La lumière tiède de la fin de matinée traversait les fenêtres du palais, illuminant les armures rutilantes exposées le long des murs du couloir. Damon se tenait devant l'une d'elles, observant son propre reflet dans l'acier poli. Il peinait à reconnaître le visage qui lui faisait face : des yeux assombris par le doute, un front plissé par la détermination. Deux jours s'étaient écoulés depuis que le roi Alastair lui avait confié la mission à venir au Bois de Sombrebranche, et le poids de cette tâche pesait sur lui comme une force tangible.
Pourtant, la tension du jour ne se limitait pas aux aspects militaires. À l'aube, un message l'informait que le roi désirait s'entretenir en privé avec lui avant son départ. Cette convocation suscitait chez Damon des sentiments partagés : le roi cherchait-il à prodiguer des conseils, ou à poser de nouvelles exigences ?
Il inspira, tâchant de calmer son esprit, et reprit sa marche dans le couloir, guidé par le même intendant aux cheveux gris qui l'avait escorté à maintes reprises ces derniers jours. Cette fois, Damon était seul. Seraphina poursuivait ses dernières recherches au sujet de son contact chez les Gardiens, tandis que Rivan et Marisol supervisaient les préparatifs de matériel et coordonnaient la troupe de Sir Rodrik.
Devant une double porte aux ornements dorés, deux gardes royaux se tenaient au garde-à-vous. L'intendant hocha la tête et s'éclipsa discrètement. Damon marqua une pause, rassembla son courage, puis frappa légèrement. Un « Entrez » étouffé s'éleva de l'autre côté. Les gardes ouvrirent les portes, dévoilant un cabinet plus intime que les vastes salles d'audience auxquelles Damon s'était habitué.
Le roi Alastair se tenait près d'une haute fenêtre en ogive, offrant une vue sur les jardins du château. Les rayons du matin éclairaient ses cheveux sombres, faisant scintiller les fils d'argent à ses tempes. Il portait une tunique finement taillée, loin des lourdes robes de cérémonie, et tenait entre ses mains un sceptre élancé — plus un bâton symbolique qu'une arme. Autour de lui, des étagères garnies de livres et de rouleaux suggéraient les secrets et l'histoire du royaume.
— Damon, dit Alastair d'une voix chaleureuse. Je te remercie d'être venu.
Damon s'inclina légèrement.
— Vous m'avez fait demander, Votre Majesté ?
Le roi lui fit signe de refermer les portes. Quand Damon s'exécuta, Alastair poussa un léger soupir, s'éloignant de la fenêtre :
— En effet. Je tenais à échanger librement — loin des regards et des oreilles indiscrètes de la cour. Trop d'intérêts s'entrechoquent en ces murs.
Un frisson d'appréhension traversa Damon. Le roi veut de la discrétion… Pourquoi ?
— Je vous écoute, fit-il d'un ton neutre.
Alastair posa le sceptre sur une table basse.
— Je t'ai confié cette mission au Bois de Sombrebranche, avec Sir Rodrik et un contingent de ma garde, au motif officiel de combattre les monstres signalés là-bas. Mais officieusement, j'espère que tu pourras enquêter sur d'éventuelles anomalies plus profondes, surtout si elles impliquent d'antiques magies.
Damon hocha la tête.
— Compris. Seraphina et moi avons déjà relevé, dans les archives, l'existence de vieux tertres et sanctuaires dans cette zone. Nous serons attentifs aux activités de cultes ou aux reliques. Il marqua une pause, préférant être direct. Je pressens que vous avez davantage à dire, Sire.
Alastair l'observa un instant, comme pour évaluer son état d'esprit.
— Tu es perspicace. Oui, il y a autre chose, concéda-t-il.
Ses mains croisées derrière son dos, il se mit à faire les cent pas, laissant transparaître une nervosité inhabituelle :
— Mon royaume est assailli de toutes parts : seigneurs rebelles, bandes armées, bruits d'horreurs démoniaques ou draconiques. Je vois en toi quelqu'un qui pourrait devenir un grand champion pour Elandris.
Damon sentit son estomac se nouer. Il mène à quelque chose.
— Je ne souhaite qu'aider à défendre Elandris, Votre Majesté, répondit-il. J'ai vu trop de tragédies pour rester passif.
