C'était une autre des raisons pour lesquelles Aina sortait du lot. Elle n'était pas comme tout le monde. Si elle avait le visage bien dessiné et parfaitement symétrique, cela n'était pas le cas du reste du monde. Les gens normaux n'arboraient aucune expression, hormis celle que la jeune femme leur imaginait, à partir des ombres floues que dessinait le discret relief de leur visage et qui donnaient l'illusion de remplacer les traits qu'ils ne possédaient pas. Leur aspect général donnait l'impression à Aina qu'ils étaient quelqu'un et personne à la fois, comme une silhouette floue que l'on apercevrait dans le reflet d'un lac et dont on ne pourrait distinguer les caractéristiques.
« Encore ? » s'étonna-t-il en croisant les bras sur sa poitrine.
La jeune femme souffla du nez et haussa les épaules.
« Vous savez bien que ce n'est pas moi qui choisit. »
Aina se contentait de faire ce que l'on lui ordonnait, sans poser la moindre question. Daniel dodelina et elle eut presque l'impression qu'il aurait levé les yeux au ciel, si seulement il en avait possédé.
« Tes maîtres n'ont-ils donc aucun goût pour les bonnes choses ? » s'offusqua-t-il, comme si on venait de lui dire de faire don de sa précieuse échoppe. « Pourquoi continuer à manger la même chose ! »
Daniel était un commerçant dans l'âme, qui vivait de l'excitation que lui procurait la nouveauté et le risque, aussi ne comprenait-il pas le mode de vie « routinier » des Signavit, qui n'avaient l'air d'être à ses yeux que des gens étranges et ennuyeux.
« La variété et l'innovation, miss ! » gesticula-t-il « c'est le secret d'un repas réussi ! »
La jeune femme hocha la tête d'un air absent, faisant abstraction de sa voix mécontente et outrée, pour observer ses produits. Le boucher faisait les mêmes remarques chaque fois qu'elle venait, comme un vieux disque rayé. Il s'étonnait toujours de la voir acheter les mêmes aliments et lui répétait toujours sans cesse à quel point la routine de la famille qu'elle servait était démodée.
Elle avait l'habitude de ses petits coups d'éclats, puisqu'elle venait ici depuis maintenant plusieurs années. Elle le laissait donc se plaindre et prêcher pour sa paroisse, sans faire cas de ce qu'il pourrait bien dire et penser. L'homme ne semblait pas se préoccuper de son attitude, parce qu'il ne s'en rendait pas compte, ou tout simplement parce qu'il faisait semblant de ne pas le voir.
Elle aperçut un beau morceau de bœuf, posé sur l'étalage et en saliva presque, réprimant l'envie pressante qu'elle avait, d'outrepasser les consignes de ses maîtres pour prendre des initiatives et changer le menu.
[Ne faites que ce qu'on vous demande et rien d'autre.]
Elle sursauta presque lorsque le souvenir de la voix caverneuse et terrifiante du patriarche s'imposa à elle et sa main qui était tendue vers le met alléchant s'arrêta presque aussitôt, pour retourner dans sa poche.
Elle se souvint de la seule fois où elle avait, sans même savoir ce qui lui avait pris, tenté de déroger aux règles du manoir. Elle ne se rappelait pas bien de ce moment, probablement parce qu'elle avait été si choquée que son esprit en avait été brièvement déconnecté. Ce souvenir était très flou et imprécis, mais les yeux perçants et froids de son maître lui avait laissé un souvenir impérissable, contrairement à la raison pour laquelle elle avait été réprimandée.
Elle n'arrivait pas à se rappeler de ce qu'elle avait bien pu faire ce jour-là. Tout ce dont elle se souvenait était d'avoir transgressée une règle, même si elle ne savait pas laquelle et d'avoir manqué de finir châtiée pour son affront. La peur... C'était la seule chose qui s'était encrée en elle.
« Tout va bien ? » la tira la voix du boucher de sa rêverie.
Surprise, elle releva la tête, légèrement secouée par l'étrange sentiment que ce souvenir avait provoqué en elle.
