Elle mit quelques minutes à se rendre jusqu'à l'étage de l'aile est, où dormaient les enfants de la famille Signavit, juste à côté de la bibliothèque. Elle arriva devant la porte de la jeune Despair, la plus petite de la famille. Elle hésita quelques instants, arrangeant ses cheveux derrière ses oreilles, avant de frapper.
Elle attendit un long moment, dans le silence du long corridor, mais personne ne lui répondit. Il était étrange pour sa jeune maîtresse de ne pas être là, mais elle pensa qu'elle était peut-être sortie et se décida à longer le mur jusqu'à la seconde chambre, qui se trouvait juste en face. Elle réitéra l'opération et frappa à nouveau.
Le silence lui répondit encore. Elle crû alors devoir repartir bredouille, mais la porte s'ouvrit tout à coup avec un grincement strident, sur une petite silhouette camouflée derrière, ne laissant passer que sa tête couverte d'un masque.
'Le jeune maître Fear.'
Le jeune garçon d'à peine dix-ans lui fit l'effet d'un petit animal apeuré, avec son corps frêle qui trembla presque, avant de se calmer en l'apercevant. Aina vit ses pupilles dorée – les mêmes que celles de sa mère – s'agrandirent légèrement en la découvrant, comme s'il était surpris.
Aina ne s'était rendue dans cette partie du manoir que deux ou trois fois depuis son arrivée ici, parce qu'Elvan s'occupait presque toujours des enfants et du patriarche. La répartition des tâches était légèrement inégalitaire dans cet endroit, mais la jeune femme ne s'en préoccupait pas. L'obéissance sans se poser de questions, cela était son motto depuis qu'elle était entrée au service de cette étrange famille qui l'avait recueillie gracieusement, même après son amnésie.
« Aina ? » hasarda le jeune garçon de sa voix fluette.
'Il se rappelle de mon prénom.'
Elle était légèrement étonnée de savoir qu'il n'avait pas oublié son identité, malgré le peu de mots qu'ils avaient échangé depuis son embauche. Fear était plutôt craintif de nature, ce qui poussa la jeune femme à fléchir les jambes et à s'appuyer sur ses genoux vers l'avant, pour se rendre moins impressionnante à ses yeux.
« Jeune maître. » le salua-t-elle, s'inclinant légèrement. « Votre mère m'envoi pour vous aider à vous préparer. »
Ses pupilles se dilatèrent très légèrement à travers son masque.
« Elvan n'est pas là ? » s'enquit-il ensuite, visiblement inquiet de ne pas voir venir son serviteur habituel.
Aina savait que son supérieur passait la plupart de son temps à s'occuper des plus jeunes de la famille, aussi ne fus-t-elle pas surprise de constater que Fear lui porta une certaine confiance et presque affection. Elle n'était après tout que sa remplaçante du jour et concevait sans mal que cela soit déstabilisant pour un enfant aussi jeune que lui.
Pendant toute leur conversation, le petit garçon ne bougea pas de sa maigre cachette, se contentant de serrer et desserrer les mains sur le bois de la porte, à mesure que la conversation entre eux continuait.
« Il est occupé à préparer le banquet. » lui expliqua la jeune femme avec douceur, sans vraiment comprendre pourquoi son jeune maitre lui semblait si attendrissant.
« Le banquet... » souffla-t-il « c'est vrai que c'est aujourd'hui... »
L'intéressé hocha délicatement la tête, les yeux perdus sur le sol. Il avait l'air de réfléchir à quelque chose, voire d'hésiter sur la marche à suivre avec elle. Aina attendit sagement, pour ne pas le brusquer et ce moment fut si long qu'elle se demanda même s'il allait la laisser entrer dans sa chambre.
Toutefois, il eut l'air d'enfin se décider, car il poussa la porte qui lui servait de bouclier depuis déjà quelques minutes et fila à toute vitesse à l'intérieur de la pièce.
'Bon, je fais des progrès.'
La jeune femme s'amusa de l'attitude de son jeune maître qui lui fit penser à un petit chat peureux, comme ceux qu'elle apercevait parfois dans le jardin du manoir et s'engouffra à sa suite en prenant soin de refermer la porte derrière elle.
Une grande pièce aux murs bleu marine l'accueillit et elle fut légèrement surprise par son agencement. Des cubes de couleurs fermés par des portes, comme les placards d'une cuisine, jonchaient et étaient placés de manière irrégulière sur le parquet. Les objets qui étaient empilés les uns sur les autres, ou juste en désordre sur le sol, donnaient à l'endroit un air de débarra dans lequel on aurait jeté tout ce qui ne servirait plus. La seule chose qui confirma bien à Aina qu'elle se trouvait dans une chambre fut le grand lit blanc posé dans le coin du mur et dont le tour formait au niveau de la tête et du côté droit un escalier, sur lequel étaient assises une multitude de peluches – majoritairement des lapins –, auxquelles on avait arrachés les yeux.
