Mira a l'habitude maintenant. Ceux qui viennent lui parler de leurs maux physiques lui parlent aussi de leurs problèmes de vie. De ces petites choses qui les dérangent et dont ils ne peuvent parler qu'à elle.
C'est la femme du chasseur, cette fois. Elle n'est pourtant venue que pour un remède contre les maux de ventre… Il n'empêche qu'elle est là, appuyée contre le comptoir, son regard noisette fixé sur toutes les actions de Mira alors qu'elle ne fait que chercher les ingrédients dans des tiroirs trop bas.
« Vous vous rendez compte de ce qui est arrivé à ma petite ? »
Mira écoute d'une oreille distraite. Elle les connaît, les problèmes des parents. Leur enfant fait un peu trop ci, un peu trop ça. Jamais exactement ce que les parents veulent, mais bon… Ainsi se tasse la jeunesse. Ça n'est qu'en passant par là qu'ils peuvent devenir adultes.
« Elle est revenue couverte de boue de l'école il y a deux semaines et… »
Mira se redresse d'un coup, observe la femme. Courts cheveux noirs, peau blanche comme la neige, robe bleue délavée. Elle déchante tandis qu'elle réalise. C'est la femme du chasseur, la mère de la petite Saïna… Elle soupire. Elle voit le regard interloqué de la mère, fait comme si elle n'avait pas compris.
« Et donc ?
— Donc elle était couverte de boue et… elle nous a tout raconté. » Mira sent le sang refluer de son visage. « Vous allez bien ?
— Haha, oui… Oui. Je me suis levée un peu trop vite, rassurez-vous. » Elle inspire lentement, expire au même rythme. « Que vous a-t-elle dit ? »
La mère soupire et Mira sent son rythme cardiaque accélérer.
Saïna est restée à l'école plus tard que les autres élèves ce soir-là. Comme tous les soirs… Mais pour une fois, elle avait une raison. Une vraie raison : la grande lune de Jelk'Astr.
« Elle… Elle connaît cette lune ?
— Oui ! J'étais moi aussi étonnée. Les enfants ne connaissent pas les lunes divines d'habitude. » Pas seulement les enfants, personne ne les connaît. Ou presque « Mais elle m'a dit l'avoir découverte dans un livre que vous avez laissé à l'école. »
Le cœur de Mira loupe un battement tandis qu'elle observe l'air consterné de la femme. Elle s'appuie elle aussi au comptoir, les deux mains bien à plat pour sentir le bois sous ses paumes et y laisser reposer son poids.
Cela doit faire deux ans que Saïna ne rentre plus chez elle en même temps que les autres, qu'elle évite les grands émois de la sortie des classes. Ses parents n'ont pas le temps, Mira ne leur jettera pas la pierre.
Lui est chasseur depuis toujours et il part sans cesse pour de longues équipées solitaires, si bien qu'il n'a ni l'envie, ni même l'énergie, de venir récupérer sa petite. De fait la mère doit tout gérer chez eux, elle cumule les tâches pour elle et les autres de sorte à ramener un peu plus d'argent sous leur toit. De sorte que leur petite Saïna ne manque de rien. Mira sait tout cela parfaitement… Sauf que lorsque votre petite n'a ni ami ni soutien dans sa classe, lorsque le village tout entier la rejette…
La soigneuse chasse ces pensées de son esprit. Ça n'est pas à elle de faire leur procès, encore moins cette fois.
« Vous savez qu'elle lit énormément puisque… »
La voix de la mère s'éteint, incapable d'exprimer le pourquoi, et Mira lui répond d'un hochement de tête entendu. Oui, elle sait.
« Alors, vous imaginez bien que lorsqu'un nouveau livre est arrivé à l'école, il a fallu qu'elle le dévore. Elle l'a d'ailleurs beaucoup aimé, cette aventure maritime au large de Faract et… » Elle s'interrompt soudain. « Excusez-moi, je me perds.
— Ne vous inquiétez pas, j'ai tout mon temps. » Ça n'est pas totalement vrai, mais qu'importe. Elle le lui doit. « Continuez, je vous en prie.
