Quelques jours après leur rencontre, Fraya décide de revoir Kenshiro, sans l'autorisation de son père. Lorsqu'elle arrive sur les lieux, elle voit le fameux Shirenai en plein échange de coups avec le Kiyuza chargé de lui transmettre tout le savoir de son peuple. A chaque impact, une onde grise est émise. Captivée par ceci, elle s'assoie discrètement à quelques mètres dans le dos de son homologue.
« Bien ! Bien ! Tes attaques sont mieux dosées ! Continue comme ça ! »
L'ancien membre de Kigen exécute un coup de pied en arc de cercle pour faire reculer son adversaire, tout en chargeant son poing droit en ki.
« Péopar... » entame-t-il.
C'est alors qu'il aperçoit Fraya. Cette distraction permet à son enseignant de le frapper en plein visage, le faisant chuter.
« Toujours garder sa concentration ! On ne vous a pas appris cette règle essentielle à Kigen ? »
Bien amoché, se tenant la joue, il décide de ne pas se relever et s'incline devant son maître.
« Votre Kozana est là. »
Cette affirmation le fait se retourner directement. La voyant à son tour, il pose genoux à terre et se courbe.
« Oh, pardonnez-moi de ne pas vous avoir accueilli, Kozana Fraya.
- Dis donc, notre invité se bat vraiment bien.
- Dois-je en déduire que vous venez pour un autre rapport ? Très bien. L'élève Kenshiro dose excellemment bien son ki. Il a également appris nos techniques basiques très rapidement. Sa foudre est quasiment endormie. Je crois, à mon humble avis, qu'il serait temps pour lui de passer à l'étape supérieure de son intégration. »
Le concerné et Fraya se regardent droit dans les yeux. Le sentiment naissant à leur toute première rencontre grandit dans l'esprit de l'ancien sabreur. Cependant, n'osant pas le laisser s'échapper, il garde un sang-froid impressionnant, conscient quelque part que toute dérive pourrait faire écrouler toutes ses chances d'atteindre ses objectifs.
« Si vous le dîtes, je vous suis. Tu peux te relever. » poursuit-elle.
Il obéit, se secoue un peu et se dirige vers le matériel déposé afin de s'habiller proprement avant de partir faire son rapport.
« Kozana, que comptez-vous faire ?
- Que veux-tu dire par là ?
- Votre père est au courant de votre présence ici ?
- Parfaitement. Ne vous en faîtes pas. Il croit que j'étudie en ce moment même.
- Et s'il découvre que vous avez menti, vous savez ce que je risque ?
- Faîtes-moi confiance. Soyez le plus naturel possible. »
Rassuré, l'enseignant se met alors en route, pris dans ses pensées entre la crainte d'une exécution et la fidélité qu'il porte envers elle. Kenshiro est resté dans la même position tenue devant lui. Fraya l'observe un moment, sans rien dire. Le silence présent pétrifie le Shirenai dans sa situation émotionnelle, dans l'ignorance totale des motivations de la future vénérable.
« Debout. » ordonne-t-elle.
Il se relève doucement, sans croiser les yeux de son interlocutrice.
« Décris-moi Kigen.
- Euh... Oui... Par où commencer ?... Je ne sais pas comment je pourrais y arriver. J'ignore dans quoi vous vivez. Si je le savais, je pourrais faire des comparaisons pour retranscrire au mieux le lieu où j'ai tout appris. Veuillez m'excuser si vous vous sentez déçue de ma réponse. »
Malheureusement pour lui, elle ressent exactement ça.
« Je peux paraître indiscret et je le comprendrais. Mais, pourquoi me posez-vous cette question ? »
La curiosité exprimée par l'apprenti Kiyuza la dérange. Cependant, la sincérité provenant de lui l'incite implicitement à se confier. Pour en être totalement sûre, elle feinte de partir.
« Attendez ! Vous ai-je vexée ? Je suis ravi que votre père m'ait autorisé à poser les pieds sous votre terre sacrée. Réellement. J'ai été injustement pris pour un traître auprès des miens. Tout ça parce qu'un jour j'ai fait une découverte interdite dans les archives. Je ne peux pas tout vous expliquer mais, en gros, ça consistait en une expansion de notre puissance. Mon ami et moi avons mis en lumière de sombres choses se produisant sous nos nez. Nous soupçonnons qu'un événement de grande envergure, mettant en péril Faironne, est en train de se préparer. Il ne m'a pas fallu longtemps pour en avoir la confirmation puisqu'on m'a éjecté sans préavis. Si vous me posez cette question, est-ce que, par hasard, vous nourrissez les mêmes ambitions ? Ou alors, vous ressentez la même chose envers votre propre terre ? »
Sa lucidité impressionne Fraya, la poussant à se retourner. L'expression qu'elle délivre via ses yeux transperce Kenshiro. Il baisse directement la tête, par peur d'avoir provoqué une quelconque colère en elle.