Aina enjamba les meubles, comme dans un parcours d'obstacles et s'avança un peu plus dans la pièce, dans laquelle elle ne vit aucune trace du jeune maître.
« Jeune maître ? » souffla-t-elle, scrutant la chambre baignée de lumière en plissant les yeux.
Elle ne vit rien d'autre que le désordre et la multitude de tableaux qui couvraient le mur juste en face du lit. Des cadres de toutes formes au centre desquels étaient représentés des yeux ouverts et globuleux, qui donnaient l'impression à quiconque pénétrait ce lieu d'être observé... Epié.
L'enfant ne lui répondit rien, mais elle entendit un léger coup dans le bois, qui lui fit dire que Fear était là, quelque part... Caché.
[Le jeune maître Fear est adepte du jeu de cache-cache.] se souvint-elle des paroles d'Elvan, un jour où ils avaient passé l'après-midi à ordonner la bibliothèque. [Je passe souvent du temps à le chercher.]
Aina entrouvrit alors les lèvres de surprise.
'Alors c'est ça... Un cache-cache.'
« J'imagine qu'il faut que je vous trouve... » souffla-t-elle avant d'entendre un léger souffle, qu'elle interpréta comme une confirmation.
Elle observa le labyrinthe créé par les meubles et se retint de soupirer en voyant la multitude de cachettes disponible. Tout semblait être fait pour pouvoir cacher un humain, que ce fussent les grands placards en bois, les boîtes en carton ou les petites caches fermées par des portes sans poignée. C'était à croire que la pièce avait été conçue spécialement pour cela. Comment retrouver un si petit enfant dans une si grande étendue... ?
Elle n'avait pourtant pas le choix.
Elle devait préparer Fear pour le banquet et il était certain qu'elle s'attirerait les foudres de la famille si elle n'exécutait pas les ordres. Aussi n'avait-elle d'autre choix que celui de jouer au jeu du jeune maître, même si cela ne l'enchantait pas.
Elle poussa ainsi un soupire et se fraya un chemin entre les meubles, ouvrant une à une les portes qui se trouvaient sur son passage. Elle ne trouva rien d'autres que des emplacements vides, au fond desquels étaient parfois posés des livres, du papier, un crayon et quelques miettes, comme si le jeune enfant avait passé énormément de temps à l'intérieur. Ce n'était pourtant pas un endroit propice pour une si jeune personne, alors... Pourquoi ?
'Quel enfant particulier.'
Peut-être cela faisait-il partis des nombreuses originalités qui avaient attrait aux membres de la famille Signavit. Ces gens n'étaient après tout pas tout à fait normaux. Ou peut-être était-ce les autres qui étaient étranges ? Elle n'en était pas certaine. Elle n'avait après tout pas assez côtoyé l'extérieur pour se forger un avis.
Toujours était-il qu'il lui fallait retrouver le jeune maître, bien que la tâche s'annonce particulièrement ardue. Cela faisait en effet une dizaine de minutes qu'elle ouvrait, visitait et scrutait tout ce qu'elle pouvait, sans résultat.
'Aucune trace de Fear.'
Face à la situation, elle grimaça, se massant les tempes du bout des doigts. Comment se faisait-il qu'elle ne parvenait pas à trouver un simple enfant dans une chambre d'une vingtaine de mètres carré ? Il n'y avait pourtant pas trente-six solutions à ce problème...
Les placards ne donnaient rien, les armoires non plus et Aina voyait mal le jeune homme se glisser sous le lit pour se cacher. Non... Elle devait rater quelque chose... Mais quoi ?
Elle commençait à désespérer, lorsqu'elle aperçut un tableau légèrement décalé par rapport à la ligne du sol. Celui-ci se distinguait des autres par sa forme rectangulaire et son motif représentant une fenêtre donnant sur ce qui ressemblait à un escalier en bois, qui descendrait dans le noir.
'Etrange.'
L'objet était particulier à ses yeux par son aura et son atmosphère qui la mettait presque mal à l'aise, plutôt que par le fait qu'il dénotait grandement avec le reste de la chambre. Aussi s'en approcha-t-elle avec prudence, sans vraiment savoir si son intuition était la bonne.
