« Tout est prêt ? » s'enquit Elvan en astiquant un verre à pied de son petit mouchoir blanc personnel.
Il le déposa ensuite sur la nappe couleur rouge sang, un air satisfait au visage.
« Il ne reste que les verres. » lui répondit Aina, qui époussetait délicatement la surface du plateau en argent qui allait trôner au centre de la table.
Elvan hocha la tête, un vague sourire aux lèvres, avant de glisser sa main couverte d'un gant blanc, dans la poche intérieure de sa veste de costume noire, ornée d'une rose rouge. Il en sortit une vieille montre à gousset en métal argenté, qui semblait avoir déjà subi les ravages du temps, vu les petites tâches de rouille qui parsemaient son cadran. Aina l'observa fixer les petites aiguilles avec attention, comme hypnotisé.
« Il nous faut nous hâter. Les maîtres vont bientôt arriver. » souffla-t-il, comme à lui-même, avant de refermer son trésor et de disparaître quelque part dans le couloir menant à l'étage.
'Il est sûrement allé chercher quelque chose.'
Elvan ne faisait pas vraiment cas de sa présence, mais elle ne s'offusqua pas. Il était après tout le majordome en chef, le superviseur des servants du château et ne pouvait donc pas se permettre de faire preuve d'oisiveté en un jour si important. Le banquet était une occasion spéciale, pendant laquelle les membres de la famille se réunissaient tous autour de la table.
'Un évènement particulièrement rare.'
Cet instant était le seul de la sorte, car les Signavit n'étaient pas des gens très chaleureux et avenants. Même en étant de la même famille, il était particulièrement inhabituel pour eux de se réunir, même le temps d'un repas. Leur mode de vie ne ressemblait en rien à celui du petit peuple de la ville et cela, toute personne ayant jamais visité ces lieux l'avait compris.
'La soirée va être chargée...' pensa-t-elle en trottinant jusqu'au buffet en chêne noir, qui surplombait le petit salon, là où la vaisselle et les décorations de table étaient rangées.
Derrière une petite porte en verre, fermée par un verrou, elle aperçut six calices en or, élégamment décorés de rubis. Elle glissa la main dans la poche de sa robe et attrapa le trousseau de clés qu'elle possédait. Il était lourd et imposant et elle soupira lourdement en commençant à le remuer des doigts.
Au bout d'un long moment, elle tomba sur une petite clé de la même couleur que les moulures qui entouraient le meuble et l'attrapa. Elle glissa le bout dans la serrure, avant de tourner délicatement l'objet et que le cliquetis du mécanisme se fasse entendre. La porte s'ouvrit ensuite et la jeune femme reposa l'objet dans son uniforme. Elle attrapa l'un des verres et le glissa entre son majeur et son index. Elle réitéra ensuite l'opération avec les autres calices et traversa finalement la pièce pour se rendre dans le grand salon, dans lequel elle vit Elvan à nouveau.
Il était occupé à installer des fleurs dans un grand vase noir, avec une application toute particulière. Elle déposa la belle vaisselle le long des assiettes, en prenant soin de tourner chacun des contenants, de sorte que le blason de la famille soit bien en face de chacune des chaises.
Elle se recula ensuite et épousseta son tablier, avant de s'installer bien droite contre le mur, juste à côté de la grande porte donnant sur le couloir. C'était par-là que les maîtres entreraient et c'était également ici qu'elle devrait les accueillir. Elle jeta un coup d'œil à la table soigneusement dressée, sur laquelle Elvan et elle avait passé plus de trois heures et arbora un air quelque peu satisfait.
Tout était prêt : la nape en satin rouge, la vaisselle en porcelaine noire, les couverts en or et les verres dont la valeur avoisinait le montant d'un petit manoir. Le bouquet de roses rouge, arrangées dans un luisant vase noir complimentait parfaitement la décoration de la table à manger et les deux imposants chandeliers qui brillaient de chaque côté. L'or dans lequel ils étaient sculptés refléta les rayons presque aveuglants du lustre en cristal qui pendait lourdement au centre de la pièce, tremblant presque imperceptiblement à chacun de leur pas.
Il ne resterait à présent plus qu'à attendre.
Tic.
Tac.
Tic.
Tac.
La pendule trottait doucement dans la pièce, tandis que les deux servants ne bougeaient point, les yeux rivés vers le sol et l'oreille tendue. Le salon était plongé dans un lourd silence, occasionnellement brisé par le son de leur respiration et puis tout à coup, un léger tintement chatouilla leurs tympans.
