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Chapter 8 - Ce n'est pas celle du Porte-voix.

 Le temps est clair malgré la lumière décroissante. Les tables ont été dressées en un U pour couvrir la grande majorité du pont du Tourbillon. Une bonne centaine de sorcières mangeront ensemble ce soir, fait rare même pour les grandes lunes… Kristal a été claire : elle veut que leur hôte se sente accueillie comme si de rien n'était. Oui, comme si elle n'était pas capitaine de l'Incendie, comme si les sorcières n'avaient jamais été ennemies du reste de l'humanité, comme si tout était le plus normal possible. Et Seldi, plus en amie indéfectible que bras droit, s'est affairée au mieux.

 Les nappes bleu océan sont impeccables, les couverts soigneusement alignés. Les habituelles bougies et leurs photophores ont été remplacés par quelques cristaux de lumière, ceux-là mêmes qu'on n'utilise que deux fois par an. C'est une constellation qui prendra vie cette nuit entre les couverts, les plats et les rires — s'il y en a.

 Elle soupire, remonte ses lunettes tout en jetant un œil autour d'elle. Les filles sont toutes tendues, qu'elles aient été pour ou contre le sauvetage. Personne sur ce navire ne sait ce qu'il va se passer et cela se sent. Cela n'échappe pas à Seldi en tout cas.

 Nouvelle inspection bien inutile des assiettes et couverts, mais elle ne peut s'en empêcher. Kristal ne lui en voudra pas si un détail lui a échappé, elle le sait parfaitement… Mais elle sait aussi ce que représente ce repas dans l'esprit de la Matriarche. Elle ne veut pas lui faire défaut ce soir, plus encore qu'à l'accoutumée. Quand auront-elles de nouveau la chance de sauver une capitaine étrangère, noble qui plus est ? Seul Eniri le sait.

 « Regardez… »

 Seldi cligne des yeux et regarde dans la direction de la descente vers les ponts inférieurs. Elle soupire lorsqu'elle voit la capitaine vêtue comme une sorcière… C'en est peut-être trop. Non. Vu les regards des quelques sorcières autour de la capitaine, c'en est définitivement trop.

 Elle inspire donc lentement avant d'aller à leur rencontre. Kristal lève les yeux vers la lune et dit quelques mots que Seldi n'entend pas, mais connaît. La matriarche est l'une des seules adultes à ne jamais oublier de saluer l'astre et toutes celles qui reposent en son sein. Un sourire échappe à Seldi, comme toujours.

 La capitaine, elle, scrute l'horizon.

 « Vos autres navires ne sont pas avec vous ? »

 Et Seldi est juste assez proche pour lui répondre.

 « Hélas, non. »

 Elle incline légèrement la tête pour saluer la capitaine, dont le regard se trouble lorsqu'elle la voit. La peau couleur de cendre est toujours du meilleur effet. Elle sourit, donc, avant de continuer.

 « C'est un des nombreux changements mis en place par notre chère Matriarche.

 — Seldi ! » La joie dans la voix de Kristal est sans équivoques : la remontée depuis les quartiers a été difficile. « Je vois que tu as réussi à tout mettre en place.

 — Ai-je déjà échoué ?

 — Eh bien… »

 Kristal plisse les lèvres et Seldi hausse les sourcils.

 « Matriarche, je ne vous permets pas. »

 Et Kristal rit pour toute réponse. Ah ce rire… La matriarche et son frère ont le même, simple et puissant. Inopportun dans la grande majorité des cas.

 « Capitaine, je vous présente Seldi Düsud, ma main droite si l'on peut dire.

 — Capitaine. » Un ton respectueux, une nouvelle inclinaison de tête. « Heureuse de faire votre connaissance.

 — Également. »

 Et la capitaine s'incline de la presque exacte même manière. Cela n'échappe pas Seldi : cette femme sait mimer les codes.

 « Je suppose que vous êtes la Porte-voix de cette génération. »

 L'entrée en matière écarquille les yeux de Seldi et recule son buste. On ne lui avait jamais fait, celle-ci. Enfin, si. On l'a déjà méprise pour la vingt-sixième porte-voix. La présentation que Kristal fait d'elle et leur proximité portent à confusion.

 Mais on ne lui a jamais posé aussi ouvertement la question. Pas en phrase d'accroche en tout cas.

 Elle fronce légèrement les sourcils, imperceptible dans son examen de la capitaine. Soit elle n'est pas la plus douée pour ce genre d'échanges — ce qui n'est pas impossible puisqu'elle n'a pas eu l'éducation des nobles —, soit c'est un coup pour en apprendre plus.

