Aina ne comprenait pas pourquoi Lust était si obsédé par Void, au point d'arborer un tel regard. Elle était presque sûre qu'il aurait pu s'en prendre à dame Sorrow, si son père n'avait pas été présent. Il était d'un naturel très violent et colérique et pouvait perdre son sang-froid à la moindre contrariété.
« Il suffit Lust. » l'avertit enfin Wrath, qui semblait en avoir assez des jérémiades de son fils aîné.
Celui-ci se tut immédiatement et le silence revint, bien que le jeune homme paraisse particulièrement frustré par la situation. Aina soupirant en imaginant l'humeur massacrante dans laquelle serait le jeune maître, après le repas. Quelque chose lui disait que la fin de journée s'annoncerait difficile, pour quiconque aurait le malheur de croiser son chemin. C'est à cet instant qu'Elvan amena le repas, fait à partir des ingrédients qu'Aina avait achetés au marché.
« J'ai faim... » chantonna Despair en se dandinant sur sa chaise.
« Le repas arrive ma chérie. » souffla l'épouse d'une voix redevenue douce.
Cette dernière fit signe à Elvan de servir sa fille, ce qu'Aina prit l'initiative de faire et qui lui valu d'être remerciée par sa maîtresse de la tête. Elle remarqua que la plupart de ses maîtres la fixaient avec attention, suivant ses moindres faits et gestes. La sensation d'être observée la mit mal à l'aise, mais elle fit semblant de rien avant de se replacer le long du mur, comme si elle n'en avait jamais bougé avant.
Le bruit des couverts glissant contre les assiettes se fit entendre et l'on n'entendit plus rien à part les discrets sons de mastication de la famille et particulièrement des enfants. Tous maîtrisaient l'art des bonnes manières et de maintenir les apparences, mais de jeunes gens comme Despair et Fear étaient encore jeunes pour être tenus responsables de leurs erreurs.
« J'ai entendu qu'ils étaient revenus. »
Aina tendit l'oreille, en entendant la voix hésitante de la matriarche. Wrath souffla du nez, en plantant violemment sa fourchette dans la chair tendre et sanguinolente de sa viande à peine cuite.
'Une bête sauvage.'
C'est ce que lui inspira la vue de cet homme tandis qu'il déchiquetait littéralement sa viande avec un certain plaisir, vu le petit rictus qui étirait ses lèvres.
« Ces satanés chiens ailés. » grogna-t-il, son couteau aiguisé à la main. « Ils sont tout juste bons à diffuser leur venin partout où ils passent. »
'Il doit parler des Salvatoris.'
Il n'y avait guère qu'eux, envers lesquels le patriarche exprimait autant d'animosité.
Les ennemis naturels et ancestraux de la famille, qui habitaient ces terres depuis presque aussi longtemps qu'eux. Le Salvatoris étaient une autre famille prestigieuse de l'empire, qui, curieusement, possédait une demeure juste à côté de celle des Signavit. Il était juste de dire que ces deux grandes lignées se partageaient la totalité du territoire par-delà la forêt obscure.
'Les gardiens d'argent.'
C'était ainsi que tous les surnommaient.
« Je pensais pourtant qu'ils avaient été envoyés à la frontière. », souffla l'épouse, pensive.
Wrath haussa les épaules en soupirant.
« Il a dû les rappeler ici. »
Le patriarche agrémenta sa remarque d'un regard pincé à l'intention d'Elvan, qu'il porta ensuite sur Aina. Il avait l'air particulièrement contrarié par la situation, probablement parce qu'il haïssait la famille d'argent depuis toujours.
« La frontière tremble. » annonça Despair avec détachement, prenant toute la tablée au dépourvu.
Tous les regards se tournèrent vers elle, sans pour autant qu'elle relève la tête pour les remarquer. La petite fille, dont les yeux étaient rivés sur son assiette, gloussait discrètement de rire, tandis que ses yeux luisaient d'espièglerie et d'une pointe d'amusement. Aina lui trouva une apparence pour le moins sinistre lorsqu'elle prononça ces mots.