'C'est l'heure.'
Elvan et Aina s'observèrent brièvement, avant que le jeune homme hoche la tête dans sa direction. Celle-ci l'imita et le vit s'engouffrer dans le couloir menant au salon, la laissant seule dans la pièce. Lorsque la troisième sonnerie du carillon résonna, elle entendit des grincements.
S'en suivit de petites secousses, qu'elle reconnut être des pas. Vu leur inconstance et le faible bruit qu'ils produisaient, ils étaient très certainement ceux de l'un des enfants de la maison. Aina ne fut donc aucunement surprise de voir entrer une petite fille, à peine plus haute que sa poitrine, dans la pièce.
« Mademoiselle. » la salua la jeune domestique, se courbant doucement en avant.
Aina releva ensuite les yeux et posa sur sa jeune maîtresse un œil indifférent. L'enfant, qui n'avait pas plus de huit ans, tenait fermement dans ses bras une peluche rouge sang à laquelle elle remarqua qu'il manquait la tête. Vu ses pattes épaisses et rondes et sa petite queue en forme de boudin, elle en déduisit que ce devait être un ours. Le petit animal à l'air sinistre portait un épais ruban rouge autour du bras, le même qui pendait du cou pâle et délicat de sa propriétaire. Celui-ci était assorti à sa robe à volants noir, sur laquelle étaient brodés des agneaux blanc aux yeux rouge.
Son habit de bonne facture, qui avait l'air d'avoir été fait sur mesure pour elle, retombait délicatement le long de ses petites jambes frêles couvertes d'un collant en résille blanc et jusqu'à ses genoux, autour desquels étaient noués de fins rubans en dentelle noir sertis de perles de la même couleur.
Ses mèches aussi noire qu'une nuit sans lune retombaient en cascade sur ses frêles épaules et juste à la surface du masque en bois blanc qui trônait sur son visage, ne laissant apparaître que deux iris bleutée, presque translucides. L'objet était affublé d'une peinture qui représentait un visage aux sourcils arqués et à la bouche tordue, comme celle d'une femme hurlante et dont les lèvres étaient entravées par un épais fil rouge dans lesquelles il était cousu.
L'enfant la considéra d'un œil étrange, avant qu'un léger soufflement ne lui échappe, comme un ricanement.
'Elle rit...'
Aina s'interrogea sur la raison de son amusement. Peut-être l'enfant se moquait-elle d'elle ? Elle n'aurait su le dire, elle ne la croisait après tout que très rarement.
« Où sont père et mère ? » s'enquit-elle après un silence, pressant un peu plus son compagnon en peluche contre son cœur.
La jeune servante trouva l'enfant plutôt attendrissante, malgré son côté légèrement étrange et lui adressa donc un vague sourire, qui se voulait rassurant.
« Ils vont arriver, mademoiselle. » lui expliqua-t-elle en se frayant un chemin jusqu'à une chaise en bois, avant de la tirer vers elle. « Peut-être voudriez-vous vous asseoir en attendant ? »
La petite fille la fixa en silence, ses étranges yeux de glace se posant occasionnellement sur son visage, avant de hocher la tête, faisant virevolter ses cheveux au passage.
« Je dois attendre les autres, c'est la tradition. »
'La tradition.'
Celle que les Signavit suivaient depuis des générations et qui s'appliquait à tous, même les plus jeunes. Il était coutume pour la famille de se réunir tous les mois et que chacun des membres patiente jusqu'à l'arrivée des autres pour prendre place autour de la table et ce, peu importe le temps que cela prendrait.
La jeune Despair, qui était ainsi la première arrivée, devrait donc attendre en silence, que les autres membres de la famille se rendent dans le salon, pour s'asseoir à leur tour. Aina jeta un œil en coin à la jeune enfant et retint une grimace en la voyant se dandiner sur place, faisant grincer ces petits souliers noirs sur la moquette.
'A ce rythme, elle va fatiguer.'
Elle ne comprenait pas bien qu'une telle coutume fusse forcée sur une si jeune enfant, même si elle savait qu'elle ne pourrait rien y faire. Aussi ne pus-elle qu'observer avec tristesse sa jeune maîtresse.
C'est à ce moment qu'Elvan revint, un plateau en argent couvert de mignardises dans la main.