« Oh, pardon. Peut-être que je me trompe. Je ne sais pas ce qu'il m'arrive. J'ai tendance à trop m'emporter lorsque j'aborde certains sujets. En tout cas, il n'y a que vous qui êtes au courant de tout ça. Vous n'êtes pas obligée de me croire.
- Si j'ai bien compris, tu as tenté de mettre les pieds sur un terrain inconnu des tiens et voilà la récompense obtenue. A quelques détails près, c'est exactement ma situation.
- Que voulez-vous dire ?
- On n'attendait rien de toi. Tu avais accès à quelque chose de plus grand, dépassant ta condition première. Tu as été puni sans être prévenu. En ce qui me concerne, on s'attend à l'aboutissement d'une condition que je suis sensée remplir. Or, contrairement à toi, je sais ce que je risque. »
Cette dramatique révélation atteint Kenshiro en plein cœur. Curieux, il ose enfin croiser son regard.
« Tu l'as sans doute compris. Si je t'ai posée cette question, ce n'est pas pour rien... »
Sentant des souvenirs douloureux lui revenir au compte-gouttes dans son esprit, elle retient les larmes qui s'en écouleraient.
« Je veux fuir. avoue-t-elle après un soupir rempli de tristesse.
- Pourquoi ? répond-il fébrilement.
- Mon père a planifié dans quelques jours ce que je craignais le plus. Chez nous, si un talent ne se manifeste pas chez une personne, même après un dur et long entraînement à la maîtrise du ki, nous avons recours à un rituel particulier : l'épreuve de vérité. C'est sensé forcer le talent à se révéler aux yeux de tous. Il se retient de le faire sur moi depuis plusieurs années déjà. D'ici peu, je serai jugée dans la grotte sacrée. Je subirai l'ultime épreuve pour tout Kiyuza qui se respecte. A l'intérieur se trouve enfermés tous les talents détenus par le plus grand d'entre nous : Ki-Ramen. Si le mien ne se manifeste pas suite à cette affreuse cérémonie, je... Je... »
La souffrance psychique, si longtemps retenue en elle, se fait si intense qu'elle se cramponne les bras.
« Vous ?
- Je mourrai. »
Ce cinglant aveu glace le sang du Shirenai. N'en pouvant plus, elle s'écroule en sanglots, genoux à terre.
« Mon père exige plus que tout que je lui succède. J'en ai marre que ça ne vienne pas ! J'en ai marre de ça ! J'en ai marre de lui ! Je ne veux pas mourir ! Je n'ai rien demandé ! J'en ai marre de ce monde ! » hurle-t-elle à vive voix.
L'urgence qu'elle exprime fend le sabreur en deux. Les fissures précédemment apparues dans ses deux autres souvenirs surgissent en arrière-plan, plus grosses qu'avant. Aucun des deux ne peut les apercevoir. Un œil violet est présent dans l'une d'elles. Kenshiro vient alors auprès d'elle, osant la prendre dans ses bras pour la réconforter. Ce simple geste résorbe d'un seul coup les fissures, à la grande surprise du Kirioku qui observait à travers elles.
« Je vous comprends. »
Les larmes révèlent alors, tout en s'écoulant, sous le léger maquillage qu'elle revêtait, des ecchymoses au niveau des joues. Lorsqu'il la recule un peu, cette découverte le met en rage intérieurement, comprenant qui en est responsable.
« Qu'avez-vous besoin pour que votre pouvoir se manifeste ?
- Je... Je l'ignore.
- S'il existe aussi des archives chez vous, peut-être que vous devriez enquêter. Comme je vous ai expliqué, j'avais posé la main sur un procédé extraordinaire. Il est fort probable qu'un moyen, retranscrit à l'écrit, permettant l'éveil de votre talent, existe aussi.
- Tu crois ?
- J'en suis absolument sûr. »
Ils se relèvent. Remarquant que son fond de teint est parti, elle cache ses joues.
