Le claquement sec d'une branche sous le poids d'un soldat résonna dans l'air lourd de la jungle. Cadet Roche, irrité par la lenteur de leur progression, aboya un ordre brusque pour immobiliser ses hommes. Ses mâchoires étaient serrées, son regard enflammé par une frustration grandissante. Les pièges, bien que rudimentaires, leur faisaient perdre un temps précieux. Pire encore, les faux sentiers et les attaques furtives des marrons les menaient en cercle.
— Assez de ces enfantillages ! gronda-t-il en se tournant vers Marceau, qui marchait calmement à quelques mètres en arrière. Vous êtes censé être un mage. Alors, faites quelque chose.
Marceau leva un sourcil, ses yeux gris indifférents à l'irritation palpable de Roche. Il s'arrêta, balayant les environs d'un regard détaché, comme s'il évaluait une équation complexe.
— Soyez précis, Roche, répondit-il froidement. Que voulez-vous exactement ? Localiser leur position ? Détruire leurs pièges ? Les deux ?
Roche s'avança brusquement, son visage à quelques centimètres de celui de Marceau.
— Je veux qu'on avance, Marceau. Je veux savoir où ils se cachent, et je veux que ces maudits pièges disparaissent. Vous pouvez faire ça, n'est-ce pas ?
Le mage croisa les bras et soupira légèrement, presque las.
— Je pourrais invoquer une tempête, abattre ces arbres et anéantir tout ce qui se trouve dans un rayon de cinquante mètres, répondit-il avec une pointe de sarcasme. Mais cela épuiserait une grande partie de mes forces. Si nous rencontrons Aniaba ou ce Jean-Baptiste par la suite, je serais inutile.
Roche déglutit, sa colère se heurtant à la froide logique de Marceau.
— Alors, que proposez-vous ? grogna-t-il.
Marceau esquissa un sourire fin. Il retira un talisman gravé d'un symbole complexe de sa sacoche et murmura une incantation en le serrant dans sa paume. Une brume légère, presque imperceptible, s'éleva autour de lui. Il ferma les yeux, se concentrant.
— Leur refuge est au nord-est, à environ deux kilomètres, dit-il après un moment. Une clairière bien dissimulée, protégée par la végétation dense et quelques sortilèges mineurs. Suivez cette direction, et ignorez les autres pistes. Quant aux pièges, je ne gaspillerai pas mon énergie à tous les détruire, mais je peux vous en signaler certains pour les contourner.
Roche hocha la tête, frustré mais contraint d'accepter les limites imposées par le mage.
— Très bien, fit-il sèchement. On avance. Plus d'hésitations.
Aniaba et Jean-Baptiste observaient la progression des chasseurs depuis une hauteur voisine. Ils avaient espéré que les faux sentiers et l'élimination furtive de quelques chiens retarderaient davantage leurs poursuivants. Mais les hommes de Roche, désormais guidés par une précision inquiétante, semblaient avancer directement vers le refuge.
— Ils savent, murmura Aniaba, son ton chargé d'une inquiétude qu'il peinait à masquer. Quelque chose a changé. Ils ne tombent plus dans nos pièges, ils ne suivent plus les fausses pistes.
Jean-Baptiste scruta les mouvements en contrebas, le visage grave.
— C'est Marceau, dit-il enfin. Ce mage… Il doit avoir utilisé ses pouvoirs pour les guider. Si c'est le cas, ils seront sur nous dans moins d'une heure.
Aniaba serra les poings, sa mâchoire crispée.
— Alors, il faut gagner encore du temps. Les pièges ne suffisent plus. On doit les harceler davantage, les forcer à ralentir. Si on les laisse arriver ici avant que le rituel soit terminé, c'est fini.
Jean-Baptiste posa une main ferme sur l'épaule d'Aniaba.
— Écoute-moi. Tu fais déjà tout ce que tu peux. Marie-Louise et Nyala savent ce qu'elles font. Elles finiront à temps. Toi, reste concentré. On les ralentira encore.
Dans la grotte, Nyala se tenait droite, les bras levés, son visage baigné de sueur mais rayonnant d'une puissance indéniable. Autour d'elle, la lumière des bougies s'était intensifiée, projetant des ombres dansantes sur les murs. Marie-Louise, assise en tailleur devant l'autel, tenait fermement le grigri dans ses mains, son esprit submergé par une énergie qu'elle peinait à maîtriser.