Son regard se posa sur Despair, qu'il salua de la tête, puis sur Aina dont il aperçut sans difficultés l'air morose. Il l'interrogea de la tête, haussa les sourcils, mais celle-ci demeura silencieuse, les lèvres plissées. Le jeune homme posa la nourriture sur la table, avant de se replacer près de la porte, à travers laquelle Aina vit plusieurs silhouettes s'engouffrant dans le salon, juste à côté de la pièce où ils se trouvaient. Dans l'encadrement apparu une longue robe à la couleur poussiéreuse.
'Maîtresse Sorrow.'
Elle était toujours aussi élégante, mais avait affublé son cou de perles. Elle s'était préparée pour le banquet et portait ses plus belles parures, celles dont le patriarche lui avait fait don. De gros colliers, des boucles d'oreilles serties de diamants et un bracelet en or. Malgré l'obscurité qui couvrait son visage pâle et fatigué, la matriarche rayonnait comme un bijou sous la lumière du soleil.
Aina remarqua que le patriarche qui suivait derrière elle complimentait sans aucune subtilité l'apparence de l'épouse, avec ses boutons de manchette faits dans les même pierres précieuses que les bijoux de sa femme. L'homme semblait venter sa possession aux yeux de tous, un sourire satisfait au visage, tandis que ses iris froides et cruelles dévoraient presque l'élégante créature qui le précédait.
« Maître, maîtresse. » les salua Elvan, de la même manière qu'Aina avait accueilli Despair.
Cette dernière eut l'air d'enfin remarquer la présence de ses parents, car elle tourna la tête vers eux.
« Mère ! » s'écria la jeune enfant, avant de traverser la pièce en trottinant.
Les yeux de l'épouse s'arquèrent en un délicat croissant de lune, qui indiqua à tous qu'elle souriait derrière son masque. La jeune domestique vit les mains de sa maîtresse trembler légèrement et ses pupilles scruter son époux en coin d'un air étrange, avant d'ouvrir les bras pour que sa plus jeune fille puisse s'y jeter. L'enfant ne perdit pas une seconde et glissa son bras libre sur le tissu sombre et pourtant soyeux de la robe de sa mère, un léger gloussement de plaisir s'échappant de ses lèvres.
Maîtresse Sorrow avait l'air heureuse de voir la jeune Despair, ce qui était on ne peut plus étrange considérant que toutes deux vivaient sous le même toit. Aina savait cependant que les membres de cette curieuse famille interagissaient peu les uns avec les autres en dehors des banquets, ce qui était pour le moins... Inhabituel dans une famille de ce genre, dont les membres dormaient dans des chambres pratiquement accolées.
« Mère... » appela une autre voix, qu'Aina reconnu être celle du jeune Fear, qui venait de faire son entrée dans la pièce.
Les mains tremblantes serrées sur sa veste noire, il ressemblait à un petit animal apeuré face à un prédateur, mais la vue des bras tendus de sa mère fit presque aussitôt disparaitre ce sentiment et il se joignit à l'étreinte de l'épouse et de sa sœur sans aucune difficulté.
« Despair, Fear. » gronda presque aussitôt le patriarche, qui fit taire toute la pièce et disparaître la moindre once de chaleur ou de joie qui avait pu s'y glisser.
La jeune domestique vit les enfants tressaillir, au son de sa voix rauque et menaçante. Les yeux de l'épouse se baignèrent d'une profonde tristesse mêlée à la peur, qui lui fit resserrer sa prise sur ses précieux enfants.
« Mon seigneur, je vous en prie, ils... » commença-t-elle, la voix presque suppliante, avant que l'homme se plante devant elle, la toisant de toute sa hauteur comme une montagne.
Aina vit dans ses yeux la sombre colère mêlée de folie qui dansait, prête à tout engloutir tandis qu'il observait la scène à laquelle il était étranger, mais qui se déroulait juste devant lui. Elle s'horrifia presque d'apercevoir cet homme scruter les deux enfants d'un air mauvais, semblable à celui qu'il jetait parfois à ceux qu'il considérait comme une gêne.
'Comme des ennemis.'
Un vague sentiment d'inconfort et de quelque chose d'autre tordit le ventre à Aina, qui était figée sur le sol devant la scène à laquelle elle assistait.
« Il suffit. » rejeta-t-il froidement les plaintes de son épouse, croisant les bras sur sa poitrine d'un air mauvais. « Fear et Despair sont les dignes héritiers des Signavit et ça... » siffla-t-il avec une sorte de dégoût, fixant ses enfants comme s'ils n'étaient que de vulgaires insectes. « Ca ce n'est pas digne d'un membre de cette famille. »
Comme si le contact de leur mère leur brulait la peau, les enfants s'écartèrent aussitôt, les yeux détournés. Wrath, dont les yeux s'arquèrent d'un air meurtrier, détourna le regard de ces enfants pour se rendre auprès de son épouse et lui prendre la main. La scène semblait si douce et – en apparence – tendre qu'Aina en oublia presque l'attitude cruelle et froide de son maître quelques secondes plus tôt.
