Le matin se leva sous un voile gris au-dessus de Silvercoast, enveloppant la ville d'une lumière tamisée qui reflétait la tension latente sous sa surface. La bruine de la nuit avait cessé, laissant les rues luisantes et l'air lourd d'humidité. Dans l'ancien salon de coiffure, devenu leur base d'opérations, Jared, Ava et Marcus se préparaient à une nouvelle journée sur le fil d'une paix fragile.
Ils avaient peu dormi, au mieux. Le plan pour les heures suivantes était établi, mais rempli de risques : une visite prudente à Gemstone Hills, le site présumé du Labo #5, tout en gérant les négociations de la ville avec les Razor Claws. Tout dépendait d'une synchronisation précise—il restait moins de deux jours avant que les Claws n'exigent la rencontre formelle avec le conseil. S'ils découvraient quelque chose d'explosif à Gemstone Hills, cela pouvait de nouveau renverser l'équilibre des forces.
Sur la route
— « Mieux vaut partir tôt, » déclara Jared en enfilant une veste légère. La blessure par balle à sa cuisse le lançait encore, mais suffisamment cicatrisée pour qu'il puisse se déplacer avec plus d'assurance. « On sort discrètement de la ville, on vérifie si ce prétendu labo est bien là. Si c'est trop gros, on appelle Gallagher. »
Ava acquiesça, rassemblant son stylo-caméra, son téléphone et un petit sac de matériel.
— « Et on ne dit rien aux Claws pour l'instant, n'est-ce pas ? S'ils l'apprennent, ils risquent de vouloir s'en emparer en premier. »
Marcus souleva un sac contenant son ordinateur et un scanner de données portable.
— « Oui. Confirmons d'abord. Si le Labo #5 est aussi important que les rumeurs l'affirment, on aura besoin d'un appui officiel de toute façon. Sinon, c'est un coup à revivre le cauchemar de Seraph. »
Ils fermèrent derrière eux la porte du salon, puis longèrent la ruelle matinale. Une berline, prêtée par le "Bureau de liaison citoyen", les attendait. Moteur vrombissant, ils s'engagèrent bientôt dans des rues à moitié vides, bordées par les silhouettes imposantes des immeubles effleurées par la lumière blême de l'aube.
En route vers Gemstone Hills
Une fois sortis de la périphérie, la circulation se fit plus clairsemée. Leur route se poursuivit sur une voie plus étroite qui serpentait entre des zones boisées et des parcelles d'urbanisation délaissées. Les stigmates de la chute de Vaughn se lisaient encore ici ou là : immeubles inachevés, graffitis, et panneaux publicitaires vantant de nouveaux investissements jamais concrétisés.
Ava, les yeux posés sur le paysage, tenait son téléphone sur ses genoux avec une application de cartes ouverte.
— « Gemstone Hills était censé devenir un complexe résidentiel haut de gamme, il y a une quinzaine d'années, » rappela-t-elle d'une voix posée. « Les promoteurs ont fait faillite, puis Vaughn et ses associés ont racheté des terrains en douce. C'est resté déserté. »
Marcus faisait défiler des notes sur son ordinateur.
— « On pense que Kasimir l'a choisi comme Labo #5 : beaucoup d'espace, peu de surveillance, idéal pour dissimuler drogues ou technologie arcanique. Le refuge parfait pour les fidèles du Syndicat restants. »
Jared acquiesça, le regard oscillant entre la route et l'horizon.
— « Si on confirme qu'un labo fonctionne, on appelle Gallagher pour une vraie opération. Pas question de jouer les héros sur place s'il y a beaucoup de gardes. On sait ce que ça donne. »
Le silence s'installa tandis qu'ils traversaient un panneau indiquant "Gemstone Hills", lettres écaillées sur un panneau bancal. La route s'effaçait dans des terrains envahis de végétation, ponctués de maisons à moitié construites ou juste ossature de bois et de métal.
Premières impressions
Gemstone Hills dégageait une étrange quiétude. Le vent agitait les hautes herbes qui avaient repris possession des trottoirs et des terrains à l'abandon. Un vieux terrain de jeu rouillé traînait près d'un centre communautaire en ruine. L'endroit respirait l'abandon, mais un malaise flottait—comme des traces de pas sur la terre battue, ou des empreintes de pneus sur le bitume fissuré, et une subtile odeur chimique dans l'air.
Ils rangèrent la berline derrière un bosquet, loin de la route principale. Ava vérifia la réception de son téléphone, qui s'annonçait plutôt faible.
— « On risque de galérer pour joindre Gallagher, ici. Mieux vaut rester brefs si on a du signal. »
Marcus ouvrit le coffre, en sortit quelques accessoires : lampes-torches, batteries de secours, et le Taser artisanal utilisé lors de précédentes missions.
— « On y va en douceur, on prend des photos, on repart. Au moindre signe de sécurité renforcée, on fait demi-tour. »
Jared tapota la pochette contenant les Shades of Authority. Il préférait éviter de s'en servir immédiatement, mais elles pouvaient leur sauver la mise en cas de piège.