— C'est presque fini, ma fille, murmura Nyala, sa voix empreinte d'une étrange sérénité. Tiens bon.
Marie-Louise hocha la tête, ses yeux fermés, ses lèvres murmurant des paroles en créole ancien. Elle sentit une chaleur intense envahir son corps, comme si le Baron Samedi lui-même répondait à leur appel. Puis, soudain, un silence total envahit la grotte. Les chants de Nyala cessèrent, et la lumière des bougies vacilla une dernière fois avant de s'éteindre.
La mambo ouvrit les yeux, un sourire triomphant sur les lèvres.
— C'est fait, dit-elle. Les Loas sont avec nous.
Marie-Louise ouvrit les yeux à son tour, le souffle court mais le regard rempli d'une nouvelle détermination.
— Et maintenant ? demanda-t-elle.
Nyala posa une main sur son épaule.
— Maintenant, ma fille, nous voyons ce que les esprits ont décidé pour nous.
Aniaba et Jean-Baptiste furent les premiers à sentir le changement. Un frisson parcourut l'air, et une brise inattendue s'éleva dans la jungle, faisant frémir les feuilles. Aniaba se tourna vers Jean-Baptiste, un éclair d'espoir dans les yeux.
— C'est le rituel. Elles ont réussi.
Jean-Baptiste esquissa un sourire.
— Alors, il est temps de montrer à ces chasseurs qu'ils ne sont pas les seuls à avoir des forces surnaturelles de leur côté.
Le vent dans la jungle changea. D'une brise légère et humide, il devint un souffle froid et oppressant, portant avec lui une énergie indéfinissable. Les marrons, regroupés autour d'Aniaba et de Jean-Baptiste, sentirent cette présence. Certains tombèrent à genoux, murmurant des prières ou des remerciements dans un mélange de créole et de langues africaines anciennes. Une silhouette intangible semblait se dessiner dans l'air, un ricanement distant résonnant dans les esprits de ceux qui l'entendaient. Le Baron Samedi était là.
Aniaba sentit une chaleur familière envahir son corps, comme une rage douce mais implacable. Il serra la garde de son sabre, son regard enflammé de détermination.
— Ils sont à portée. Nous n'avons plus besoin de fuir, dit-il à Jean-Baptiste.
Jean-Baptiste, toujours calme malgré la montée de tension, acquiesça.
— Alors, on frappe. Moi, je vais les harceler, les diviser, les désorienter. Toi…
Il se tourna vers Aniaba, une étincelle de respect dans le regard.
— Montre-leur pourquoi ils te craignent.
Aniaba hocha la tête, un sourire féroce aux lèvres. Puis, sans un mot, il s'élança, sa silhouette massive disparaissant entre les arbres.
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Les soldats et mercenaires avaient formé un cercle défensif, guidés par les ordres autoritaires de Cadet Roche. Cependant, une peur inexplicable s'infiltrait dans leurs rangs. Les chiens, pourtant habitués à la traque, gémissaient et tiraient sur leurs laisses. Les soldats, eux, frissonnaient sans raison apparente, leurs mains tremblant sur leurs armes. L'air semblait plus lourd, les ombres plus longues.
— C'est quoi ce… murmura un mercenaire avant qu'un cri ne l'interrompe.
Une ombre, indistincte mais terrifiante, s'était glissée derrière lui, l'enveloppant dans une étreinte glaciale. Il hurla, tombant à genoux, ses yeux écarquillés fixant une horreur invisible. Les soldats regardèrent, pétrifiés, tandis que d'autres ombres s'élevaient du sol, prenant des formes humanoïdes, grotesques et menaçantes.
— Ce sont… ce sont les morts, balbutia un soldat.
Marceau, lui, resta calme, bien qu'une fine sueur perlait sur son front. Le sort de protection qu'il avait lancé formait une barrière invisible autour de lui, repoussant les ombres. Il jeta un regard rapide à Roche, qui semblait complètement insensible à l'horreur environnante. L'expression du chasseur n'avait pas changé : un mélange de concentration et de plaisir sadique.
— Vous êtes une vraie énigme, Roche, murmura Marceau en serrant son bâton runique.
— Moins de bavardage, mage. Ces choses ne me concernent pas. Mais Aniaba, lui, oui, répondit Roche en dégainant son fusil.