Le regard de maîtresse Sorrow croisa brusquement celui de la jeune femme et elle vit ses yeux boisés luirent de ce qu'elle supposa être une profonde tristesse, qui fit trembler ses mains comme des feuilles sous la caresse du vent. Wrath n'eut l'air de rien remarquer, ou alors il l'ignora simplement, puisqu'il guida Sorrow jusqu'à sa place attitrée, loin de ses enfants et juste à côté de lui, qui trônait au bout de la table comme un roi face à ses servants. L'épouse se laissa guider par son mari comme une marionnette sans âme, le regard vide et distrait.
« Eh bien... On dirait que tout le monde est déjà arrivé. » s'amusa une voix qui fit trembler Aina de l'intérieur.
'Maître Lust.'
L'homme fit irruption dans la pièce, passant sa main dans ses cheveux d'un air suffisant.
« Tu es en retard. » le réprimanda Wrath, sans pour autant jeter le moindre regard dans sa direction.
Contrairement aux autres, Lust ne broncha pas et se contenta de hausser les épaules, comme si l'effrayant chef de famille ne venait pas de lui faire un reproche.
Comme s'il ne risquait pas d'être puni.
« Désolé, père. » s'excusa-t-il faussement, avant de s'approcher de sa chaise.
Son regard perfide et espiègle croisa brièvement celui d'Aina et celle-ci cru le voir sourire, avant de tourner la tête vers l'épouse, dont les yeux étaient rivés quelque part sur le mur.
« Mère. » la salua-t-il, une pointe de malice dans la voix.
L'épouse sursauta presque en l'entendant et tous observèrent en silence la métamorphose de son regard doux et vulnérable en quelque chose de plus... Froid.
« Lust. » répondit-elle d'une voix sèche, qui dénotait avec son habituelle attitude calme et docile.
L'intéressé, bien loin de se démonter face à son interlocutrice, s'esclaffa en prenant place juste à côté de Despair, dont les mains se serrèrent un peu plus sur son ours en peluche. L'épouse le suivit des yeux et son regard s'assombrit à mesure qu'il s'approcha de sa chaise, ce qui ne manqua pas d'échapper à la perspicacité de Lust, qui s'en amusa presque aussitôt.
« N'ai-je pas le droit à une étreinte de votre part, mère ? »
Aina nota l'air provocateur de Lust à l'encontre de l'épouse, ainsi que l'indifférence de Wrath à ce sujet, qui se contentait de lire le journal, qu'Elvan venait de lui déposer sur le rebord de la table. Lust attaquait ouvertement son épouse, au sujet de laquelle il se mettait toujours en colère, mais il ne bronchait pas, ce que la jeune femme avait du mal à comprendre.
Maîtresse Sorrow plissa les yeux, avant que ses paumes ne viennent se poser sur ses genoux et que ses doigts agrippent le tissu de sa robe.
« Tu es bien trop grand pour cela. » répondit indifféremment la matriarche, dont les yeux étaient presque rivés sur la main de Lust, qu'il venait de poser sur le dossier de la chaise de la jeune Despair.
'Madame a l'air... d'avoir peur.'
Dame Sorrow n'avait jamais vraiment été affectueuse avec Lust, mais ce côté froid de sa personnalité, qui ressortait toujours en sa présence n'était pas si vieux que cela. A son arrivée, Sorrow et Lust ne s'entendaient guère, mais ils se toléraient. La matriarche était relativement cordiale avec lui, même si leur relation était distante. Pourtant, depuis quelques temps, Aina avait assisté à la dégradation de leur relation, qui s'était depuis transformée en une espèce de froideur, que la matriarche adressait presque toujours subtilement à Lust.
L'air était lourd dans la pièce et presque électrique entre les deux membres de cette prestigieuse famille et Aina ne sut plus vraiment ou se mettre en cette situation, qu'elle jugea plus qu'inconfortable.
« Vous ne faites pas tant d'histoire avec les autres... » nota Lust, de son habituelle voix condescendante. « C'est à croire que vous ne m'appréciez guère. »
« Lust. » l'avertit la matriarche, les mains vibrantes de ce qu'Aina supposa être une profonde colère.