 Le froncement s'accentue encore et elle laisse son regard glisser vers Kristal qui, d'un bref mouvement de tête, lui indique de laisser couler. Soit, elles en reparleront en son absence.

 Kristal sera l'honnête et Seldi l'observatrice. Elles fonctionnent mieux ainsi, de toute manière.

 « Hélas non. C'est le jeune frère de notre Matriarche, qui est son Porte-voix. »

 La surprise est immédiate dans les yeux de la capitaine, bien trop pour être feinte.

 « C'est aussi l'un des nombreux changements qu'elle a mis en place. »

 Le regard de la capitaine glisse de Seldi à Kristal, puis de nouveau à Seldi. Cette dernière, d'un simple mouvement de bras, l'invite à suivre.

 « Le repas ne devrait plus tarder, installons-nous.

 — Hein… Je… »

 La capitaine semble perdue un instant, probablement encore frappée par la déclaration sur Kriost. Seldi s'arrête, sourit à la capitaine pour toute question.

 « Excusez-moi. Je vous suis. »

 Et la capitaine obtempère, prend la suite de Kristal sous le regard de Seldi. La matriarche s'installe en place de maître, Seldi à sa droite.

 « Votre place est bien celle-ci. »

 La capitaine pose ses mains sur la chaise à gauche de la matriarche et hésite un instant.

 « Ça n'est pas celle du Porte-voix, rassurez-vous. »

 L'étrangère sourit alors et s'installe, Seldi en profite pour envoyer le signal du coin de l'œil à une sorcière derrière elle. Cette dernière sort une petite cloche de son manteau et l'agite brièvement. Le tintement est rapide, mais la capitaine y jette tout de même un œil.

 Elle n'est pas en confiance.

 « L'annonce du repas, rien de plus.

 — Oh. » Un sourire reconnaissant à l'adresse de Seldi. « Merci. »

 La sorcière hoche la tête pour toute réponse. D'ici quelques minutes, tout le navire ou presque sera sur le pont pour dîner. Ce sera une bonne manière de jauger cette capitaine.

 « Et donc vous… Vous avez un frère ? »

 Le sourire de Kristal s'affine.

 « Oui.

 — Et il est en vie ? »

 Le flux de parole de l'une accélère, tandis que l'autre se délecte de la situation.

 « Oui.

 — Et c'est votre Porte-voix ?

 — Encore une fois, oui. »

 La capitaine s'interrompt et cherche Seldi du regard, qui hausse les épaules. Oui, c'est un gros morceau à avaler. Certaines anciennes l'ont encore en travers de la gorge.

 « Vous vous doutez que je ne peux pas me contenter de ça, n'est-ce pas ?

 — Oui, je m'en doute. » Elle répondra aux questions de la capitaine. « Que voulez-vous savoir ? »

 La capitaine sourit en battant des paupières. La question peut sembler stupide pour une personne apprenant qu'il existe un homme parmi les sorcières Düsud.

 « N'a-t-il pas été…

 — Sacrifié ? Non. Ma mère a utilisé l'un de ses droits matriarcaux pour cela. » Une pause face au regard perplexe de la capitaine. « Elle a imposé sa survie.

 — Et cela a été accepté ?

 — Vous vous doutez bien que non. Personne n'y avait jamais songé… et les anciennes n'aiment pas le changement.

 — C'est qu'il faut dire, Matriarche, qu'elles sont justement choisies pour conserver la tradition. »

 Le soufflement de nez de Kristal n'est qu'une première réponse à Seldi. Évidemment qu'elles sont choisies pour ça. Elle ne le sait que trop bien… et elle ne leur en veut pas d'avoir refusé Kriost.

 Et tandis que Kristal continue, le pont se remplit de sorcières. Elles s'installent toutes, non sans dévisager la capitaine et questionner Seldi du regard. L'air de rien, elle balaie leurs inquiétudes par son attitude sereine. Tout va bien, inutile de s'inquiéter outre mesure, l'étrangère n'est pas armée et assise juste à côté de leur Matriarche. Elle n'est pas en mesure de tenter quoi que ce soit.

 Ce sont bientôt de plus jeunes filles qui commencent à affluer, armées de plateaux trop grands couverts d'assiettes ou de pichets.

 « Vos jeunes travaillent ?