Un mince sourire apparut sur les lèvres du roi :
— Louable. Pourtant, tu sais comme moi que tu portes plus qu'un simple talent d'épéiste. Des rumeurs courent, évoquant un pouvoir caché éveillé en toi — peut-être lié à une relique. Les rumeurs sont souvent exagérées, certes, mais je soupçonne un fond de vérité.
Damon se raidit. Il aborde le sujet de la magie draconique… ou de la Couronne. Il se souvint des mises en garde de Seraphina et de la promesse de ne pas trop en dévoiler.
— Votre Majesté, je ne nierai pas avoir effleuré de curieux phénomènes en luttant contre les cultes, dit-il prudemment. Mais moi-même je n'en saisis pas la portée.
Au moins, il ne mentait pas. Il ignorait encore bien des choses de cette force.
Les traits d'Alastair se firent plus perçants :
— Vraiment ? J'espérais… enfin. Sans doute en sauras-tu plus avec le temps.
Il se détourna, dos à la fenêtre, les mains jointes.
— Ces reliques — si elles existent — pourraient bouleverser l'équilibre des forces. Entre de mauvaises mains, elles apporteraient le chaos. Entre les miennes, ou plutôt celles de la couronne, nous pourrions unifier le royaume et repousser toute menace.
La gorge de Damon se serra.
— Vous parlez de vous approprier ce pouvoir pour consolider la monarchie ?
— Pas pour mon seul profit, rétorqua Alastair d'un ton ferme. Pour Elandris. Le royaume se disloque sous l'effet de ces influences malsaines. Si un objet d'essence draconique peut nous avantager, ce serait folie de l'ignorer.
Damon comprenait mieux : Il veut que j'accède à ce pouvoir, afin de l'utiliser pour renforcer son règne. Le roi paraissait néanmoins sincère dans son désir de protéger ses sujets. S'agissait-il d'un authentique altruisme, ou d'une ambition masquée ?
— Mais ce pouvoir risque de corrompre, osa Damon. N'est-ce pas un péril encore plus grand ?
— Et c'est tout l'enjeu, reconnut Alastair, le visage grave. Le pouvoir peut être un bienfait ou un fléau, selon qui le manie. Je te demande de me faire confiance. Ensemble — ta compétence et mon autorité — nous pouvons empêcher que le royaume ne sombre davantage. Comprends bien : je ne t'offre pas qu'un titre ; je t'offre de façonner l'avenir d'Elandris à mes côtés.
Ces propos, d'une intensité redoutable, sonnaient presque comme une invitation à un pacte. Damon percevait clairement les avantages : moyens, appui militaire, archives… Mais pouvait-il réellement garder son libre arbitre ? Ne serait-il pas un pion, une fois engagé ?
Il pesa sa réponse :
— J'apprécie votre confiance, Sire. Et je tiens à sauver le royaume. Mais je dois d'abord percer le mystère de ces reliques — et de mes propres aptitudes — avant de décider comment les employer.
Un voile de déception passa dans les yeux du roi, vite balayé par un sourire courtois :
— Je comprends. Peut-être que ton expédition au Bois de Sombrebranche apportera des éclaircissements. À ton retour, nous aviserons. Mon offre demeure.
— Merci, Votre Majesté, murmura Damon en exhalant.
Le silence tomba. Les murs de ce cabinet semblaient écouter attentivement. Finalement, le roi reprit la parole, le visage redevenu sérieux :
— Sois prudent, Damon. La route vers Sombrebranche est dangereuse, même sans les horreurs qu'on y signale. Fais confiance à Sir Rodrik — c'est un homme fiable. Méfie-toi des menaces, qu'elles soient monstrueuses ou humaines.
Damon inclina la tête :
— Je le ferai. Au revoir, Sire.
Confidences dans le couloir
Bientôt, Damon quitta le cabinet, l'esprit en ébullition. Allié ou pion ? Le roi cherchait clairement à le garder près de lui. Pourrait-il rester indépendant en servant la couronne ? Un frisson d'inquiétude le traversa. Au moins avait-il une mission à accomplir, et c'était là l'essentiel.
Il tourna au détour d'une galerie et aperçut Seraphina, adossée à un pilier de marbre, les bras croisés. Une cape sombre couvrait ses épaules, le capuchon rabattu, mais découvrant son visage songeur.