« C'est la première fois que quelqu'un est aussi gentil avec moi. Je ne savais pas qu'un élémentaliste pouvait avoir ce genre de comportements. Père m'a toujours dit que vous étiez belliqueux, vindicatifs, orgueilleux et imbus de vous-mêmes. Apparemment, vous n'êtes pas tous comme ça. » délivre-t-elle, la voix un peu tremblante.
Il garde en mémoire le message que Ki-Igno a voulu inscrire au plus profond d'elle.
« Ayez confiance en moi. Je ne dirai rien à personne. Allez enquêter. Je vais intensifier mes efforts. Cette cérémonie doit avoir lieu quand exactement ?
- Dans sept jours.
- Entendu. Je vous conseille de repartir au plus vite. Si votre mensonge est dévoilé, il est fort probable que votre père nous interdira de nous revoir. Mieux vaut éviter ça.
- Tu as raison... Et... Je voudrais qu'à partir d'aujourd'hui, nous nous tutoyons. »
Pour exprimer son approbation, il lui délivre un grand sourire. La joie qu'il lui transmet lui redonne le moral.
« Merci. » conclut-elle en se courbant.
Suivant ses conseils, elle repart. Il ne la quitte pas du regard une seule seconde. Tout ce qui a été divulgué lors de leur conversation est désormais gravé dans l'esprit de l'exilé, déterminé plus que jamais à résoudre son problème. Plus tard, l'enseignant entre dans la salle de méditation de son supérieur.
« Vénérable Ki-Igno, je viens vous faire mon dernier rapport.
- Dernier ? Qu'est-ce qu'autorise à annoncer une telle chose ? Moi seul peut déterminer l'acte de fin de ta mission. s'étonne-t-il.
- L'élémentaliste a énormément progressé. Il a assimilé tous nos mouvements primaires. Son ki a pris le pas sur sa foudre. Il est sans doute temps de passer à l'étape suivante. Voilà mon expertise, cher vénérable. »
S'impose un silence, ponctué par la profonde réflexion du père de Fraya. Il penche sa tête vers la statue féminine présente sur les lieux. Le gouverné n'arrive pas à discerner ses pensées. C'est alors qu'il se tourne vers lui.
« Comment s'est-il comporté avec elle ? lui demande-t-il.
- Elle ? Vous voulez dire avec votre fille ?
- Oui.
- Rien d'étrange. Un respect totalement mérité vu son rang. réussit-il à répondre après avoir calmé une peur grandissante en lui.
- Bien... Ne repars pas tant que je n'aurais pas pris ma décision finale le concernant.
- Oui, vénérable Ki-Igno. »
L'enseignant se retire après l'avoir salué. Le paternel, une fois assuré d'être seul, se tourne une nouvelle fois vers la statue. Lui vient alors en tête l'échéance qu'il a imposé à son enfant. Il ne sait pas s'il doit céder à sa tristesse ou à sa colère tellement le devoir endossé par sa famille lui est si lourd, si palpable. Maudire Ki-Ramen traverse tel un éclair son esprit. Perturbé par cette étrange pensée, une fresque brisée lui est visible. Sentant qu'il vacille, il prend le réflexe d'activer les sceaux présents sur sa peau. Après quelques secondes, il regagne ses esprits, essoufflé. Il ne pense alors qu'à une seule chose : le talent de sa fille.
« Non... Je ne dois pas me laisser tenter par lui. » lâche-t-il à haute voix, toujours sous le coup de la manifestation de son énergie.
Pendant ce temps, alors qu'elle poursuivait sa marche, le Kirioku prend le relais, se demandant ce qu'il s'est produit lors de son craquage émotionnel. Inquiet, il décide de quitter brièvement le déroulé de ses souvenirs pour revenir dans l'étrange dimension spirituel où elle est emprisonnée. Aucune progression ni aucune régression dans le processus qu'il lui fait subir n'est visible. Ceci l'étonne fortement. L'entité en déduit que, lorsqu'il se réveillera dans le présent, tout doit être fait pour éviter ce Shirenai qui a une si grande influence envers elle. Il suppose même qu'il pourrait tout ruiner. Toujours dans la quête du moment où tout a basculé, il replonge plus loin dans le souvenir en cours, tout en lui laissant le contrôle. Elle se trouve dans une salle ressemblant trait pour trait à celle servant d'entrepôt d'archives à Kigen, consultant quelques documents. Aucun moyen d'éveiller son pouvoir ne se présente. En rangeant attentivement dans les rayons ce qu'elle a lu, elle remarque une lumière semblant provenir d'une fissure présente dans le fond d'un meuble. En observant à travers, elle découvre un parchemin encore plus vieux que tout ce qui est présent. Trop curieuse, elle décide d'agrandir la fissure pour l'atteindre. Se blessant presque les doigts, elle finit par mettre la main dessus après de multiples tentatives. Le document n'est ni scellé, ni ficelé. C'est alors qu'elle entend des bruits de pas. Prise de panique, elle cache sa trouvaille dans ses vêtements. Deux femmes Kiyuzas entrent. L'une d'elles porte une longue tresse noire sur le côté gauche. Quand à l'autre, des broches munies de fleurs bleus et jaunes entourent ses cheveux.
