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Chapter 10 - Chantons la brume.

 La nuit est tombée, tranquille, tandis que la capitaine déroulait sa rencontre avec sa nouvelle protégée. Edora ne s'en est pas encore rendu compte, trop plongée dans son histoire, mais les serveuses se sont massées derrière elles. Les histoires de jeunes femmes courageuses ont toujours fait leur effet sur les navires du clan, et ce quelles que soient leurs origines. Il n'y a d'ailleurs pas que les plus jeunes qu'Edora a happées.

 On écoute discrètement partout autour de la table, l'air de rien. Aucune ne posera de question, aucune n'osera en demander plus, Seldi le sait. Elles sont toutes trop fières de leur sang pour cela. Mais elles écoutent, et cela a déjà du poids.

 « Et donc, qu'avez-vous fait ? »

 Kristal n'en a pas manqué une miette, d'autant que Seldi et elle ont déjà entendu parler de cette Saïna.

 « Ce qui me semblait juste, je suppose. Je lui ai payé ses frais d'inscriptions et je l'ai intégrée à mon académie.

 — Ha ! Je ne suis donc pas la seule à changer les choses ! »

 Le rire de Kristal ne tarde pas, suivi par la capitaine.

 Des liens se forment entre elles, Seldi en a tout à fait conscience… Mais quelque chose manque. Un tour de force pour ancrer cette relation qui est l'objet même de toute la soirée. Faudrait-il lui raconter ce qu'elles savent de Saïna ? Non. Enfin, si. Elles lui raconteront, après… Mais ça ne sera pas suffisant. Il faut autre chose, Seldi le sent et s'agace de ne pas avoir déjà trouvé.

 Soudain Kristal se lève et sort Seldi de ses pensées.

 « Que…

 — Capitaine, je vous laisse entre les mains de Seldi.

 — Je… Très bien.

 — Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas très loin. »

 Seldi jette alors un regard autour d'elle. La nuit est sombre, les vagues se tiennent, la lune est à son zénith. Bien sûr ! Elle descend légèrement ses lunettes pour se masser l'arête du nez. Comment a-t-elle pu oublier le rituel ?

 Elle soupire malgré elle.

 « Tout va bien ?

 — Oui, oui. » Un sourire simple, sincère. « Je vous remercie. »

 Kristal a contourné la table pendant ce temps. Elle se trouve au milieu de la tablée, juste sous le mât central. Elle dégaine Etheria et, sans aucune annonce, la plante dans le bois du pont. Le silence se fait tandis qu'elle ouvre les bras et regarde la lune.

 « Matriarches, Porte-voix et toutes celles qui vous ont rejointes, nous vous saluons en cette grande lune de Drist. »

 À ces mots les lumières sur le navire perdent en intensité pour que seule la lune resplendisse.

 « Vos filles voguent encore et huit nouvelles vagues sont nées du sillage de vos navires. Offrez-leur sagesse, courage et ampleur. »

 Peu à peu le pont se remplit des sorcières pourtant en poste. Les plus malades elles-mêmes refusent de manquer la bénédiction.

 « Nous souhaitons à celles qui se sont brisées sur les récifs un voyage serein jusqu'à vous. Puissiez-vous les accueillir avec le respect et la joie qui leur sont dus. »

 Kristal s'incline légèrement, toutes les sorcières font de même. Edora semble hésiter à les rejoindre et Seldi, qui a gardé une partie de son attention sur la capitaine, balaie l'hésitation d'un geste simple du poignet.

 Les rites sont faits pour unir, non pour diviser.

 « Nous vénérons ce soir Nillö l'Extatique et sa Porte-voix, Olni. »

 Un faisceau lunaire descend alors lentement sur Kristal tandis qu'un brouillard éthéré s'élève autour du navire. La brume appelle les sorcières et les sorcières appellent la brume… La comptine doit tourner dans l'esprit de la capitaine.

 « Chantons la brume qui couvrait leurs navires, chantons la lumière qu'elles nous offrent ce soir. »

 Et les sorcières, dissimulées par cette brume qu'elles ont créée, font chanter l'acier de leurs couteaux, de leurs lames, du moindre objet métallique à leur disposition. Les vagues leur répondent en s'agitant, en se fracassant de part et d'autre de la coque du Tourbillon.

 Une particulièrement grosse frappe à gauche et la capitaine s'accroche à la table par réflexe. Seldi ne peut que sourire.

 « Mères, sœurs et filles, ce soir nous accueillons Edora de Calastille sur notre navire. »

 Les vagues explosent à nouveau. Les vents hurlent, mais ne parviennent à dissiper la brume. Au contraire, la brume se masse sur elle-même et dévoile le scintillement indigo d'une myriade de croissants de lune. La marque de Seldi elle-même luit de cette même teinte.

 « Moi, Kristal Düsud, vingt-sixième matriarche du clan, j'accepte sa présence. »

 Une demi-seconde s'écoule, durant laquelle Seldi croit entendre la capitaine reculer sur sa chaise.

 « Je l'accepte.

 — Moi, Petra Düsud, je l'accepte. »

 Elles enchaînent toutes, les unes après les autres et toutes en même temps.

 « J'accepte sa présence. »

 Si bien qu'il ne faut pas une minute pour que chaque sorcière présente sur le Tourbillon ait approuvé la présence d'Edora et la décision de Kristal.

 Le silence revient ainsi rapidement.

