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Chapter 13 - Je n’ai connu que la guerre

Le ciel d'Etamenki semblait peser plus lourd ce jour-là. Quatro, assis sur son lit de paille, fixait le plafond suintant du dortoir, son esprit englué dans l'image de la femme aux cheveux d'or qui avait hanté son sommeil. Il savait désormais que chaque pas qu'il faisait dans cette cité parfumée et empoisonnée l'éloignait un peu plus de son ancienne vie. Revenir en arrière n'était plus une option.

Depuis son arrivée, l'enfer d'Etamenki n'avait cessé de s'approfondir. Les vapeurs toxiques des laboratoires, les hurlements des esclaves brisés, et la présence omniprésente des gardes ne lui laissaient aucun répit. Pourtant, c'était ici qu'il devait trouver les réponses. Ici qu'il retrouverait sa sœur. Mais pour cela, il lui fallait s'enfoncer davantage encore, risquer ce que peu d'hommes osaient affronter : le Parfumeur en Chef.

Cette nuit-là, Ventio murmura, dans l'obscurité du dortoir, les mots que Quatro attendait.

"Je peux te donner ta diversion. Mais comprends bien, Quatro, une fois que tu seras dans ses quartiers, il n'y aura pas de retour."

Le prince brisé hocha la tête, son regard perdu dans une détermination glaciale.

"Je n'ai pas besoin de revenir. J'ai tout quitté pour en arriver là."

Ventio ne répondit pas, mais un voile de tristesse traversa ses traits.

Le lendemain, le chaos éclata.

Un mélange précis d'huiles, d'extraits et de substances volées à la réserve provoqua une explosion dans l'un des laboratoires principaux. La fumée envahit les couloirs, dense et colorée, et les esclaves paniqués coururent dans tous les sens. Les gardes, eux, criaient des ordres contradictoires, certains cherchant à évacuer les lieux, d'autres à trouver les responsables.

Profitant de la confusion, Quatro quitta sa tâche et emprunta un passage secondaire. Ses pas résonnaient dans les couloirs vides, mais son cœur battait à un rythme effréné. Chaque tournant, chaque ombre semblait sur le point de révéler un danger.

Il atteignit enfin la porte massive menant aux quartiers du Parfumeur en Chef. Elle s'ouvrit avec un grincement sinistre, dévoilant une salle baignée d'une lumière artificielle, diffuse et oppressante.

La première chose qu'il vit fut le corps.

Allongé sur une table de marbre, l'homme que les gardes avaient emmené quelques jours plus tôt n'était plus qu'un amas de chair soigneusement disséquée. Ses membres avaient été sectionnés et alignés comme les pièces d'un puzzle morbide. Ses organes, rangés dans des bocaux étiquetés, flottaient dans des liquides colorés.

Quatro sentit un frisson parcourir son échine. Cet endroit n'était pas un laboratoire, mais une scène de carnage méthodique, une célébration macabre de la maîtrise alchimique.

"Esclave."

La voix froide du Parfumeur en Chef retentit derrière lui, le tirant de sa stupeur. L'homme, dissimulé derrière son masque d'ivoire, avançait lentement, son regard invisible semblant sonder Quatro jusqu'à l'os.

"Que fais-tu ici ?"

Quatro, maîtrisant son souffle, se redressa.

"Je veux devenir testeur."

Un silence pesant s'installa. Puis, le Parfumeur éclata d'un rire glacial, un son qui résonna dans la pièce comme un écho sinistre.

"Un testeur ?" Il s'approcha, observant Quatro comme on jauge une bête étrange. "Tu ne sais donc pas ce que tu demandes. Les testeurs, ici, ne sont que des outils jetables, des corps que nous consumons pour perfectionner nos créations."

"Je suis un Premier Homme," répondit Quatro, sa voix calme mais déterminée. "Mon sang est fort. Mon corps peut supporter ce que les autres ne peuvent pas."