— Elle s'est donc mise en tête d'attendre, ce soir-là, car elle savait que c'était la grande lune du dieu des océans et que les cristaux d'eau auraient une lueur toute particulière pour l'occasion. »
Mira voit les mains de la mère se crisper sur le bois. Elle les prend donc entre les siennes d'une manière douce et rassurante, pour que la mère sache qu'elle n'est pas seule ici. Qu'elle peut tout dire.
« Pour une fois qu'elle ne parlait pas de ses voix ou de cet Auguste qu'elle rencontre en rêve… Pour une fois que… » Le tremblement s'intensifie. « Si vous saviez l'état dans lequel elle est revenue… Il lui a fallu des heures pour être enfin propre, pour que sa peau retrouve sa blancheur naturelle. »
Un sanglot prend la mère, une larme roule le long de son nez et s'effondre sur le bois. Les vannes sont ouvertes, Mira le sait.
« Qu'avons-nous fait pour que cela arrive ? Qu'avons-nous…
— Que s'est-il passé ? »
Mira connaît déjà la réponse, mais elle doit savoir ce que sait la mère.
« Ils l'ont fait tomber dans la fontaine avant de la couvrir de boue en lui hurlant qu'elle n'est qu'un monstre… » Les larmes continuent de couler, la mère ne s'arrête pas. « Alors elle s'est enfuie et lorsqu'elle est arrivée à la maison, mon mari… Mon mari a… »
Elle inspire lentement, Mira écarquille les yeux.
« Qu'a-t-il fait ?
— Il est sorti pour lui parler et elle n'a plus décroché un mot de la soirée. Elle est seulement partie se coucher après s'être lavée…
— Savez-vous ce qu'il lui a dit ?
— Non… Il ne veut pas me le dire. Elle non plus d'ailleurs… »
Elle inspire, cherche visiblement à retrouver sa contenance. Mira, elle, hoche rapidement la tête avant d'attraper un petit sachet de poudre sur l'étagère derrière elle. Elle le vide dans un gobelet trouvé sous le comptoir avant de le remplir d'eau.
« Je ne sais plus quoi faire, vous savez… J'ai vraiment cru que ça n'était qu'une passade. Qu'elle avait trop d'imagination… Mais cela fait cinq ans que cela dure. Cinq ! Je ne sais plus quoi faire… Je… »
Mira tend le gobelet et un sourire compatissant à la mère, qui sèche ses larmes dans l'une de ses manches.
« Buvez, cela vous fera du bien.
— Mer… »
La fin du mot est avalée dans les cloches de la cité. La mère pâlit de nouveau lorsque le treizième coup tonne.
« Déjà treize heures ? » Elle soupire, boit la mixture calmante d'une traite. « Je suis désolée, je suis attendue chez l'herboriste. »
Elle s'essuie de nouveau les yeux, se tape les joues pour retrouver de la couleur et part vers la porte. Elle remercie plusieurs fois Mira au cours du processus et une dernière fois avant de sortir de la boutique.
Mira soupire alors et s'accoude au comptoir, la tête prise entre ses mains. La petite n'a rien dit… Peut-être ne l'a-t-elle pas reconnue ? Non, c'est peu probable. Pas après lui avoir hurlé dessus comme elle l'a fait.
Elle laisse donc les images défiler en son esprit dans l'espoir d'y trouver une excuse à ses actions.
C'est qu'elle aussi voulait voir la grande lune de Jelk'Astr. Et si la petite Saïna y a probablement trouvé l'occasion de découvrir l'une des merveilles du monde, ça n'a pas été le cas de Mira. Pas ce soir-là du moins.
Liée à l'eau, elle a toujours été sensible à cette lune bleue. L'accueillir auprès d'une fontaine sertie, ou de n'importe quel cristal d'eau en extérieur, soulage et revigore ceux qui porte un peu du pouvoir de l'océan.
Elle voulait la voir, cette lune. Pour elle et pour personne d'autre… Mais la femme de l'herboriste accouchait ce jour-là, et elle ne pouvait pas décemment leur dire de se débrouiller par eux-mêmes le temps d'un bain d'énergie cristalline. Impossible. Elle n'y a d'ailleurs même pas pensé.