« Oh ! Kozana Fraya ! Le grand jour approche ! Nous avons hâte de connaître votre talent ! se réjouit la Kiyuza portant des broches.
- Moi de même... lui répond-elle de manière ironique Fraya, irritée par cette enthousiasme.
- Espérons qu'il ne soit pas interdit. Il serait fort dommage qu'on se sépare de vous. » conclut celle à la longue chevelure
Cette fois-ci, la Kozana ne relève pas, le souvenir du sort du garçon disparu sous ses yeux encore fort présent dans sa mémoire, préférant rejoindre sa chambre. Une fois affalée sur son lit, elle sort sa trouvaille et la déroule. Un œil violet est dessiné en tête de page. Juste en-dessous est représentée une pierre noire, délimitée par d'étranges symboles. Un texte en bas-de-page termine l'ensemble.
« Kirioku. » prononce-t-elle à haute voix.
Il est écrit, dans la langue utilisée par tous ceux éveillés à quelconque énergie présente dans Faironne, « Au delà des limites, se niche une force. Au delà des barrières, ère un pouvoir. En cette pierre, créée par l'émissaire, une énergie non voulue par notre mère. »Une fois la lecture terminée, elle enroule machinalement le parchemin, la tête plongée dans chaque mot du poème. Un en particulier l'intrigue, destiné, selon elle, à Ki-Ramen. La seule déduction lui étant accessible est la suivante : il existe un artefact d'une grande puissance. Ne voyant pas ce qu'il pourrait lui apporter pour le moment, elle prend le soin de cacher sa trouvaille. Soudain, on toque à sa porte.
« Fraya, ouvre-moi. » exige son père.
Cette demande l'étonne. D'habitude, il entre sans préavis. Dans un premier temps, elle pense qu'il a avancé l'échéance de la cérémonie. Par réflexe, elle pose les yeux sur l'endroit où elle a dissimulé la parchemin évoquant le Kirioku.
« Fraya, ne me fais pas répéter.
- Quelle est la raison de votre visite ? interroge-t-elle, la gorge un peu nouée par la peur.
- Je suis venu te consulter.
- Ja... Jamais vous n'avez fait ça. Que se passe-t-il ?
- Voyons, Fraya. Tu es sensée me succéder, non ? Lorsque tu auras mon titre, l'un de tes devoirs sera d'être consultée par ton peuple. Tu devras les guider dans les questions qui les tourmentent et transmettre la voix de Faironne à chaque instant, comme l'a fait notre regretté Ki-Ramen.
- Euh oui. En effet. C'est juste que... Ce n'est que maintenant que vous me livrez cet exercice. Je ne suis absolument pas habituée.
- Ne commence pas à m'énerver avec cette piteuse attitude. Le sujet que je souhaite aborder avec toi est cet élémentaliste. »
Lui revient immédiatement le moment où il l'a prise dans ses bras.
« Tout semble indiquer qu'il aurait renié son élément. Tu es d'accord que, si nous prenons ça en compte, nous devons changer notre jugement. Il deviendrait l'un des nôtres. Un non-natif. Ce qui serait une première pour notre communauté. Nous n'avons jamais accueilli qui que ce soit venant de l'extérieur, pour des raisons qui te seront accessibles une fois que tu auras pris ma place. J'ai juré, en notre nom, et au nom de la mémoire de Ki-Ramen, de respecter scrupuleusement ce qui a forgé notre peuple au fil du temps. Toute entorse est preuve de déshonneur envers ce quoi je me suis engagé. Mon rôle est à la fois une chance et un fardeau. » lui déclare-t-il en posant ses mains sur ses épaules.
A l'évocation de ce qu'il représente, le poids qu'il fait peser sur elle paraît à Fraya comme étant de plus en plus conséquent, à la fois symboliquement comme physiquement. Elle a de plus en plus de mal à le supporter.