'Qui ne tente rien, n'a rien.'
« Jeune maître... ? » tenta-t-elle à nouveau.
Un léger bruit la conforta dans son idée et elle continua à s'avancer délicatement, jusqu'à parvenir devant l'œuvre, sur laquelle elle posa sa paume. Elle effleura des doigts la peinture en relief et glissa sa main le long du cadre avant de le tirer vers elle. Le tableau pivota presque aussitôt vers elle et s'ouvrit comme une porte, sur un petit renfoncement dans le mur, à peine plus grand que la superficie d'une fenêtre et au fond de laquelle elle trouva le jeune garçon, assis, les genoux ramenés contre son corps et la tête dans les bras. Aina trouva son apparence étrangement pitoyable, avec son masque dont les yeux étaient couverts par deux mains dessinées, sous lesquelles glissaient des larmes et qui lui donnait l'impression que le jeune garçon pleurait.
« Ah... » soupira-t-elle de soulagement. « Vous êtes là. »
L'enfant eut l'air surpris de la voir, à tel point que ses mains en tremblèrent, mais son calme lui revint lorsqu'il compris que c'était elle qui l'avait trouvé.
« Aina... »
La jeune femme lui adressa un vague sourire, avant de lui tendre la main.
« Allons-y, vous voulez bien ? »
Elle espéra qu'il accepte enfin d'écouter ses conseils et c'est ce qu'il fit sans broncher, en posant sa petite paume sur la sienne. Sans mot dire, elle l'entraina hors de sa cachette et jusqu'à l'une des penderies, dans laquelle elle piocha des habits de cérémonie noir, la seule couleur à part le gris qu'il possédait.
'Plutôt lugubre comme habits pour un enfant...'
Ses vêtements étaient similaires à ceux du patriarche, ce qui n'étonna guère la jeune femme et sa chevelure sombre accentua davantage sa ressemblance avec son père. Wrath Signavit était un homme important, qui exigeait de tous ceux qui lui était chers ou à son service, de ne pas disgracier le prestigieux nom des Signavit. Aussi n'était-elle pas surprise d'apprendre qu'il contrôlait également l'apparence physique de son plus jeune fils.
'Comme un enfant avec ses poupées.'
Fear était presque la copie conforme du patriarche, si ce n'était pour sa personnalité qui était diamétralement opposée à celle de l'homme. Lust, à contrario, ne semblait avoir hérité de son père que ses intenses yeux clairs, tandis que le reste de son apparence était totalement différente. Ce dernier ne partageait d'ailleurs la plupart de ses traits physiques avec aucun autre membre de la famille, à tel point que les vassaux de l'empire avaient toujours doutés de sa légitimité.
Pendant un temps, la rumeur courrait même que l'aîné des Signavit fusse en réalité le fruit d'un adultère entre le patriarche et une autre femme que son épouse, ce qui n'avait pourtant jamais pu être confirmé.
Ou réfuté.
Si la rumeur eut été vraie, l'épouse n'en avait pour autant jamais rien dit. Ce fut d'ailleurs pour cette raison que celle-ci disparut aussi vite qu'elle était née. Car personne ne pouvait imaginer que la digne femme d'un duc puisse accueillir sous son toit l'enfant d'une autre et sans broncher.
Cela n'aurait pourtant pas surpris Aina, qui connaissait madame bien mieux que les nobles de l'empire. Dame Sorrow était une femme discrète qui, bien que pleine de noblesse, ne savait pas aller à l'encontre de son époux, sauf en de rares occasions. Il était donc hautement improbable qu'elle se retourna contre lui et rejette l'enfant, s'il était prouvé qu'elle avait été trompée.
'Madame est bien trop docile pour cela.'
Il était en revanche bien plus plausible qu'elle eut répondu que ce n'était rien avec un sourire, avant de lui pardonner, même si cela n'était au fond pas tout à fait vrai. Aina trouva que le patriarche était un homme chanceux, qui ne réalisait pas à quel point les autres l'enviaient d'avoir une telle épouse. Un homme aveugle qui ne jurait que par la richesse de l'esprit et de l'or, sans voir les trésors qu'il possédait.
« Une préférence, maître ? » interrogea-t-elle le jeune garçon, en lui tendant deux ou trois costumes sur mesure.
L'intéressé les scruta quelques instants en silence, avant de hausser les épaules.
« Je te laisse choisir... » répondit-il d'une petite voix, en se dandinant sur place, comme s'il était embarrassé.