'Concentre-toi Aina.'
Comme pour se ressaisir, elle secoua la tête et se racla la gorge. Elle ne savait pas depuis combien de temps l'homme la regardait, mais elle espérait qu'il n'avait pas été témoin de son trouble intérieur.
« Eh bien de l'agneau se sera... Et deux bouteilles de lait avec cela. »
Cette fois-ci, Daniel ne protesta pas. Il se contenta juste de hocher la tête et de disparaître derrière le comptoir, avant de revenir avec un sachet en papier. Il était étrange de le voir si silencieux, mais Aina n'ajouta rien et lui déposa quelques pièces dans le creux de la main, avant de tourner les talons.
« Miss ! » l'appela-t-il, alors qu'elle avait presque disparu dans la foule.
Elle ne se tourna pas et se contenta de s'arrêter en pleins milieu des pavés.
« Si ça ne va pas, n'hésitez pas à venir nous voir ! »
'Il a remarqué.'
Aina se sentait embarrassée d'avoir perdue ses moyens devant cet homme, mais elle apprécia sa considération, bien qu'elle ne parvienne pas à l'exprimer. Aussi s'empressa-t-elle de s'éloigner, comme si elle fuyait, sans même prendre le temps de lui répondre. C'est à ce moment qu'elle rencontra un mur, ou plutôt ce qui y ressemblait et la collision fut si puissante, qu'elle en bascula en arrière, faisant voler son petit panier plein de victuailles au passage.
« Ah ! » s'écria-t-elle, fermant les yeux en attendant la chute.
Mais aucune douleur ne lui parvint.
« Est-ce que ça va, Aina ? » l'interrogea une voix masculine, qu'elle reconnut presque aussitôt.
« Monsieur Médicis ? » hasarda-t-elle, en croisant sa silhouette large et imposante camouflée sous une longue cape blanche comme la neige.
L'homme souffla d'un air amusé, en ramenant la jeune femme sur ses pieds. Il l'avait rattrapé par la taille et tenait son panier dans la main avec une facilité déconcertante. Il était étonnement habile et athlétique pour un herboriste, bien qu'elle ne soit pas certaine que cela soit sa seule activité.
« Faites attention, vous avez failli faire une mauvaise chute. » nota-t-il, légèrement taquin.
Aussitôt qu'il eut lâché la jeune domestique, elle réarrangea ses habits froissés et sa coiffure désordonnée, avant de s'incliner délicatement, les yeux rivés sur le sol.
« Je suis désolée... » souffla-t-elle en récupérant son panier, « Je ne regardais pas où j'allais... »
« Il n'y a pas de mal Aina. » elle frissonna en entendant son prénom dans sa bouche. « Il est bien que vous n'ayez pas été blessée. »
Sacha Médicis était un homme étrange. Herboriste de génie et fournisseur privilégié de tous l'empire en concoctions miracles et remèdes aux propriétés salvatrices. Il était quelqu'un d'important, que l'on ne croisait en général qu'en de très rares occasions. Pourtant, Aina l'apercevait à chacune de ses sorties, comme si le destin tenait absolument à ce qu'ils finissent par ses croiser. Elle n'arrivait pas bien à l'expliquer, mais elle était certaine d'avoir plus vu cet homme en quelques années, que la plupart des gens dans toute une vie.
« Il est bien que nous nous soyons rencontré. » continua-t-il sans attendre sa réponse. « Vous comptiez venir me voir quoi qu'il en soit, n'est-ce pas ? »
La jeune femme ne réfuta pas ses dires. Il était vrai que l'échoppe de cet homme faisait partie de sa petite routine, chaque fois qu'elle venait en ville.