« Je n'ai qu'une hâte. Te le transmettre. Je serai complet. Tu veux bien au moins me laisser ce privilège, n'est-ce pas ? Que ferais-tu en ce qui concerne notre intrus ? L'accepterais-tu ? Ou respecterais-tu jusqu'au fond de ton âme la volonté de l'émissaire ? »
Ce mot précis fait écho en la Kozana. Un silence est marqué. Plus il se fait long, plus le poids qu'elle subit s'intensifie. Arrivé à un certain degré, lassée de ce dernier, elle prend le poignet droit de Ki-Igno, à sa grande surprise.
« Si je dois être la suivante... »
Toutes les fois où il l'a frappée, insultée, humiliée ou dénigrée la harcèlent psychiquement. Les fissures caractéristiques de la faiblesse que veut exploiter le Kirioku pour l'emporter réapparaissent tout autour d'eux. L'entité sans nom prend à moitié le contrôle. L'œil droit de Fraya est entièrement noir. La moitié de la bouche se trouvant sur le même flanc que lui laisse place à un demi-sourire. Le geôlier de Fraya dans le présent en est tout excité, désirant en vouloir beaucoup plus. Tout à coup, le câlin de réconfort généreusement donné par Kenshiro met un terme à l'enchaînement frénétique de tous ses moments de calvaire, ainsi qu'à la manifestation de l'artefact noir.
« Serait de l'accepter en tant que Kiyuza. »
L'homme ne répond pas, enlève délicatement la main de sa fille et se retire doucement d'elle. Toujours muré dans son mutisme compulsif face à ce genre de situation, il ferme la porte, sans violence. Dans sa marche, Ki-Igno croise l'enseignant du Shirenai.
« Vous. interpelle son supérieur.
- Oui, vénérable. Que puis-je faire pour vous ?
- Retournez voir notre visiteur. La phase suivante peut commencer.
- En-entendu. »
Il s'en va. De très légères larmes échappent au contrôle du chef des Kiyuzas. Dans sa chambre, la Kozana sort le parchemin de sa cachette, se penche à une fenêtre et le relit une nouvelle fois. C'est à ce moment précis que le Kirioku ressurgit et découvre ce qui a été écrit sur lui. Son contenu le fait rire aux éclats.
« Vous avez vraiment fait ça ? Que c'est pathétique... Je crois que j'ai assez perdu de temps comme ça sur des détails. Moi qui pensais enfin avoir trouvé la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase, me voilà bien [...] »
Il n'a pas le temps de terminer sa phrase que l'enseignant de Kenshiro entre dans la chambre.
« Kozana Fraya, votre père vient de m'ordonner de repartir là-bas. Voulez-vous m'accompagner ? »
Sa future supérieure se retourne vers lui, après avoir minutieusement planqué son précieux écrit.
« Avec grand plaisir. » répond-elle en souriant.
Elle le rejoint.
« Je ne vous ai jamais vu d'aussi bonne humeur. Quelque chose a changé entre temps ?
- En effet. Je ne peux décidément rien vous cacher. Pressons-nous, il doit certainement angoisser sur son sort. Allons accueillir notre nouveau frère. » déclare-t-elle en passant en première.
Cette attitude si inhabituelle de sa part déroute un peu le Kiyuza. Voulant ne pas trop s'y attarder, il préfère s'en réjouir. Après tout, la tension planante depuis quelques jours au sein de la communauté fait perdre un peu les pédales à tout le monde. Alors un peu de joie ne fait pas de mal ces temps-ci. Encore plus tard, Kenshiro continue à s'exercer dans les différents mouvements récemment appris, yeux fermés, obsédé par la condition de Fraya mais cependant bien concentré et calme dans ce qu'il réalise. Les coups qu'il simule sont tantôt entrecoupés de mouvements très amples et inoffensifs, tantôt séparés par de longues respirations. Il s'est totalement approprié les danses, attaques et défenses, comme s'ils faisaient partie de lui depuis toujours. Arrivent alors les deux seules personnes qui lui ont rendu visite observant les gestes qu'il effectue.
« Quelle aisance ! s'exclame son enseignant.
- Oh pardon, je ne vous ai pas détecté. répond-il en mettant un terme à son activité.
- Autre signe que ton élément est bel et bien endormi. C'est vraiment encourageant. Surtout que nous avons une annonce de la plus haute importance à te faire parvenir.
- Avant toute chose, nous aimerions savoir ton nom. demande Fraya.
- Je m'appelle Kenshiro.