Aniaba frappa le premier. Il surgit des ombres comme un démon incarné, son sabre brillant d'une lumière étrange. Le premier soldat qu'il atteignit n'eut pas le temps de lever son arme : d'un coup fulgurant, Aniaba lui trancha la gorge, puis pivota pour abattre un second homme d'un coup au torse. Ses mouvements étaient rapides, brutaux, presque bestiaux. Chaque coup portait une rage qui semblait dépasser celle d'un simple homme.
— Tenez vos positions ! hurla Roche, mais sa voix se perdit dans le chaos.
Les hommes courraient dans tous les sens comme poursuivi par des démons invisibles. Certains se jetait à terre et implorant le pardon. Les ombres semblait leurs montrer leurs plus grandes peurs leurs regrets les plus importants ou leurs hontes les plus innommables.
Les marrons, eux, galvanisés par la présence du Baron Samedi, s'élancèrent à leur tour. Ils ne semblaient plus craindre les balles ni les lames. Plusieurs d'entre eux tombèrent devant les ripostes paniqués de certainssoldats, mais se relevèrent immédiatement, comme insensibles à la douleur et la peur de la mort. Ils frappaient avec une férocité décuplée, leurs cris mêlant défi et jubilation. Ce fut un massacre. En quelques instants plus de la moitié des soldats tombèrent.
Dans les ombres, Jean-Baptiste menait une guerre différente. Avec un petit groupe, il surgissait ici et là, frappant rapidement avant de disparaître. Il tendait des embuscades, tirait depuis les hauteurs, lançait des pierres et des flèches, semant encore plus la confusion parmi les soldats. Chaque attaque venait d'une direction différente, donnant l'impression que la jungle elle-même les attaquait.
Marceau observait, son esprit travaillant à toute vitesse. Les ombres vivantes, les âmes des morts, les marrons enhardis… Il comprenait que tout cela était le résultat du rituel vaudou.
— Fascinant, murmura-t-il. Mais même la magie a ses limites.
Il commença à tracer des cercles runiques dans l'air, préparant un sort destiné à neutraliser l'influence surnaturelle.
Aniaba repéra Roche et Marceau au centre du chaos. Une haine froide s'empara de lui, et il fonça droit sur eux, son sabre prêt à frapper. Roche, avec une rapidité surprenante, leva son fusil et tira. Aniaba dévia le projectile d'un mouvement vif de son sabre, avant de se jeter sur Roche. Le choc entre les deux hommes fut brutal.
Marceau, restant en retrait, termina son incantation. Une onde de choc invisible traversa la clairière, repoussant les ombres et les marrons et stabilisant les soldats proches de lui. Petit à petit les soldats et les mercenaires commencèrent à reprendre le dessus sur la terreur qui les paralysait. Mais la protection n'affecta pas Aniaba, qui ne bougea pas d'un pouce. Il semblait alimenté par une force encore plus grande et plus puissante.
— Il est différent, dit Marceau à Roche en contournant le combat. Plus que ce que Monclair avait laissé entendre, se plaint il.
— Alors, il faut le briser, répondit Roche en esquissant un sourire sadique.
Il tira de sa ceinture un pistolet et tira. Le projectile atteint Aniaba en pleine poitrine le stoppant net dans son élan. Mais comme avant Aniaba ne fit que regarder la plaie sur son torse avant de reprendre son assaut.
Aniaba lança une série de coups puissants, chacun destiné à tuer. Roche, contrairement à ce à quoi sa brutalité presque bestiale pouvait laisser entendre, était un combattant redoutable. Il esquiva, para, et riposta avec une hache qu'il avait dégainée juste après avoir tiré. Le duel était un mélange de force brute et de technique, chaque mouvement faisant voler des éclats d'acier et des gerbes de sang. Mais entre les deux être de fureur Aniaba avait le dessus.
Marceau, voyant que Roche ne pourrait pas l'emporter seul, entra dans la mêlée. Il lança un sort qui projeta Aniaba en arrière contre un tronc d'arbre qui se brisa net en deux, mais l'effet fut moindre qu'espéré. Aniaba se releva immédiatement comme si de rien était, son visage tordu par une fureur presque inhumaine.
— Vous pouvez venir à deux ou à dix, grogna-t-il. Je vous écraserai tous.
La bataille était loin d'être terminée, mais une chose était certaine : Aniaba n'était pas un homme qu'ils pourraient abattre facilement. Marceau commençait à évaluer ses options. Il ne pouvait maintenir les ombres à distance et combattre efficacement en même temps.