La jeune domestique, qui ne se définissait pas comme une femme de goût, sélectionna l'habit qui lui sembla le plus élégant et l'enfila aux bras et jambes de son maître, en prenant soin de ne pas lui faire mal. Tandis qu'elle glissait la veste de costume sur ses épaules, elle remarqua à quel point l'enfant était maigre. Elle pouvait sentir les os de ses clavicules et de son dos à travers ses habits.
Elle se demanda avec inquiétude comment l'enfant d'une famille si prestigieuse pouvait avoir l'air si chétif. Son corps était tel qu'il semblait pouvoir s'envoler au moindre coup de vent. Il semblait si faible et fragile, en comparaison avec la personnalité forte et violente des autres hommes de la famille...
« Ça ne va pas ? » l'interrogea l'enfant, qui eut l'air de remarquer son trouble.
Malgré ses insécurités, elle fit mine de rien et continua à préparer son maître pour le banquet. Dans le silence de la petite chambre elle fredonna un air indiscernable, les yeux dans le vague. Ses iris s'illuminèrent comme la mer embrassant la lumière du soleil, d'un éclat éblouissant, presque éthéré. Ce moment avec l'enfant provoqua en elle une étrange chaleur, qui se propagea de son ventre à son cœur, comme un lointain souvenir nostalgique remémoré à la lueur du matin. Le jeune maître Fear était très obéissant et doux, tout comme sa mère, aussi ne fit-il aucune difficulté. En quelques minutes, elle termina sa tâche et se recula délicatement pour admirer le résultat.
'Pas mal.'
Fear était bien élégant et son costume noir complimentait la clarté de ses mèches, de la même couleur que celle de sa mère. Aina était certaine qu'il deviendrait beau garçon, lorsqu'il atteindrait la puberté et ce fait la rendit légèrement heureuse. Maintenant qu'il était prêt, il ne restait plus à la jeune gouvernante qu'à retourner dans le grand salon, pour aider Elvan. Elle se leva en silence, rechignant étrangement à partir en réalisant qu'elle appréciait étonnamment la compagnie du jeune maître.
« Il est l'heure. » expliqua-t-elle à l'enfant, qui se contenta de hocher la tête, avant de tourner les talons pour retourner s'asseoir sur le bord de son lit, sans même exprimer la moindre émotion de la voir partir. Une pointe de tristesse lui perça le cœur en voyant cela, mais elle l'ignora en plissant les lèvres, tournant les talons. Tandis qu'elle se frayait un chemin jusqu'à la porte, elle vit Fear sortir un morceau de papier de sous son oreiller. De loin, cela lui fit penser à un dessin, mais elle ne perçut rien d'autre que deux gros rectangles ressemblant à des maisons de là où elle se trouvait. Deux identiques bâtiment à l'aspect diamétralement opposé l'un de l'autre, un blanc comme la neige et l'autre noir comme la nuit.
'Drôle de dessin pour un enfant...'
Elle ignora ce détail et referma la porte derrière elle, et se posta dans le couloir, figée comme une statue. Devant la porte, elle remarqua un petit morceau de papier posé sur le sol, qu'elle scruta avec attention. Il n'était pas plus gros qu'une carte de visite et semblait être particulièrement neuf, comme si on ne l'avait jamais utilisé ou manipulé avant.
'Qu'est-ce que... ?'
Elle se baissa avec curiosité et attrapa ce qui ressembla à une petite carte, avant de la glisser entre ses doigts. Pendant quelques instants, elle crû que celle-ci était vide, alors elle la tourna dans tous les sens et vit apparaître une phrase écrite à l'encre rouge.
« Rien n'est ce qu'il semble être dans cet endroit. »
Un vague frisson lui secoua l'échine. Elle se demanda qui avait pu bien laissé cela ici et à l'intention de qui ? Cela n'aurait pu être elle, puisque personne à part l'épouse ne savait qu'elle travaillait dans cette aile du manoir aujourd'hui, mais elle voyait mal quelqu'un faire cela au jeune maître. Les mots inscrits sur le morceau de papier lui semblèrent étranges et presque... inquiétants sans qu'elle puisse expliquer pour quelle raison, mais elle se convaincu de les ignorer, en se disant que cela ne devait être qu'une erreur, ou simplement une mauvaise blague.
Malgré tout, elle eut du mal à écarter l'étrange sentiment qui l'habitat que tout ceci était de mauvaise augure.
'J'ai un mauvais pressentiment.'
Le bruit de la vaisselle qui s'intensifiait à mesure qu'elle s'approchait du salon la tira de sa rêverie et elle s'engouffra dans la grande pièce, occultant de son esprit l'inquiétude qui l'avait secoué un peu plus tôt.