'assassiner de honte.

 « Et moi je veux travailler pour les Basol. »

 La jeune penche la tête sur le côté, lève le bras gauche pour protester. Forlk ne lui en laisse pas le temps.

 « Les inscriptions sont fermées la bouseuse, reviens au prochain mois d'Uksïn. »

 Le ton est sec, sans aucune concession. Il lève alors une main vers elle et libère une épaisse bourrasque, qui envoie la jeune voler à travers le hall. Les portes s'ouvrent à la violence du choc et Edora — comme tous les autres ayant assisté à la scène — entend le bruit du corps qui dévale les marches devant l'académie.

 Un léger silence s'installe avant d'être brisé par un deuxième année en armure légère.

 « Hey Forlk… » Hetros de Lorl, le protégé d'Edora. « T'as pas l'impression d'y être allé un peu fort ? »

 Mais Forlk n'en a cure. Il hausse les épaules et retourne à sa lecture. Ce que les élèves ont a lui dire ne l'intéresse pas. Hetros fait un pas en avant, se craque la nuque.

 « Hey, je te… »

 Mais sa phrase est avalée par le claquement de la porte. Tous les regards se tournent vers l'inconnue qui, le regard furieux, décoche un trait. Le projectile traverse l'espace et se plante dans le livre de Forlk.

 « C'est quoi ton pro… »

 Elle tire une deuxième flèche pour toute réponse. Forlk est obligé de pencher la tête pour l'esquiver et le trait se fiche dans le mur juste derrière lui. Il n'a fallu que deux flèches pour que la nouvelle absorbe l'attention de tous et laisse entendre son message. Elle refuse d'être traitée ainsi et, comme s'ils avaient entendu ses pensées, les spectateurs s'écartent sur le passage de l'inconnue.

 Edora sourit sous son armet et se lève, Forlk passe par-dessus le comptoir d'un bond leste.

 « Qu'est-ce que tu veux la bouseuse ? »

 Le regard de la jeune se durcit encore et tous les muscles de son corps se tendent. Voilà donc la corde que Forlk n'aurait pas dû toucher.

 Il lève le menton pour la toiser, elle fait un pas en avant et lève sa main droite. Elle inspire et tire une première boule de feu. Forlk hausse le sourcil avec dégoût et ne dégaine sa lame courte qu'au dernier moment pour trancher la sphère. Il pare la flèche qui la suit d'un mouvement vif. Il reste un diplômé, après tout.

 « Écoute, la bouseuse… » Son sourire est sans équivoque. Il a parfaitement compris de quoi il retourne. « Tu es douée à distance, je te l'accorde. »

 Un pas de côté pour éviter le nouveau tir.

 « Mais qu'en est-il du contact ?! »

 Il charge et la jeune tire trois boules de feu. Une à gauche, une à droite, une au-dessus.

 « Ha ! »

 Le cri est plein de victoire et il accélère. Edora seule voit le sourire qui s'affine sur le visage de la jeune. Elle la voit préparer non pas une, mais deux flèches. D'un regard, la directrice confirme l'avancée des boules de feu, l'instant où elles croiseront cet abruti de Forlk… Elle voit la jeune chasseuse — le terme vient seul, sans même qu'elle s'en rende compte — encocher les deux traits et comprend.

 C'est elle qui est en contrôle, pas lui.

 Edora s'élance alors entre les deux adversaires, bouscule Forlk et attrape l'un des deux projectiles d'un geste habitué. L'inconnue recule la tête, le regard toujours aussi furieux, mais nimbé d'une certaine incompréhension. Elle a oublié où elle était, Edora pourrait en mettre sa main à couper. L'un des spectateurs commence à applaudir au même moment, suivi de tous les autres.

 L'incompréhension de la nouvelle explose un peu plus tandis qu'elle regarde autour d'elle sans visiblement comprendre que ce sont ses capacités qu'ils sont en train de louer. Edora en profite pour ôter son armet et remue la tête pour que ses cheveux soient libérés de l'étreinte de l'armure.

 Elle revient rapidement sur l'inconnue, qui la scrute de haut en bas. Quelque chose la trouble. Mais il n'est pas encore l'heure de se demander quoi. Ce dont il est question, pour l'instant, c'est de renvoyer tous les spectateurs à leur journée.

 Edora tape donc une ou deux fois contre son plastron pour que tous l'écoutent.

 « Allez, tout le monde, le spectacle est fini. Retournez en cours ! »

 Un instant de flottement déçu saisit les quelques élèves avant qu'un professeur relaie le message de la directrice, puis un autre. D'un regard, Edora confirme que la journée reprend et revient vers la jeune.

 « Bonjour…

 — Saïna. »

 Le même nom que la dragonne ?

 « Bonjour, Saïna. Je suis Edora de Calastille, la directrice de cette académie… » Un mouvement derrière elle ramène Forlk à la mémoire d'Edora. « et le guichetier, c'est Forlk. »

 Le regard de Saïna durcit immédiatement à la mention de ce nom. Oui, il faut effectivement lui rappeler qu'il est ici pour travailler. Edora inspire donc, puis se décale légèrement pour l'incendier du regard.

 « Forlk ?

 — Hm ? »

 Edora hausse les sourcils, penche légèrement le visage. Elle n'a définitivement pas que ça à faire, aussi s'il pouvait…

 « Oh. Oui. » Il s'avance, détourne le regard vers l'inconnue. « Veuillez m'excuser de…

 — Non. »

 La voix de Saïna est ferme, sans concessions possibles. Elle se tient parfaitement droite, arc au poing et menton légèrement relevé. Le regard beaucoup trop dur pour une gamine. Elle sera un atout pour l'avenir, Edora le sent au plus profond d'elle-même.

 « Tu t'excuseras lorsque tu le penseras. »

 Le sourire d'Edora s'affine encore un peu plus.