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Chapter 36 - Chapitre 36

Le refuge grondait comme une ruche au travail. Dans chaque recoin, des mains s'activaient, des murmures s'élevaient, porteurs d'espoir, de crainte et de détermination. Les marrons savaient que la dernière opération, bien que réussie, avait attiré l'attention des forces de Monclair. Chaque nouveau jour passé dans cet abri improvisé semblait rapprocher la menace d'une découverte fatale.

Aniaba se tenait à l'écart du tumulte, concentré sur les cartes éparpillées devant lui. Le bois brut de la table semblait porter le poids des décisions qu'il devait prendre. Les routes sinueuses des collines et des vallées environnantes formaient un enchevêtrement complexe, mais ses doigts appuyaient avec une précision chirurgicale sur les points stratégiques. Il devait anticiper les mouvements des chasseurs tout en préparant les prochaines offensives. Pourtant, une question le hantait : pouvait-il vraiment mener ces hommes et ces femmes vers une liberté durable, ou n'était-il qu'un rêveur condamné à échouer comme tant d'autres avant lui ?

Un grattement de pas interrompit ses pensées. Jean-Baptiste entra, imposant comme toujours, mais dégageant une sérénité presque irréelle.

— Les hommes sont prêts, Aniaba. Mais leur moral vacille. Ils ont vu trop de sang ces derniers jours. Certains doutent.

Aniaba releva la tête, son regard sombre croisant celui de Jean-Baptiste. Il ne répondit pas immédiatement. Comment pouvait-il leur demander de continuer à se battre, de risquer leurs vies encore et encore, alors que la victoire semblait si lointaine ?

— Alors, il faudra leur montrer pourquoi ils se battent, répondit-il finalement, sa voix ferme. Trouvons un moyen de frapper Monclair où ça fait mal, quelque chose qui leur rappelle que nous ne sommes pas des animaux à chasser, mais des hommes libres.

Jean-Baptiste sourit légèrement, approbateur.

— Une idée en tête ? demanda-t-il.

Aniaba posa un doigt sur la carte, là où se trouvait une plantation voisine appartenant à un allié de Monclair.

— Ici. Une attaque ciblée. Mais cette fois, nous ne libérerons pas seulement les esclaves. Nous détruirons leurs entrepôts, leurs outils, et, si possible, leurs forces. Ils doivent comprendre que chaque coup porté contre nous leur coûtera plus cher qu'ils ne peuvent se permettre.

Jean-Baptiste hocha la tête, son esprit déjà plongé dans les détails opérationnels. Mais avant qu'il ne puisse répondre, une voix retentit à l'extérieur.

— Ils arrivent ! Des chasseurs !

Le cri glaça l'air. Aniaba et Jean-Baptiste échangèrent un regard, puis se précipitèrent à l'extérieur, leurs silhouettes imposantes coupant à travers la foule désordonnée. La tension qui régnait déjà dans le refuge se transforma en un chaos palpable.

Sur les hauteurs, un éclaireur désignait une colonne de fumée au loin. Les chasseurs étaient encore loin, mais ils approchaient, implacables. La traque était en cours.

— Combien ? demanda Aniaba, la mâchoire serrée.

— Une soixantaine, peut-être plus, répondit l'éclaireur. Ils ont des chiens.

Jean-Baptiste posa une main sur l'épaule d'Aniaba.

— Nous devons évacuer les blessés et les enfants immédiatement. Je vais organiser une ligne de défense pour gagner du temps.

Aniaba hésita. Fuir maintenant signifiait abandonner leur position, leurs maigres ressources et leurs plans en cours. Mais rester risquait de condamner tout le monde. Il sentit le poids de chaque vie qui dépendait de sa décision.

— Très bien, fit-il enfin. Jean-Baptiste, prends une équipe et tiens-les à distance aussi longtemps que possible. Victor, prépare les blessés pour le déplacement. Marie-Louise…

Il chercha la jeune femme du regard, la trouvant près de la mambo, son grigri serré dans sa main.

— … sois prête à faire appel à tout ce que tu as appris. Nous aurons peut-être besoin de toi.

Marie-Louise hocha la tête, son regard brillant d'une détermination nouvelle. La mambo murmura quelque chose à son oreille, et Marie-Louise sembla se redresser, comme si un poids s'était levé de ses épaules.

Alors que les marrons s'activaient dans une frénésie organisée, Aniaba prit une profonde inspiration. L'heure de vérité approchait. Pour survivre, ils devraient non seulement être forts, mais également rusés. La traque s'intensifiait, mais il était prêt à montrer à leurs ennemis que la chasse avait toujours deux faces : le chasseur et le chassé.

Pendant ce temps la forêt tropicale, dense et oppressante, s'étendait à perte de vue. Les chants des oiseaux et les bruissements des insectes formaient une symphonie discordante, contrastant avec le silence méthodique du groupe qui avançait dans l'ombre des grands arbres. Cadet Roche, en tête, se déplaçait avec une assurance glaciale, ses yeux scrutant chaque recoin de la jungle comme un prédateur traquant sa proie. Son manteau de cuir usé portait encore les traces de ses dernières victoires : des marques de griffures et des taches de sang séché et surtout son collier abominable témoignaient de sa brutalité.