Le Parfumeur s'arrêta, intrigué. Ses doigts fins effleurèrent une fiole contenant un liquide d'un bleu profond, presque hypnotique.

"Peut-être. Mais je ne donne rien sans épreuve."

Il s'approcha encore, ses pas résonnant sur le sol carrelé.

"Tu veux devenir testeur ? Très bien. Mais avant cela, réponds à mes questions."

Ses gestes calculés, comme un prédateur examinant sa proie.

"Qu'est-ce qui différencie un parfum d'un poison, Premier Homme ?"

Quatro, les poings serrés derrière son dos, se souvenait des leçons de Ventio, l'ancien maître parfumeur.

"Rien," répondit-il calmement. "Le parfum et le poison ne sont qu'une question de dosage et de cible. L'un séduit les sens, l'autre les détruit. Mais les deux exploitent la vulnérabilité de l'âme."

Le Parfumeur esquissa un sourire sous son masque.

"Quel ingrédient provient des Piliers de Suet et est utilisé pour stabiliser les parfums corrosifs ?"

Quatro inspira profondément. "La sève cristallisée des Piliers, connue sous le nom de 'Larmes lacteuses'. Elle est mélangée avec du souffre réduit pour neutraliser les vapeurs toxiques."

Le Parfumeur hocha légèrement la tête, intrigué.

"Impressionnant… Mais dis-moi, esclave, quelles plantes utiliserais-tu pour stabiliser l'essence d'un parfum contenant des traces d'impurtés ?"

Quatro inspira. "Je mélangerais de la racine d'Prit broyée avec une faible quantité de sève de Bise, diluée dans de l'huile de Noroit. Cela neutraliserait les impuretés sans altérer les propriétés du parfum."

Un silence glacé suivit sa réponse. Les assistants du Parfumeur en Chef, qui s'affairaient dans l'ombre, s'étaient figés, observant la scène.

"Qui t'a appris tout cela ?" demanda enfin le Parfumeur, sa voix plus dure. "Ce n'est pas un savoir qu'un esclave peut posséder."

Quatro resta silencieux, son regard défiant croisant celui de son interlocuteur.

"Tu es un espion," accusa le Parfumeur, sa voix s'élevant dans la pièce comme un coup de tonnerre. "Un agent envoyé pour infiltrer mes laboratoires !"

Il claqua des doigts, et deux gardes massifs surgirent des ombres.

"Emmenez-le à la salle de purification. Nous allons découvrir qui il est vraiment."

La salle de torture, ironiquement appelée "Salle de Purification", était un endroit où les murs suintaient de sang. Des crochets pendaient du plafond, des bancs en fer froid étaient tachés, et l'air était lourd d'un mélange écœurant de souffre et de parfum.

Les gardes plaquèrent Quatro contre un banc, ses poignets attachés à des anneaux de métal rouillé. Le Parfumeur en Chef s'approcha lentement, une seringue remplie d'un liquide doré scintillant à la main.

"Parle," ordonna-t-il. "Dis-moi qui t'a envoyé, ou ce sérum fera de toi un exemple de douleur."

Quatro releva la tête, son visage marqué par la sueur et le sang, mais son regard brûlait d'une intensité que même le Parfumeur ne pouvait ignorer.

"Je suis Quatro, prince des Premiers Hommes," déclara-t-il, sa voix résonnant dans la salle. "Fils de Troan, le roi déchu. À ma dixième année, j'ai vu mon père mourir face à l'ennemi. J'ai mené des troupes de milliers d'hommes toute ma vie."

Sa voix, grondante, montait crescendo.

"Je n'ai connu que la guerre. Je suis né dans son chaos. Et si je suis venu jusqu'ici, si j'ai traversé l'Océan du Vent Gris, c'est pour récupérer ma sœur et venger l'affront que cette cité méprisable a fait à mon peuple !"

Un silence tomba, plus lourd encore que les chaînes qui entravaient Quatro.

Le Parfumeur recula d'un pas, son masque d'ivoire dissimulant toute expression, mais ses gestes trahissaient son trouble.