— Alors ? demanda-t-elle doucement, tandis qu'il s'approchait. Le roi voulait un tête-à-tête ?
Damon acquiesça, lui emboîtant le pas. Ils s'éloignèrent à grands pas, hors de portée d'oreilles indiscrètes :
— Il m'a parlé d'alliance, expliqua Damon. Il me voit comme la clé pour exploiter ces reliques — pour le bien du royaume, selon ses mots.
Seraphina fronça légèrement les sourcils :
— Je m'en doutais. La monarchie cherche toujours à renforcer son pouvoir, surtout en période de crise. Mais peut-être Alastair est-il sincère dans sa volonté de protéger le royaume. Tous les souverains ne sont pas uniquement mus par l'égoïsme.
— Il m'a semblé… honnête, admit Damon. Mais peut-on résister à la tentation d'imposer sa volonté quand on dispose d'une telle force ?
Il repensa à la Couronne Cramoisie, capable d'exercer un ascendant colossal. La frontière entre sauveur et tyran est mince. Sentant l'anxiété de Damon, Seraphina posa une main sur son épaule — un geste rare d'empathie :
— Il nous faudra avancer prudemment. Pour l'instant, concentre-toi sur le Bois de Sombrebranche. Montre de quoi tu es capable, sans te laisser instrumentaliser. Ensuite, on verra ce que le roi proposera au retour.
Damon sourit faiblement :
— D'accord. Retrouvons les autres. Le départ approche.
Soldats et stratégie
Plus tard dans l'après-midi, Damon, Seraphina, Rivan et Marisol se réunirent dans l'une des cours du palais, un large espace bordé d'arcades et agrémenté de massifs floraux. Sous le soleil, une douzaine de gardes royaux s'alignaient en rang, armures étincelantes. En tête se trouvait Sir Rodrik, la poitrine barrée d'un plastron luisant.
— Voilà une belle escorte, commenta Rivan à mi-voix. Nous ne manquerons pas de main-d'œuvre.
Marisol, le bras toujours en écharpe, fronça les sourcils :
— Ils sont nombreux, mais la discrétion sera peut-être cruciale. Si on a affaire à un culte ou à des créatures, un grand groupe risque de les faire fuir.
Rodrik s'approcha, inclinant la tête avec respect :
— Le roi m'a ordonné de suivre les directives de Damon sur le terrain. Je veillerai à ce que les soldats s'adaptent à votre tactique, dit-il.
Marisol hocha la tête, peu habituée à ce qu'un chevalier de haut rang se mette à son service. Damon, lui, ressentait aussi l'étrangeté de voir un chevalier se mettre à disposition. C'est la volonté du roi — un test pour moi.
De son côté, Seraphina circulait entre les rangs, jaugeant l'équipement et la détermination de chacun, leur demandant s'ils avaient déjà affronté des phénomènes surnaturels. Peu avaient rencontré des ennemis aussi singuliers que ceux que Damon et elle avaient combattus. Nous devrons être prudents, songea Damon.
L'heure suivante se passa à organiser le matériel, vérifier les armes et planifier l'itinéraire. Sur un banc de pierre, on avait déployé une carte du Bois de Sombrebranche, indiquant d'anciens tertres, une tour de guet en ruines et quelques masures isolées. Rivan traça une route du doigt :
— S'il y a des bêtes ou un culte, ils laisseront peut-être des traces par là — dans la zone boisée dense, ou dans les souterrains de la tour effondrée.
Rodrik approuva :
— Nous établirons un campement en lisière, puis nous nous aventurerons en petits groupes pour explorer.
Damon sentit grandir en lui une détermination calme. Nous voici à l'aube de notre première mission officielle sous la bannière du roi. Il se rappela la proposition voilée d'Alastair concernant les reliques. Chaque chose en son temps.
L'irruption du duc Lennox
Alors qu'ils finalisaient les préparatifs, un mouvement dans la cour laissa apparaître le duc Lennox, entouré de quelques serviteurs. Son habit bordeaux, orné de son emblème faucon, rayonnait sous la lumière. Il s'approcha de Damon et de Rodrik à pas mesurés.