Derrière lui, une cinquantaine soldats, lourdement armés et une dizainede chasseurs d'esclaves, progressaient en formation serrée. Certains portaient des fusils, d'autres des filets et des lances conçues pour capturer plutôt que tuer. Parmi eux, des chiens musclés, dressés à flairer les esclaves en fuite, reniflaient frénétiquement le sol, guidés par les ordres secs de leurs maîtres.

Un peu en retrait, Marceau, le mage, avançait d'un pas mesuré. Sa tenue, sobre mais marquée de symboles ésotériques, tranchait avec celle des mercenaires. À sa ceinture pendait une petite sacoche contenant des composants alchimiques et des talismans. Il semblait presque détaché, son regard balayant les environs avec une curiosité professionnelle plutôt qu'une véritable implication. Pour lui, cette mission n'était rien de plus qu'une opportunité : une chance de restaurer sa réputation auprès de son ordre, ternie par une erreur qu'il préférait ne pas évoquer.

Marceau soupira en observant la détermination presque fanatique de Roche.

— Vous semblez bien sûr de vous, dit-il d'une voix calme en accélérant légèrement le pas pour se mettre à la hauteur du chef des chasseurs.

Roche ne tourna même pas la tête, ses yeux fixés sur les traces récentes qu'il avait repérées : une empreinte partiellement effacée, une branche cassée, une légère perturbation dans la mousse du sol.

— Ils sont près, murmura-t-il. Je le sens. Leur odeur est partout. Ils ne peuvent pas être loin.

Marceau haussa un sourcil, amusé par l'intensité presque bestiale de Roche.

— Vous savez, Roche, toute cette rage ne vous aidera pas à mieux les capturer. Les émotions troublent le jugement. Une erreur ici, et nous pourrions tomber dans une embuscade.

Roche s'arrêta net et tourna lentement la tête vers Marceau, son regard brûlant d'une colère contenue.

— Vous pouvez jouer les érudits tout ce que vous voulez, mage. Mais ici, dans cette jungle, ce sont mes méthodes qui comptent. Si vous voulez prouver votre valeur, faites-le quand nous trouverons ce chien démoniaque d'Aniaba. Jusqu'alors, restez en arrière et laissez-moi faire.

Marceau haussa les épaules, indifférent à l'animosité. Il n'était pas là pour débattre, ni pour les convaincre du bien-fondé de sa présence. Pour lui, ces hommes n'étaient que des outils, tout comme il l'était pour Monclair. La promesse de réintégrer son ordre après cette mission suffisait à maintenir son calme.

Il s'arrêta quelques instants pour récupérer une poignée de terre qu'il écrasa entre ses doigts. Murmurant une incantation, il laissa une brume légère s'élever avant qu'elle ne se dissipe dans l'air lourd de la forêt.

— Ils ne sont pas loin, confirma-t-il, reprenant sa marche. Trois kilomètres à l'est, dans une clairière. Mais faites attention. Leur magie est plus forte ici.

Roche plissa les yeux, hésitant un instant avant d'aboyer un ordre aux soldats.

— Formez un demi-cercle ! Avancez lentement. Pas d'initiative stupide. Les chiens en avant.

Les mercenaires obéirent sans broncher, leur discipline stricte témoignant de l'autorité de Roche. Les chiens furent relâchés, reniflant avec frénésie avant de s'élancer dans la direction indiquée.

Marceau resta en retrait, observant les préparatifs avec détachement. Il savait qu'Aniaba était un adversaire redoutable, mais il ne partageait ni la haine de Roche ni le zèle des soldats. Pour lui, c'était une simple équation : si Aniaba tombait, il regagnerait peut etre son statut. Si les choses tournaient mal, il avait suffisamment de ressources pour fuir et minimiser les dégâts.

Alors qu'ils approchaient de la clairière, la tension monta d'un cran. Les soldats resserrèrent leurs rangs, le cliquetis de leurs armes résonnant dans l'air chargé. Roche fit signe de s'arrêter, levant un poing en silence. Il s'accroupit, observant les environs.

— C'est trop calme, murmura-t-il.

Marceau ferma les yeux et étendit sa perception magique. Une chaleur subtile émanait des lieux, une signature indéniable de la magie vaudou. Il fronça légèrement les sourcils.

— Vous avez raison, dit-il doucement. Ils savent que nous sommes là. Et ils se préparent.

Roche serra les dents, ses poings se crispant sur la crosse de son fusil.

— Alors, on avance. Si ces chiens de nègres veulent jouer, on leur montrera ce qu'est la vraie chasse.

Il fit signe aux soldats de reprendre leur marche. Marceau, toujours à l'arrière, murmura une autre incantation, cette fois plus complexe. Une lueur discrète enveloppa ses mains avant de disparaître, un sort de protection qu'il jugea prudent d'activer.

La jungle semblait retenir son souffle, comme si elle-même anticipait l'affrontement à venir. Pour les hommes de Roche, c'était une traque presque une question d'honneur. Pour Marceau, c'était un autre contrat. Mais pour les marrons, c'était une question de survie. La confrontation était inévitable, et chacun avançait, conscient que la moindre erreur pourrait sceller leur destin.