- Bien... Moi, Kozana Fraya, future vénérable, j'ai l'immense honneur de t'informer que tu es autorisé à venir dans notre cité, Kenshiro. »
Cette grandiose nouvelle l'abat d'enthousiasme. Aussitôt, il pose genoux au sol.
« Oh... Vous m'en voyez comblé ! Merci ! Merci de ne pas m'avoir abandonné !
- Tu es le bienvenu parmi nous, Kiyuza Kenshiro. poursuit-elle.
- Récupérons tout ça et rentrons. Définitivement cette fois. » ajoute son futur ex-enseignant.
Les deux hommes rangent de manière très ordonnée, malgré l'impatience manifeste de l'ex- manieur de foudre. Fraya ne peut s'empêcher de le scruter, sourire léger. Lorsque leurs regards se croisent tous les deux repensent à leur échange. L'autre Kiyuza le réveille à plusieurs reprises. Dès qu'il finit par comprendre que quelque chose s'est lié entre eux, il préfère poursuivre le rangement seul. Voir sa Kozana autant heureux l'honore intérieurement. Une fois tout le matériel bien préparé à son dernier voyage, le Kiyuza entame la marche.
« Vous ne voulez pas venir ? leur demande-t-il.
- Oh que si ! Et de ce pas ! » répond vigoureusement Kenshiro.
Fraya finit la queue. Pendant leur trajet, il arrive fréquemment que les deux attachés affectivement ne sont qu'à quelques centimètres de se prendre la main. Le Shirenai aurait été prêt à le faire discrètement, tant que le troisième compagnon ne les observe. Malheureusement pour lui, Fraya, n'ayant jamais connu ce genre de rapprochements, se retire à chaque fois au dernier moment. Au bout d'un bon moment de randonnée en tout genre, après avoir traversé forêt dense, rivière et sentier galonné de rocher, tous les trois arrivent au pied d'une pente très raide, provenant d'une formation montagneuse en forme de coquille irrégulière ouverte sur le dessus pour laisser la lumière de manière abondante.
« Et voilà, nous y sommes. Derrière ce passage, c'est chez nous. indique le Kiyuza.
- En effet, ce n'est pas simple d'accès. En tout cas, c'est énorme. répond-il, ébahi de ce qu'il aperçoit pour la première fois.
- Ce qui l'est encore plus, en tout cas pour une personne comme toi, c'est ce qu'il y a après. ajoute la Kozana.
- Évidemment. Je suis venu pour ça après tout. »
Tous les trois grimpent la pente. Après un rude effort, ils arrivent au sommet, Kenshiro en second, le Kiyuza s'étant écarté pour lui laisser pleine vue. Dès la première seconde où ses yeux fixent le décor, un sentiment de gigantisme mêlé à un sentiment de merveilleux l'envahit intégralement.S'offre à lui une cité à la fois antique et moderne dans sa composition. Une enceinte blanche tout autour. Un pic dressé en plein milieu, enroulé par un escalier gravé à même la roche. Plusieurs bâtiments de toute taille, inférieure à celle du pic, diminuant graduellement au fur et à mesure qu'on se rapproche de l'extérieur, englobent l'espace entre lui et l'enceinte. Au delà de cette dernière, d'immenses jardins détourés par des arbres fruitiers remplissent la surface jusqu'aux pieds de la formation montagneuse. Et, pour accéder à cet incroyable ensemble, une voie unique, composée de pavés blancs réguliers, parfois ponctuée par des arches simplistes. Plus rien ne sort de la bouche de l'ex- Shirenai, paralysé sur place par la splendeur qui se donne devant lui.
« Je ne veux pas casser l'émotion qui vous submerge mais, si vous voulez connaître la suite, je vous prie de poursuivre. » lui demande le Kiyuza avant que lui-même ne fasse ce qu'il vient de dire.
En se tournant vers Fraya, il découvre une amertume bien présente sur son visage. Comprenant vers quoi ses pensées sont tournées, il ne souhaite pas lui poser de questions et se remet à marcher. Elle reste un moment comme ça, immobile.
« Kozana ! Rejoignez-nous ! Sinon votre père me sanctionnera à cause de votre passivité ! »
Ce détail impressionne peu Kenshiro, ce dernier ayant bien discerné quel genre d'hommes la traite ainsi. Malgré le dégoût qui l'habite sur le moment, Fraya finit par les rattraper, n'émettant aucun mot. Son attitude ne laisse pas indifférent l'exilé, réfléchissant à tout prix à un moyen de la sauver.