Aina entra dans la salle de bain du quartier des servants, tout au bout de l'aile est, au rez-de-chaussée. Elle referma la porte à la hâte et s'y adossa, le souffle court et les mains tremblantes. Son cœur cognait encore dans sa poitrine, comme s'il voulait en sortir.
Une violente nausée la secoua et elle se pencha brusquement en avant en grognant, la paume sur ses lèvres.
'Ça recommence.'
Elle l'avait senti dès l'instant ou le patriarche s'était mis à la foudroyer du regard, mais jamais n'avait-elle pensée qu'elle viendrait aussi vite que cela. Elle avait l'impression que son estomac se retournait dans tous les sens et que l'on cognait avec un marteau contre son crâne.
Grimaçante de douleur, elle releva la tête, le regard brouillé par les larmes et ses cheveux sombres qui retombaient devant elle comme un voile.
Le lavabo.
Repoussant son agonie dans un coin de sa tête, la jeune femme tituba le long du carrelage immaculé, dans lequel son reflet pitoyable lui apparut. Chaque pas était un calvaire et elle ne put rien faire d'autre que de poser la main sur son ventre, dans l'espoir vain que cela l'aide à calmer le désordre qui secouait son corps frêle.
[Ne fais pas ça.] résonna une voix dans son crâne, mais elle l'ignora.
'Encore ces délires....'
Ces choses qui lui parlaient de temps à autre et qui la faisait toujours tant souffrir. Des hallucinations qui la tourmentaient sans relâche et la rendaient complètement folle.
[Arrêtes... Tu vas...]
« Silence ! » s'époumona-t-elle violemment, la voix tremblante.
Les paroles continuèrent et ce qui ressembla à des murmures s'y superposèrent, provoquant un terrifiant brouhaha qui lui donna envie de se frapper le crâne contre les murs. Tous ces sons étaient pour elle comme une multitude de personnes qui parleraient près de son oreille et dont les échos se réverbèreraient sans cesse à l'intérieur d'elle.
'Il faut que ça s'arrête....'
Le miroir et le robinet n'étaient plus très loin, mais le petit mètre qui l'en séparait lui sembla si long, qu'elle faillit abandonner avant d'y parvenir. Elle s'agrippa de toutes ses forces à la fonte, dont la froideur se propagea dans tout son corps, avant de glisser tout son poids contre le rebord pour éviter de chanceler.
Dans le reflet du miroir, elle vit ses mèches en bataille collée contre sa peau transpirante et ses yeux livides qui lui donnaient une apparence cadavérique. Elle avait particulièrement mauvaise mine, comme à chaque fois que ses crises se manifestaient, mais elle ignora son apparence monstrueuse pour glisser ses doigts tremblants sur le robinet, qu'elle tourna difficilement.
Le précieux liquide noire s'en échappa, produisant un léger bruit qui couvrit ne serait-ce que momentanément les murmures de ses envahisseurs et elle ne réfléchit pas à deux fois avant d'attraper la petite fiole noire qu'elle avait conservée dans son uniforme.
[N'abusez pas trop de cette friandise mademoiselle, c'est un produit puissant.] se rappela-t-elle la voix de l'herboriste, qu'elle chassa presque aussitôt en hochant la tête.
'Au diable ses conseils.'
Elle retira le petit bouchon en liège et retourna la fiole au-dessus de sa paume. De petites pastilles rouges en sortirent et elle n'hésita pas une seule seconde à en avaler deux. Leur goût était immonde, comme celui d'un fruit moisi et commençait déjà à créer un voile de poudre dans sa bouche, aussi avala-t-elle quelques gorgées d'eau pour les faire passer.
La réponse fut presque instantanée et la douleur s'estompa, emportant avec elle toutes les voix qui la tourmentaient un peu plus tôt. Le calme revint presque immédiatement à l'intérieur d'elle et le contre coup de sa crise fut si puissant qu'elle en tomba sur le sol. Son derrière s'écrasa lourdement sur le carrelage et elle fut contrainte de se retenir de la paume, pour ne pas s'étaler complètement sur le sol de la salle de bain. Elle resta ainsi immobile pendant quelques longues secondes, avant de se laisser glisser contre le marbre.
Le visage humide et le souffle saccadé, elle fixa le plafond blanc d'un air absent, sentant tous ses muscles se détendre.
[Une maladie dont on ne connait pas l'origine.]
Ces mots étaient ceux qu'avait prononcés l'herboriste la première fois qu'elle s'était rendue dans son échoppe. Un mal sans nom et sans remède, qui ne pouvait être qu'atténué par les décoctions procurées par Sacha Médicis.
Hallucinations, migraine, nausées et une fatigue intense.
Aina souffrait de la sorte chaque fois qu'une crise survenait. D'aussi longtemps qu'elle se souvenait, cette affliction l'avait toujours accompagnée, comme une ombre et même après des années, celle-ci la faisait toujours autant souffrir.
Elle était exténuée de subir l'attaque de son propre corps en permanence et attendait toujours au tournant le moment où son état qui s'améliorait, allait rechuter. Cette chose était l'un des mystères qui entourait son existence, en plus de la violente amnésie qui avait fait disparaître sa personne toute entière.
Aina ne savait pas qui elle était, ni comment elle avait atterri dans cet endroit. Elle avait perdu tout ce qui faisait d'elle une personne à part entière et avait uniquement été façonnée par les souvenirs qu'elle avait acquis depuis son éveil dans le manoir. Elle n'était en ce jour qu'Aina, la servante des Signavit, mais elle ne savait pas qui elle avait été avant.
Avait-elle de la famille, des amis, un amant ? Elle n'en avait aucune idée. Même le nom dont elle avait hérité n'était sûrement pas le sien. Depuis ce jour, elle était vide, sans âme, comme une poupée.
[Pourrais-tu aller voir comment vont les enfants ?]
Elle soupira la tête dans les mains. Elle avait oublié ce que l'épouse lui avait ordonné de faire. En cet instant, elle voulait juste rester tranquille et même dormir pour faire passer son malaise, mais elle avait du travail et ne pouvait donc pas se permettre de se pavaner. Aussi, entreprit-elle de se relever, ignorant ses jambes flageolantes.
Elle se sentait fébrile, mais ignora les appels à l'aide de son corps pour se glisser jusqu'à la porte et s'engouffrer dans le couloir