« La frontière tremble » ... Qu'est-ce que cela signifie ?
« L'Eveil se rapproche. » continuait-elle, sans faire cas de l'expression distordue qui se formait sur le visage de Wrath et Lust.
« Ne dis pas n'importe quoi Despair. » grogna ce dernier, le poing serré sur le rebord de la table.
Toute la petite tablée semblait tendue, comme si la jeune enfant annonçait une prophétie de mauvais augure. Tout ceci conforta la jeune femme dans l'idée que la demoiselle était une personne bien singulière, dont elle ne parvenait pas à comprendre le résonnement.
« Vous ne le sentez pas... ? »
Elle continuait ses élucubrations en apparence sans aucun sens, comme si elle n'était pas observée de toute part comme une bête curieuse. Son langage corporel et son apparence lui donnait l'air de n'être qu'une enfant s'imaginant des histoires, alors que ses yeux froids et vides et sa voix presque caverneuse la faisait paraître étrangement mature, comme un adulte qui aurait été enfermé dans le corps d'un bambin.
« Ils viennent pour elle. » ajouta-t-elle, la voix tintée d'une espèce de folie mêlée à l'excitation qui fit trembler Aina de l'intérieur.
'Ils... Elle... ?'
La jeune domestique jeta un coup d'œil à Elvan, qui paraissait totalement insensible à la situation, comme s'il ne voyait pas que la scène qui se déroulait devant eux était pour le moins étrange et presque inquiétante.
« Despair. » grogna Wrath, en guise d'avertissement.
En réponse à la mise en garde du patriarche, le petit Fear agrippa la manche de sa sœur, assise juste à côté de lui. Il avait l'air de la supplier de ne pas aller plus loin dans ses propos, mais l'enfant ne parût pas se soucier de son inquiétude, comme absorbée par le délire apparent dans lequel elle baignait.
Ricanant les yeux dans le vague, elle semblait être comme possédée par quelque chose.
« Nous retournerons bientôt à l'origine. »
Le patriarche frappa violemment du poing sur la table. Le choc fut si brusque, que du liquide venant de la cruche s'échappa de son réceptacle, pour venir s'écraser sur la nape. Vu le grincement de ses dents et la veine apparaissant sur le haut de son front, tous en déduisirent que le chef de famille n'était pas loin de se mettre en colère.
Tous savaient ce que cela signifiait.
'Le donjon.'
Aina ne voulait pas penser à ce qu'il se passait dans cet endroit et elle espérait ne jamais s'y rendre. Elle n'arrivait pas à concevoir qu'une enfant si jeune pourrait y être jetée, juste parce qu'elle avait désobéi à son père. Cela dû être le cas de la matriarche, car celle-ci se leva brusquement et traversa la pièce pour se placer entre son époux et sa fille, dont elle semblait cacher la vue à Wrath, dans l'espoir d'apaiser sa rage.
Elle se pencha vers l'enfant et lui caressa doucement le haut du crâne, avant de faire volte-face et se tourner vers la jeune domestique, qui assistait à la scène avec une certaine interrogation.
« Aina, veux-tu bien emmener Despair dans sa chambre ? »
La jeune femme hésita à suivre son ordre, au risque d'outrepasser celui du patriarche, mais elle accepta finalement en voyant Elvan hocher la tête à son intention. Contrairement à ses prévisions, Wrath ne broncha pas et se contenta de la regarder se déplacer jusqu'à l'enfant, avant de lui faire signe de la suivre. Tandis qu'elle entraînait la petite jusqu'au couloir, elle ne put s'empêcher de sentir les regards de ses maîtres chatouiller son dos.
'Encore un jour de plus chez les Signavit.'
Il n'y avait pas à dire... Cette famille ne ressemblait à aucune autre.
« Je suis désolé, cela ne devait pas se passer comme ça... » entendit-elle murmurer Wrath, enfin, le croyait-elle.
Elle s'étonna du ton étrangement doux et presque soumis qu'il employa, mais n'eut pas le temps de se demander à qui il s'adressait, tandis que la porte du grand salon se fermait sur elle.