 « Matriarches, Porte-voix et toutes celles qui vous ont rejointes, nous vous remercions pour votre écoute ce soir et prions pour que votre lueur s'étende jusqu'à l'éternité. »

 Kristal reprend alors Etheria et la tend vers la lune. Le temps d'une seconde, la lame fusionne avec l'épaisseur de la brume, les cris du vent et la lumière. Elle n'est plus qu'un amas d'énergie, le nœud pour les éléments qui se déchaînent et refusent de se calmer. Les défuntes ont des choses à dire, ce soir.

 Kristal leur laisse une nouvelle seconde avant de rengainer. La lame pénètre le fourreau et semble tout absorber. Le rideau de brume, l'agitation des vagues, la lumière exacerbée de l'astre lunaire. Le tintement de la garde indique la fin du rituel et, comme s'il n'avait jamais eu lieu, la vie sur le pont reprend sous le regard médusé d'Edora.

 « Comment est-ce…

 — De la sorcellerie, Capitaine, rien de plus. » Un sourire, amusé. Elles sont les sorcières Düsud, après tout. « Kristal souhaitait que vous y assistiez. Enfin… Elle ne l'a pas dit, mais croyez-moi. Je la connais bien. »

 Seldi continue sans détacher son regard de la matriarche. Le rituel l'a fatiguée, plus que d'accoutumée.

 « Vous avez compris la raison de tout cela, n'est-ce pas ?

 — Je pense, oui. »

 Les deux femmes sourient sans se regarder et, lorsque Kristal arrive, Edora agit en conséquence.

 « Je parlerai de vous à mon Roi, Matriarche. »

 Kristal s'installe et lance un regard intrigué à Seldi, qui hausse les épaules pour toute réponse.

 « Que voulez-vous dire ?

 — Très exactement ce que j'ai dit : je dirai au Roi de l'Incendie que la nouvelle Matriarche des sorcières Düsud n'est pas une ennemie. Je ne pourrai pas faire beaucoup plus, mais je le ferai. Vous avez ma parole.

 — Oh ! » Seldi entend la joie sincère dans l'exclamation de Kristal. « Voilà qui est parfait !

 — J'ai tout de même une question à vous poser… »

 Seldi fronce les sourcils. Serait-ce une condition ? La capitaine révélerait donc enfin son jeu ?

 « Pourquoi ? »

 La question d'Edora prend Seldi de court.

 « Pourquoi ?

 — Exactement, pourquoi. Pourquoi m'avez-vous sauvée ? Je comprends que vous ayez sauvé votre frère. Je comprends que vous travailliez à son acceptation…

 — Parce que j'ai sauvé mon frère, justement.

 — Je... Je ne suis pas sûre de comprendre. »

 Seldi sourit, Kristal prend une grande inspiration.

 « Je suis un pur produit de mon clan. Une sorcière sans peur qui maudit ses ennemis avant de les regarder sombrer dans les abysses… » Elle prend une gorgée de rhum, exhale de bonheur. « Et lui n'est pas comme ça. Il a été formé au combat, évidemment, mais la guerre et les batailles ne coulent pas dans ses veines par envie.

 — Vous ne répondez pas à sa question, Matriarche.

 — Ça va, ça va ! J'y viens. »

 Elle hausse les yeux au ciel en grommelant que c'est toujours la même chose, puis revient vers la capitaine.

 « Mon frère n'a pas été entièrement élevé sur nos navires. Il a vécu une belle partie de son enfance avec son père, dans une ville on ne peut plus normale.

 — Porte-voix la moitié de l'année et enfant banal le reste du temps ?

 — On peut dire ça, oui. » Elles rient. « Et tout le temps passé avec son père a inscrit d'autant plus un écart entre lui et le reste du clan. Il a rencontré des personnes originaires des quatre coins des Cinq nations et il a écouté leurs histoires. Il ne lui a pas fallu longtemps pour attirer de la sympathie vers lui, puis le clan. Cette sympathie s'est lentement transformée en respect, puis en franche entraide. »

 Kristal souffle du nez à ces mots tant c'est peu dire que de parler de « franche entraide ». Le clan et Leinster font plus que s'entraider, bien plus. Ils se sont liés dans le commerce et le sang, suffisamment pour que plusieurs générations de sorcières en bénéficient.

 « Et comme je ne peux pas me reposer aussi indécemment sur mon frère pour l'avenir du clan, disons que votre sauvetage est un cadeau de la providence. »

 Une déclaration peut-être un peu trop honnête au goût de Seldi, mais qu'y peut-elle ? C'est cette même spontanéité qui a sauvé la capitaine.

 « Il vous a contaminé, en d'autres termes.

 — … Hum. Oui, on peut le dire ainsi.

 — Encore un point commun entre eux, donc.

 — Mon frère et votre protégée ?

 — Oui, même s'il s'agit plus d'une intuition qu'autre chose dans le cas de Saïna. »

 Quelques secondes s'écoulent avant que Kristal ne revienne à la charge.

 « Au fait, capitaine…

 — Oui ? »

 Sa voix est simple, pleine d'attente pour la suite.

 « Savez-vous que votre protégée connaît ma mère ? »

 Le silence qui suit est court, mais dérangeant. La capitaine regarde autour d'elle, puis dans le vide. Elle ne savait pas… et c'est très visiblement un problème.

 « Non, je ne le savais pas. »

 Seldi voit alors Kristal se redresser sur sa chaise et bomber le torse. Elle triomphera dans cette information. C'est parfait.

 « Eh bien sachez qu'elles se sont rencontrées il y a environ deux ans. »

 Une nouvelle gorgée de rhum sous les regards de Seldi et de la capitaine.