 — Évidemment. Ça n'est pas le cas dans l'Incendie ? »

 La capitaine penche la tête pour tomber sur le regard perplexe de Seldi. Comme si elles pouvaient se permettre de ne pas utiliser toute la main-d'œuvre disponible…

 « Si, si… bien sûr. Mais je ne vois aucune fille de moins de quinze ou seize ans à la table… Chez nous, seuls les… » Elle cherche un instant le mot parfait. « Seuls les pauvres travaillent au même âge que vos petites. N'avez-vous pas de nobles parmi vos rangs ?

 — Non. » Kristal a tranché dans la question. « Enfin, pas au sens où vous l'entendez. Chacune se doit de prouver sa valeur ici. Les descendantes de matriarches ou d'anciennes n'échappent pas à la règle. » C'est l'une des rares choses qu'elle n'a jamais proposé de changer dans le fonctionnement du clan. « Nous travaillons jeunes pour comprendre que toutes les membres de l'équipage sont nécessaires à la survie du navire.

 — Les tâches évoluent évidemment avec les années et en fonction des aptitudes de chacune… Mais toutes doivent s'y soumettre. »

 Des assiettes arrivent rapidement devant les trois femmes et la petite qui tient celle de la capitaine hésite. Elle jette un œil à Seldi, qui hoche la tête toute sourire pour l'encourager. Elle s'exécute donc.

 « Merci.

— Ah ! »

 Le cri fluet de la gamine arrache un éclat de rire à la Matriarche, tandis que Seldi ôte ses lunettes pour se masser l'arête du nez. Ça ne va pas être facile.

 D'un bref regard, elle confirme le contenu de leurs assiettes. Les poulpes semblent bien caramélisés, la chair du thon rouge est fraîche. La laitue et les algues luisent à la lumière de la lune ascendante et des cristaux de lumière. Elle plante sa fourchette. Le son craquelé des petites crevettes lui caresse l'oreille. Tout est parfait. Il faudra qu'elle félicite celles qui étaient au dressage.

 Elle pique plusieurs aliments avant de les porter en bouche, croque et soupire de plaisir tandis que le gras du poisson se contraste dans l'acidité du citron et l'iode des fruits de mer. Elle mâche tranquillement, sent le goût englober l'entièreté de sa bouche. Une gorgée de rhum épicé sublime l'ensemble.

 Elle ne sait pas ce que donnera cette rencontre avec la capitaine pour l'avenir, mais au moins lui aura-t-elle permis un tel repas. Edda s'est surpassée avec cette entrée, il n'y a pas à dire. Seldi regrette presque que la jeune lui ait avoué vouloir prendre un poste sur le pont.

 Mais l'heure n'est pas aux questions de postes et d'emploi du temps. Elle se penche légèrement pour voir la réaction de la capitaine. Toutes sont pendues aux lèvres de cette dernière sans qu'elle ne s'en rende compte.

 Edora porte ainsi une première bouchée contre ses lèvres, semble hésiter un instant. Les gens du nord de l'Incendie n'ont probablement pas l'habitude de ce genre de plats. Elle hume, hausse un sourcil intrigué, ferme les yeux avant la mise en bouche. Elle croque, ne peut visiblement que râler de bonheur pour exprimer sa satisfaction.

 Deuxième fourchetée, puis troisième et Kristal se racle la gorge. Le regard, d'abord hagard puis surpris, que lui sert la capitaine est une réponse parfaite. La matriarche s'en saisit.

 « Mesdemoiselles, vous pouvez être fières ! Notre invitée semble apprécier votre plat. »

 Et les sorcières hurlent leurs félicitations aux plus jeunes, qui rougissent ou bombent le torse. Elles voulaient réussir, Seldi le voit aux regards complices qu'elles s'échangent. Quelques applaudissements retentissent pour leur plus grand plaisir.

 Les augures sont bons, finalement.

 Quelques bouchées s'enchaînent et les regards s'éloignent de la capitaine, suffisamment pour que la conversation reprenne sur une question de cette dernière.

 « Seldi ?

 — Hum ? » Un sourire simple et calculé. « Je vous écoute Edora.

 — Je suis désolée de ramener la question sur le tapis… » La capitaine hésite un instant. « Mais vous correspondez à tout ce que l'on attend d'une Porte-voix. Vous vous asseyez à la droite de la Matriarche, vous semblez être au centre des regards et je ne doute pas que vous ayez organisé le repas dans son intégralité. Je ne suis pas sûre de comment le formuler, mais… »

 Seldi voit la question venir. Ils sont nombreux à la poser.

 « N'êtes-vous pas… Comment dire…

 — Dérangée que son frère soit Porte-voix ? »

 La capitaine hoche la tête, visiblement heureuse que Seldi ait pris les devants. Elle n'a pas eu à le dire et s'en porte mieux.

 « Exactement.