— Sir Rodrik, tout est-il prêt ? demanda-t-il, en ignorant d'abord Damon du regard.
Rodrik inclina légèrement la tête :
— Oui, Monseigneur. Nous partons à l'aube. Les hommes sont prêts.
Enfin, le duc daigna porter son attention sur Damon :
— Le roi place beaucoup d'espoirs en vous, Blackthorn. Peut-être réussirez-vous… ou peut-être cette mission mettra en lumière vos limites.
Il eut un sourire en coin, presque moqueur.
Damon garda son calme :
— Nous ferons tout pour protéger le royaume, Monseigneur. Il n'y a pas lieu de nourrir d'inutiles rivalités.
Le sourire de Lennox s'accentua, mêlé d'une froide condescendance :
— C'est tout à votre honneur. Mais souvenez-vous : au Bois de Sombrebranche, vous serez loin des fortifications de Silverhold. Si vous échouez, je doute que le roi se montre encore bienveillant.
Damon ne répondit pas, le regard toutefois brûlant d'une lueur de défi. S'il veut me voir échouer, il sera déçu.
Le duc fit demi-tour et s'éloigna, laissant derrière lui une atmosphère électrique. Rivan jura à mi-voix :
— On dirait presque qu'il espère nous voir échouer.
Seraphina pinça les lèvres :
— Sans surprise. Mieux vaut ne pas se laisser atteindre. Répondons-lui par le succès.
Rodrik acquiesça :
— Il y a de vieux griefs entre certains nobles et la couronne. Ne vous en souciez pas. Concentrez-vous sur la mission.
Damon, chassant l'amertume des paroles du duc, se promit de ne pas céder à l'intimidation. *Rien ne compte plus que la vie des gens menacés. *
La veille du départ
Au crépuscule, la cour s'était vidée. Restés seuls sous un ciel embrasé de reflets orangés et rosés, Damon et ses proches achevèrent de rassembler leurs affaires : sacs de couchage, provisions, effets personnels. Le palais, d'ordinaire bouillonnant, commençait à s'assoupir sous un voile de calme relatif.
— Nous partons dès l'aube, dit Damon, brisant le silence. Assurez-vous de ne rien avoir oublié.
Marisol secoua la tête :
— Les cartes, le matériel, le plan d'approche : tout est prêt. Mon bras se rétablit suffisamment, et Rivan a défini les signaux à employer avec les soldats.
Seraphina jeta un bref coup d'œil vers la silhouette du château :
— J'ai tenté de repérer mon contact chez les Gardiens, sans succès. Il nous faudra patienter. De toute façon, le Bois de Sombrebranche pourrait receler des indices cruciaux. Peut-être la suite pour dénouer le mystère de la Couronne nous y attend.
Rivan, la main sur sa lance, approuva :
— Quelles que soient les intentions finales du roi, nous irons au bout de notre mission : protéger les gens et mettre fin aux forces occultes si elles existent.
Damon ressentit une vive gratitude pour ses compagnons. Malgré la confusion qui l'étreignait face aux ambitions du roi, il n'était pas seul.
— Merci, dit-il doucement, les regardant tour à tour. Merci pour tout.
Ils échangèrent des sourires. Puis, sans un mot, ils se séparèrent pour rejoindre leurs chambres, conscients que le repos leur serait précieux avant l'aube.
Cette nuit-là, Damon demeura longuement à la fenêtre, contemplant le firmament constellé. Suis-je l'allié du roi ou son pion ? La question le taraudait. Il se remémora le visage sincère d'Alastair, son discours sur la nécessité de protéger le royaume, et simultanément la crainte d'une soif de pouvoir dissimulée. Peut-être les deux se côtoient-ils. Je devrai trancher, le moment venu.
Finalement, il se coucha, laissant la fatigue l'emporter. Une ultime pensée traversa son esprit : Demain, nous partirons. Que nos actes prouvent nos intentions, loin des intrigues du palais. Dans le demi-sommeil, l'étrange flamme draconique en lui vibra de nouveau, reflet de la tension qui bouillonnait dans son âme. Les épreuves de Sombrebranche diraient si Damon resterait libre — authentique héros du royaume — ou s'il se retrouverait prisonnier des desseins royaux, jouet involontaire d'un destin qui le dépassait.