Celui-ci se pencha en arrière, s'enfonçant négligemment dans sa chaise en croisant les jambes, comme s'il n'était pas en train de se moquer devant tout le monde de la deuxième plus haute autorité de cette famille et devant son père, auquel il n'aurait suffi qu'un claquement de doigt pour l'envoyer faire un tour dans le donjon noir, au fond duquel il ne reverrait plus la lumière.
« Je ne sais pas ce que j'ai bien pu faire... » s'esclaffait-il, d'un air faussement innocent. « Serait-ce à cause des rubans et... »
'Les rubans ?'
Presque immédiatement, une violente douleur vrilla le crâne d'Aina. Celle-ci fut si soudaine que la jeune femme se plia en avant. La souffrance la frappa comme un poignard, se propageant de l'arrière de ses oreilles à son front, comme un torrent.
Elle vit l'image d'une silhouette penchée sur elle et d'une fleur, qui lui fit froid dans le dos.
[Pourquoi est-ce que tu avais ça ?!] résonna une voix stridente et tremblante d'effroi dans son esprit.
« Lust ! » tonna cette fois-ci le patriarche qui frappa violemment du poing sur la table.
Sous la surprise, le silence tomba et Aina constata avec stupéfaction que la douleur avait disparue, comme si elle n'avait jamais existé.
« Je suis désolé père, je ne... » commença Lust avec une inquiétude et une humilité qui ne lui ressemblait pas du tout.
« Je t'ai averti de faire attention à ce que tu dis entre ces murs... » menaça-t-il de sa voix terrifiante. « Ne m'oblige pas à te punir. »
L'aîné de la famille se tut enfin et le calme revint, malgré l'ambiance pesante qui régnait dans la pièce. Aina s'étonna de ce qui venait de se produire et ne pus s'empêcher de se demander pourquoi sa crise, qui était habituellement si violente et incontrôlable, s'était arrêtée ainsi.
Et puis... Il y avait cette voix.
C'était la première fois qu'elle entendait quelque chose depuis le début de ses « épisodes ». Elle ne savait pas bien ce que cela était, ni qui parlait, mais elle avait l'intime conviction que tout ceci était lié aux souvenirs qu'elle avait perdu. Peut-être des bribes de son passé commençaient-ils à lui revenir ? Elle ne voulait pas se faire de faux espoirs, mais elle l'espérait du plus profond du cœur. Plongée dans ses réflexions, elle crut voir Lust et le patriarche l'observer dans sa vision périphérique, mais quand elle releva la tête pour s'en assurer, elle découvrit les deux hommes en grande concentration, sur la cruche en or que venait d'apporter Elvan.
'J'ai sûrement rêvée.'
Il était impossible que Lust et le patriarche aient remarqué son trouble, étant donné l'échange passionné qu'ils avaient tous deux eut au moment des faits. Ces deux-là n'étaient en plus pas du tout du genre à se soucier des autres, ce qui conforta la jeune femme dans l'idée que son impression d'être observée n'était qu'une vulgaire hallucination.
Aina remarqua que Fear tremblait sur le côté et elle ne pu s'empêcher de se sentir triste de le voir ainsi. Si cela n'avait tenu qu'à elle, elle aurait sûrement foncé dans sa direction pour l'enlacer et lui dire de ne pas s'inquiéter. Aina avait toujours été faible avec les enfants, parce qu'elle ne supportait pas de les voir subir l'humeur changeante du patriarche et de Lust. Ce n'était après tout pas leur faute, mais ils étaient souvent les plus malheureux dans cette histoire.
'Les enfants sont toujours les premières victimes.'
Despair, à l'inverse de son frère, ne broncha pas le moins du monde, se contentant de caresser la tête de sa peluche décapitée en chantonnant, comme si son père ne venait pas juste de hurler dans la pièce.
'Quelle enfant curieuse.'
Elle devait être habituée à l'attitude froide et violente de son père. Peut-être était-ce alors pour cela qu'elle ne réagissait pas face à sa colère, alors même que tous tremblaient presque dans la pièce.
« Bon, puisque nous sommes tous là, je vous propose que l'on débute. » annonça le patriarche en plaçant une serviette blanche sur ses genoux.
Il arborait un air cérémonieux, son verre en or à la main tendu vers Elvan. Celui-ci ne perdit pas de temps pour se glisser jusqu'à la cruche et l'apporter à son maître. De celle-ci coula un liquide ressemblant à une coulée d'or, scintillant en tombant.