Elle a fait son œuvre au mieux et a soulagé la mère à l'aide de tout ce qui se trouvait à sa disposition. Une fois l'enfant né et lavé, une fois les parents rassurés et abasourdis d'une pléthore de conseils et ordonnances, elle s'en est allée vers la fontaine de la cité.
L'épuisement est réel, mais elle sent déjà l'impact de la grande lune sur son organisme. Un peu comme si l'air ambiant, devenu presque liquide, s'appliquait à la régénérer. L'astre continue sa route céleste, prêt à s'effacer derrière d'immenses nuages noirs. Elle n'a que peu de temps, se met même à courir par peur de tout manquer.
À gauche derrière la boulangerie, puis la troisième à droite.
Des rires se font entendre lorsqu'elle n'est plus très loin de la fontaine. Elle ne reconnaît pas les voix, mais elle sait immédiatement qu'il s'agit d'enfants.
« Regardez-la ! » La petite Lorna. « On dirait un monstre venu des marais !
— Oh oui ! Un monstre prêt à nous croquer ! »
Et les rires explosent derechef, si bien que Mira accélère encore. C'est à bout de souffle qu'elle arrive sur la placette de la fontaine, dont le cristal a déjà perdu en intensité… Mais Mira n'y fait pas attention, tout ce qu'elle voit, ce sont les gamines du village debout en arc de cercle au milieu de la place. Elles rient, mesquines comme les pestes qu'elles sont. Mira ne les a jamais appréciées, mais elles ont toujours été respectueuses à son égard.
Le regard de Mira balaie l'espace et tombe sur un genre d'animal, à mi-chemin des gamines et de la petite fontaine, recroquevillé et couvert de boue. Incapable de comprendre ce qu'il se passe, elle fait un pas en avant.
L'animal se redresse au même moment et de petites flammes commencent à apparaître autour de ses pattes avant. Il fait un pas vers les gamines sous le regard horrifié de Mira et des flammèches apparaissent ponctuellement un peu partout autour de la bête.
Cette dernière lève alors les yeux, Mira reconnaît instantanément leur couleur carmin. Le cri lui échappe.
« Saïna ! »
Et les flammes disparaissent. La petite cherche du regard la source de la voix et Mira fait un pas de plus. Elles se scrutent un instant l'une l'autre et, tandis que Mira ouvre la bouche, la petite fait volte-face pour s'enfuir.
« Saïna, attends ! »
Mais elle ne l'écoute pas. Mira va pour la suivre, mais les gamines l'entourent déjà.
« Madame Mira ! Madame Mira !
— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? » Le ton est froid, tranchant. « Alors ? J'écoute !
— C'est elle qui a commencé. » La petite Lorna, encore. Elle a l'air désolée, mais Mira n'y croit pas. « On jouait et elle nous a attaqués.
— Oui, c'est vrai.
— On dit la vérité. »
Mira les observe un instant : une petite reine et sa cour.
« Elle vous a attaqué ? » Mira hausse le sourcil, peu crédule. « Et vous vous attendez à ce que j'avale ça ?
— Mais c'est vrai ! Elle a dit que les voix ne pouvaient plus attendre, qu'il fallait qu'elle le fasse ! »
Mira fronce les sourcils : c'est trop simple comme explication… Mais la petite Saïna a des crises depuis longtemps maintenant, et bien qu'elle essaie de les contenir, tout le monde sait. Et la fatigue achève la raison. Peut-être que sa folie s'est accentuée avec les années… Elle soupire, regarde de nouveau les gamines autour d'elle. Que peut-elle y faire de toute manière ?
« Rentrez chez vous. Vos parents doivent vous attendre vu l'heure qu'il est. »
Et les petites ne se font pas prier. Elles hochent la tête et saluent Mira qui, non contente d'avoir loupé la grande lune de Jelk'Astr, ne sait pas ce qu'elle va bien pouvoir faire de tout cela… Les parents de Saïna viendront sûrement la voir le lendemain. Elle leur expliquera alors ce qu'il s'est passé. Oui, c'est la meilleure chose à faire. Ça, et se replonger dans ses grimoires sur les maux de l'esprit… Peut-être y trouvera-t-elle quelque chose.