— « Allons-y. On commencera par la plus grande bâtisse—celle qui ferait un bon labo. Puis on contourne le périmètre. On récolte des indices et on s'en va. »
Ils empruntèrent un sentier envahi par les mauvaises herbes, bordé de maisons inachevées. Chaque structure témoignait de rêves avortés : toits inachevés, fenêtres condamnées, murs à peine montés. Par endroits, des graffitis évoquaient Vaughn ou le Syndicat, vestiges d'un passé pas si lointain. Finalement, ils repérèrent une construction plus imposante—sans doute un manoir modèle ou un centre communautaire—dont la toiture dominait le paysage, abîmée par le temps.
En approchant du manoir
Ava leva son téléphone et captura quelques clichés.
— « Probable centre névralgique. Assez spacieux pour un labo clandestin. Regarde les traces de pas dans la boue. » Elle s'accroupit, montrant du doigt des empreintes récentes.
Marcus s'agenouilla pour examiner la terre humide.
— « Trace de bottes, plutôt fraîches. Plusieurs personnes, apparemment. » Il releva la tête vers le second étage, guettant un éventuel mouvement. « Pas de lumière ni de bruit. »
Jared serra la mâchoire.
— « On contourne. Par-là, on voit un accès latéral. »
Ils longèrent une clôture tordue et trouvèrent une porte latérale en métal rouillé, maintenue par une chaîne neuve et un cadenas.
— « Signe que c'est en activité, » constata Jared, la voix tendue. « Ils y tiennent suffisamment pour verrouiller comme il faut. »
Ava effleura la chaîne.
— « Acier, sans rouille, donc récent. Je peux filmer ça comme preuve. »
Marcus s'apprêtait à parler quand un bruit de métal retentit à l'intérieur. Ils échangèrent un regard inquiet. Quelqu'un se trouvait dedans.
La rencontre inopinée
Ils se replièrent derrière une haie envahie de ronces, le cœur battant. Ava pointa discrètement son stylo-caméra vers la porte. Quelques instants plus tard, la chaîne s'agita de l'intérieur. Le cadenas fut retiré, et deux silhouettes jaillirent, de sombres capuches recouvrant leurs visages. Chacune portait une petite caisse, avançant avec précipitation.
— « …le chargement est en retard. Kasimir va râler, » râla la première.
— « On ne peut plus traîner, on ne veut pas que la ville débarque, » répondit la seconde, en ajustant la caisse.
Le sang de Jared ne fit qu'un tour. Des affiliés au Syndicat, sans doute, chargés de matériel depuis ce qui semblait être un labo actif. Ava filma l'intégralité de la scène, la main légèrement tremblante.
Les hommes installèrent leurs caisses à l'arrière d'un vieux pick-up garé un peu plus loin. Puis ils montèrent, contact enclenché, et disparurent, laissant derrière eux des traces fraîches de pneus.
Marcus souffla enfin.
— « Confirmation : un labo actif. Et si Kasimir est derrière, c'est probablement Labo #5. »
Jared acquiesça, jetant un regard à la porte à nouveau cadenassée.
— « On pourrait voir s'ils ont laissé la porte mal fermée, mais s'il y a d'autres gardes, on risque gros. »
Ava pressa son stylo-caméra contre sa poitrine.
— « On a déjà de quoi prouver que c'est un site opérationnel. On peut prévenir la police et partir. »
Marcus hocha la tête.
— « Faisons ça. »
Mais Jared, pris entre la nécessité de prouver l'ampleur du labo et la crainte de subir une nouvelle fusillade, prit une décision : « Entrons juste quelques minutes pour inspecter. Puis on se retire. »
À l'intérieur du labo
Ils trouvèrent un carreau latéral qu'ils purent forcer discrètement. Une odeur chimique leur parvint, semblable à celle du Labo #4. Munis de lampes-torches réglées au minimum, ils avancèrent dans un couloir jonché de caisses portant des étiquettes vagues : "SUPPLIES", "CAUTION". Derrière des portes entrouvertes, ils apercevaient des tables chargées de fioles, de symboles occultes tracés à même le sol. Sur un établi, un dispositif métallique inachevé arborait des cristaux semblables à ceux utilisés pour Seraph.
Ava filma, Marcus prit des photos. Jared, lui, luttait contre l'envie de chausser les Shades pour détecter d'éventuelles présences hostiles. Une appréhension constante lui tordait le ventre.
Ils atteignirent une grande salle centrale où trônaient des rangées de tables métalliques, couverts de schémas arcanes fixés aux murs et de canisters émettant un faible bourdonnement. Une unique lampe vacillait au plafond, révélant des câbles s'étalant sur le sol comme des racines intrusives.