« ...Vous avez apporté ce qu'il faut ? »
Elle observa autour d'elle, pour voir si quelqu'un l'épiait, légèrement nerveuse. L'homme encapuchonné et dont elle n'avait jamais vraiment vu le visage, hocha la tête, l'air parfaitement serein, malgré la situation. Il glissa la main dans sa veste en cuir brune, pour en sortir une petite fiole noir comme le charbon, sur laquelle était gravée ce qui ressemblait à une fleur, bien que celle-ci fusse parfaitement disgracieuse. Vu son accoutrement et la situation dans laquelle tous deux se trouvaient, tous auraient pu croire que cet homme étrange et mystérieux étaient un assassin ou un voleur, alors qu'il n'était qu'un homme de talent qui cherchait à garder son identité secrète. Les herboristes de son niveau était rares dans l'empire, à tel point que sa personne aurait pu être en danger s'il ne camouflait pas proprement son visage lors de ses excursions.
« Allons Aina. » ricana-t-il. « Vous savez bien que je suis parfaitement compétent dans le domaine. »
Il était vrai que cet homme était on ne peut plus qualifié, mais son trait le plus appréciable était sa discrétion, qui était de mise lorsque l'on vendait de tels produits.
« Je vous ai mis un petit supplément. Cadeau de la maison, puisque vous êtes ma meilleure cliente. »
La jeune femme n'appréciait pas ce ton moqueur qu'il utilisait toujours avec elle, mais elle se garda bien d'en faire la remarque. Il était après tout son fournisseur principal d'Elixir et il allait sans dire qu'elle ne pouvait pas se permettre de le contrarier. Sans même prendre le temps de lui répondre, elle déposa quelques pièces dans le creux de sa main, le fixant du coin de l'œil d'un air ennuyé.
« Vous ne m'avez toujours pas dis quel usage vous faisiez de l'Elixir du Songe. » remarqua-t-il en se frottant le menton.
'Toujours aussi curieux...' se fit-elle la réflexion en grimaçant.
« Je ne crois pas être tenue de vous répondre. » répondit-elle plus sèchement qu'elle l'aurait souhaité.
Pendant un instant, elle crû que l'homme allait se mettre en colère, mais celui-ci se contenta de rire en passant la main devant sa bouche, comme si elle lui avait raconté une bonne blague.
« Allons, ne soyez pas autant sur vos gardes. Vous devriez savoir que je suis une personne de confiance depuis le temps où nous faisons affaire ensemble. »
Cela faisait au moins trois ans qu'Aina le côtoyait et elle commençait à cerner sa personnalité, bien que la réciproque soit également vraie. Sacha était du genre loyal dès lors que l'on y mettait le prix. Aussi n'était-elle pas vraiment inquiétée par son attitude désinvolte, qu'elle savait n'être qu'une façade.
« Il ne faut jamais trop faire confiance à un marchand. » répéta-t-elle en imitant l'expression qu'il avait arboré le jour où tous les deux s'étaient rencontrés.
Sacha eut l'air surpris de la voir reprendre ses mots, mais cela ne l'amusa que bien plus, au vu du rictus qu'elle apercevait sur ses lèvres à l'ombre de son capuchon. Tandis qu'elle contemplait les cheveux bruns de l'homme, son regard s'accrocha à la montre à gousset qui pendait autour de son cou et c'est à cet instant qu'elle réalisa l'heure qu'il était.
'J'ai bien trop traîné !' s'affola-t-elle en grinçant des dents.
Voyant qu'elle avait été trop distraite par son interlocuteur, elle glissa la petite bouteille avec empressement dans son panier et chercha la vendeuse de fruits et légumes des yeux.
« Vous m'excuserez, je dois absolument y aller. » marmonna-t-elle avec empressement, sans même croiser le regard de l'homme, qui l'observait toujours.
« Ne soyez pas si pressée... » commença-t-il, mais elle le coupa, commençant à s'éloigner comme pour lui signifier que la conversation était terminée.
« Je reviendrais vous voir pour la suite ! » lança-t-elle de loin, en se dirigeant vers l'étalage de fruits et légumes qui l'attendait un peu plus loin.
« N'abusez pas trop de cette friandise mademoiselle, c'est un produit puissant. » conseilla-t-il espièglement, en agitant la main dans sa direction, pour lui dire au revoir.
Il disparut ensuite dans la foule comme une ombre et Aina jeta une dernière fois un œil dans sa direction, avant de reprendre son chemin, comme s'il n'avait jamais été là.