'Le nectar.'
Le breuvage fétiche des Signavit, qu'ils pensaient venir des dieux et dont les propriétés leur permettraient la bonne santé et même la vie éternelle s'ils s'en montraient dignes. Elvan en versa à Wrath, puis à son épouse, ainsi qu'à tous les membres de la famille par ordre décroissant. La scène sembla étrangement noble et élégante, comme une peinture.
« Où est Void ? » nota soudainement Lust, en fronçant les sourcils.
La matriarche tressauta en entendant sa question, avant qu'un râle de déplaisir s'échappe de ses lèvres.
« Elle est souffrante. » répondit-elle froidement, sans même regarder son fils.
« Encore ? » s'étonna Lust d'un air mi plaintif, mi agacé.
Sorrow glissa son verre sous son masque et bu une petite gorgée, comme pour recouvrer une contenance, avant de glisser ses yeux boisés sur Lust, comme s'il l'indisposait. Une fois de plus, Aina nota la différence d'attitude de la duchesse, avec son habituel comportement.
« Elle a la santé fragile, je te l'ai déjà dit. »
L'ambiance était électrique entre la matriarche et son fils, à tel point qu'Aina en était embarrassée. Wrath et les autres membres de la famille avaient l'air de ne pas s'en préoccuper et même Elvan ne réagissait pas. Ce genre de discussions étaient plutôt communes lors des banquets mensuels, mais la jeune domestique semblait être la seule à ne pas parvenir à s'y habituer. Elle était là depuis quelques années déjà, mais elle avait toujours le sentiment de se comporter comme au premier jour, comme si elle s'étonnait de tout.
Lust ricana, en balançant sa tête en arrière.
« Ne soyez pas si tendue mère » la nargua-t-il d'un air mauvais. « On pourrait croire que vous mentez. »
Tous entendirent dame Sorrow grincer des dents et Aina la vit serrer le tissu de sa robe si fort que ses doigts en devinrent tout blanc. Elle était visiblement inconfortable en présence de Lust et celui-ci semblait d'ailleurs prendre un malin plaisir à provoquer la matriarche, sans lui témoigner le moindre respect.
« Je n'ai que faire de ce que tu crois. » répondit-elle sur le même ton, faisant perdre à Lust de sa superbe.
Tous deux se fixèrent en chien de fusil, prêt à se sauter à la gorge à la moindre occasion, sous les yeux indifférents du patriarche qui se contentait de siroter son breuvage comme s'il était complètement étranger à la situation. Aina s'étonna à nouveau d'assister à ce genre de scène au sujet de mademoiselle Void, la seule de la maisonnée à ne jamais être présente aux rassemblements familiaux.
La deuxième plus âgée de la fratrie, juste après Lust, qu'Aina n'avait jamais rencontré avant. La jeune femme n'assistait jamais aux repas de famille et n'interagissait avec aucun autre membre du personnel à part Elvan, qu'Aina savait se rendre régulièrement à l'étage, où elle résidait.
Il était le seul à pénétrer son lieu de vie, que mêmes ses parents n'osaient outrepasser. Aina scruta avec curiosité la chaise en toile rouge qui était installée à l'autre bout de la table, juste en face du patriarche. Elle était disposée de sorte que l'on aurait pu croire qu'un invité allait s'y installer d'un moment à l'autre.
Tout était préparé dans l'éventualité de voir apparaitre l'aînée des filles de la famille : la vaisselle, les couverts et même le nectar qui lui était destiné. Void était aussi mystérieuse que célèbre, au sein du manoir.
'Presque plus que le patriarche.'
De nombreuses rumeurs courraient à son sujet, pour tenter d'expliquer son éternelle absence. Certaines prétendaient que la jeune femme était laide et d'autres qu'elle était défigurée ou souffrante. Il y avait autant de théories que d'employés dans la demeure. Aina ne savait pas où se trouvait la vérité, mais elle n'était pas particulièrement curieuse de la connaître. Il ne faisait après tout pas bon être trop curieux dans cette famille.
Les Signavit prenaient toujours leurs précautions, pour que rien ne sorte de cette endroit. C'était d'ailleurs à cause de ces dernières, que ce nom était si célèbre et fascinant au sein de la haute société.
'Personne ne sait ce qu'il se passe entre les murs du manoir.'
Comment les nobles auraient-ils pu résister à une bonne dose de mystère ?
« Vous ne pourrez pas me tenir éloigné d'elle éternellement, mère. »