Jared sentit l'angoisse l'envahir. « Ça dépasse le petit labo. Si Kasimir en est responsable, il a amassé plus de ressources qu'on ne le croyait. »
Des bruits de pas dans un couloir adjacent les figèrent. Ava éteignit sa lampe, Marcus s'abritant derrière une pile de caisses. Jared effleura la pochette des Shades.
Deux silhouettes entrèrent, parcourant les équipements d'un air affairé. Leurs murmures échappaient au trio, mais quelques bribes parvinrent à Jared : « Kasimir veut des résultats... retard… prochain test bientôt. » Ils ressortirent après une brève inspection.
Ava et Marcus échangèrent un regard résolu ; ils en savaient assez. Mieux valait fuir sans tarder. Jared approuva d'un signe de tête. Ils se dirigèrent vers la fenêtre par où ils étaient entrés.
La fuite étroite
La sortie se fit en silence, l'adrénaline vrillant leurs nerfs. Dehors, la lumière du jour avait un peu gagné en intensité. Ils regagnèrent leur berline à pas rapides. Le cœur de chacun battait la chamade tandis qu'ils tournaient la clé de contact. En quittant la zone, ils aperçurent un 4x4 noir arrivé sur l'autre flanc du domaine. Marcus se baissa, craignant d'être repéré. Jared reprit la route à allure modérée.
Une fois sur la grande route, le réseau téléphonique revint. Ava s'empressa de texter Gallagher : « Labo #5 confirmé. Gros effectif, matos arcane. On est sortis. » La réponse fut immédiate : « Compris. Vais préparer un plan d'opération. Restez prudents. »
De retour au salon
Rentrés au barbershop, ils s'affalèrent sur les chaises, épuisés. La différence entre les Labos #4 et #5 était frappante : le second apparaissait comme un véritable pôle d'ingénierie clandestine.
— « Kasimir doit être sûr de lui, » dit Marcus, encore secoué. « Ils opèrent en journée, changent des équipes, pas de discrétion exagérée. Soit ils nous sous-estiment, soit ils savent qu'on est trop occupés ailleurs. »
Jared fixait la pochette des Shades sur la table, ses pensées tourbillonnant.
— « Ou alors Kasimir exploite le fait que l'attention est focalisée sur les Claws et la négociation. Il peaufine peut-être un nouveau prototype comme Seraph. Ce serait un désastre. »
Ava jeta un œil à son téléphone, lisant le dernier message de Gallagher : un manque cruel de forces disponibles, priorité au rendez-vous avec les Claws… Pas de raid imminent. « On est bloqués. S'ils finalisent des armes arcanes, la ville pourrait replonger. »
Jared ressentit une vague de frustration. « Tout le monde est paralysé ? Les Claws exigent leur place, Kasimir peaufine son labo, et on risque de voir une escalade totale. »
Marcus posa une main sur l'épaule de Jared. « On avance par étapes. Au moins, on a des preuves claires pour justifier un assaut plus tard. »
Dans la soirée, ils compilèrent leurs images, vidéos et rapports, prêts à les transmettre au conseil et à la police. Ava rédigea un résumé urgent pour le conseiller Holmes, alertant du danger. Les messages de Clyde indiquaient que Fox restait nerveux mais toléraient l'attente de la rencontre prévue. Pourtant, tout le monde pressentait un climat tendu—comme le calme avant un orage plus vaste.
Tisser un nouvel horizon
Une fois la nuit tombée, Jared resta silencieux à fixer les Shades, songeur. Quoique la ville clame que la chute de Vaughn inaugurait un renouveau, les conflits latents persistaient : un labo clandestin prospérait, un gang oscillait entre criminalité et rédemption, et le conseil peinait à orchestrer une paix durable. Les Shades semblaient contempler ce chaos, silencieuses gardiennes d'un équilibre fragile.
Il se souvenait pourtant du succès de leur combat contre Vaughn. Même en étant minoritaires, ils avaient détruit Seraph. Alors sans doute pouvaient-ils aussi endiguer Kasimir, empêcher les Claws de régner par la peur, et aider la ville à franchir un cap. Mais tout se jouerait sur un fil.
Alors qu'il rangeait l'artefact, Jared s'arma d'une certitude : ils ne resteraient pas passifs. Ils avaient prouvé que l'impossible peut être défait, qu'un empire criminel peut vaciller. Et, malgré la noirceur persistante, ils allaient poursuivre cette mission : arrimer Silvercoast à un avenir meilleur, fût-ce dans la douleur.
Le silence du salon, seulement troublé par le bourdonnement lointain d'une circulation nocturne, enveloppa le trio. Comme souvent, ils se couchaient sans savoir de quoi serait fait le lendemain. Dans leur demi-sommeil, l'image d'un Labo #5 en pleine activité résonnait—un avertissement de ce qui pourrait se profiler. Mais ils s'y prépareraient, prêts à combattre la prochaine vague d'ombres. Parce que, dans la nuit profonde de Silvercoast, leur détermination restait la plus vive des lueurs.