 — Absolument pas. D'autant qu'il s'agissait de mon idée. »

 La capitaine hausse le sourcil avant d'enchaîner.

 « C'est pourtant l'un des plus hauts titres dans votre clan… Le plus haut après celui de Matriarche, si je ne dis pas de bêtise.

 — Et vous avez absolument raison. Mais … »

 S'il y a bien une action dont elle n'est toujours pas sûre des raisons, c'est bien celle-ci.

 « Je n'aurais jamais laissé mon clan tuer mon frère. J'aurais préféré fuir avec lui. » La voix de Kristal est froide. « Et Seldi a toujours été là. Nous avons été élevées ensemble. Si ça n'avait pas été pour mon frère, je l'aurais nommée… Sauf que si je l'avais nommée elle, il serait mort. » La phrase s'écrase sur elle-même et il faut une demi-seconde à Kristal pour reprendre. « Pour être tout à fait honnête, il serait mort si je n'avais pas obtenu le titre. »

 Kristal soupire et Seldi détourne le regard tandis que sa matriarche continue. Elles savaient toutes deux ce qu'il se passerait à la fin du règne de leur mère…

 « Et donc Seldi est venue me voir une nuit. Nous avions seize ans, mon frère six et ma mère venait de rendre Etheria au conseil. Elle est venue me voir et m'a déroulé une réalité simple comme bonjour : la survie de mon frère ne pourrait passer que par mon accession au titre de Matriarche. »

 Seldi a beau observer les sorcières manger, elle entend l'accent souriant de Kristal.

 « J'ai donc suivi son plan, je me suis présentée…

 — Et vous avez obtenu le titre en remportant les épreuves. »

 Kristal explose de rire, Seldi sourit de son côté.

 « Disons plutôt que les autres prétendantes n'ont jamais pu s'y présenter.

 — Quoi ? »

 Nouveau rire, plus terrible que tous les précédents. Elles se tournent toutes les deux vers la capitaine et bien qu'elle ne voit pas le visage de Kristal, Seldi y devine un sourire carnassier.

 « Rien ne l'a jamais interdit. »

 La capitaine penche la tête, fronce les sourcils. Elle... Non. La matriarche n'a pas pu dire ça.

 « Et votre frère a été accepté, comme ça ?

 — Oh non, loin de là. C'est même tout le contraire. Rares sont celles ayant tué leurs rivales. D'autant plus pour des raisons aussi controversées. Il… Il a été haï, purement et simplement. » L'hésitation est sans équivoque : encore aujourd'hui Kristal se demande s'il n'y avait pas de meilleure manière de procéder. « La route a été difficile… Mais je savais qu'il pourrait le faire. Il lui a juste fallu un peu de temps et beaucoup de travail. Rien de plus. »

 Kristal s'arrête et soupire de soulagement en levant les yeux vers la nuit qui s'installe. Seldi fait de même et un léger silence enveloppe le navire tandis que le jour s'éteint sous les étoiles. Une brise s'élève et Seldi sourit aux conversations qui s'éteignaient à la venue de Kriost. Le pauvre, pourrait-elle se dire, mais elle s'y refuse. C'était — et c'est toujours — le jeu pour le premier garçon des sorcières Düsud.

 Sa survie ne dépendait pas de lui, au contraire de son acceptation par le clan. Sa mère le savait, sa sœur aussi. Seldi elle-même l'a toujours su. Toutes trois ont parié sur lui, visiblement à raison.

 « Et qu'en est-il aujourd'hui ? »

 La question de la capitaine brise l'élan mélancolique de Seldi. Elle ne peut que l'en remercier d'un bref regard.

 « Les plus jeunes le traitent comme toutes les autres sorcières. La majorité des plus vieilles aussi… Seules quelques rares irascibles s'y refusent encore. »

 Elles rient toutes les trois et Seldi remercie Benoria de n'avoir mis aucune ancienne sur le navire ce soir-là. La capitaine n'aurait pas vécu la même soirée. Elle ne l'aurait peut-être même pas vécu.

 « Vous savez, Matriarche, le portrait de votre frère me fait étrangement penser à l'une de mes nouvelles élèves.

 — Oh vraiment ? »

 Seldi reconnaît cette inflexion montante dans la voix de Kristal : que l'on change de sujet l'arrange. Que la capitaine parle.

 « Oui, elle est arrivée il n'y a pas six mois à l'académie et je sens déjà qu'il faudra du temps pour effacer son empreinte. »

 Un bref regard est échangé entre Seldi et Kristal, tandis que le plat principal arrive. L'instant est parfait.