Shinsuke se massa longuement le bras droit, ses muscles engourdis et endoloris se crispant inconsciemment.
Il allait très certainement pleuvoir dans la soirée. Il avait toujours mal, dès que l'humidité dans l'air devenait trop présente.
Saizo profita de ce léger moment de relâchement pour glisser sur le bureau de son ami et supérieur une barre de céréales au chocolat.
L'après midi avait déjà été bien entamée, le bruit de plus de quarante claviers d'ordinateurs frappés avec frénésie créant un fond sonore uniforme et sans aucune perturbation. L'odeur de thé, de café, et de pâtisseries emplissait l'air et venait chatouiller les estomacs de ceux qui avaient encore un peu faim.
« Chef Kobayashi, j'ai terminé les devis que vous m'aviez assignés », dit un homme aux cheveux bruns en tendant une liasse de documents à Shinsuke.
Shinsuke se tourna vers lui en pivotant sur son siège, sans même se lever.
« Et tu veux que j'en fasse quoi ? » Demanda-t-il agacé. « Je t'ai dit d'envoyer ça directement au Département comptabilité après avoir eu l'accord des clients. »
« Mais… Vous ne voulez pas vérifier si ce que j'ai fait est correct ? » demanda l'employé, un brin décontenancé.
Shinsuke grimaça, et serra son poing droit, qu'il laissa reposer sur son bureau. Il était de mauvaise humeur, et ça n'allait pas aider qu'on vienne l'emmerder pour la moindre petite chose.
« Hé, je vais pas me répéter, Hinokawa. » Répondit sèchement Shinsuke. « J'ai pas le temps de vérifier après chacun d'entre vous que vous faites bien votre boulot, bordel ! C'est ta responsabilité de faire un boulot correct dès le départ ! »
« O… Oui Chef. » Répondit avec crainte Hinokawa, tout en ayant l'air légèrement abattu.
L'employé battit en retraite vers son propre bureau, sans dire un mot.
« Tu n'a pas encore assigné de tuteurs pour les nouveaux employés en internat cette année, » fit remarquer Saizo. « Alors c'est normal qu'ils viennent vers toi dès qu'ils ont des doutes. »
« Ce sera la première chose que je ferais demain matin en arrivant. » Pesta Shinsuke.
Il avait eu autre chose à l'esprit depuis ce matin ; en plus de ce qu'il avait déjà à faire dans le cadre de ses fonctions.
À savoir, la dénommée Shinohara Hana.
Elle lui tapait sur les nerfs, sans même avoir encore fait quoi que ce soit qui lui permette de pousser une gueulante à son attention. Pour une raison toute simple : ce qu'elle lui avait fait subir la veille.
Mais à chaque fois qu'il avait tenté d'aborder le sujet, de façon détournée, elle avait toujours répondu autre chose que ce qu'il espérait. Et la pause de midi n'avait pas suffi à ce qu'il se calme assez.
Si en parler directement et sans détours était la seule façon d'avoir des excuses de la part de la jeune femme, ça n'allait pas être évident.
Et en y repensant, il pouvait très bien la punir grâce à sa position de supérieur.
Il eut un sourire mauvais, et commença à rédiger un email.
Toutefois, il fallut moins d'une minute pour qu'il doive de nouveau s'énerver.
« Je t'ai dit que j'avais besoin de ces statistiques avant quatre heures cet après midi ! » Explosa Shinsuke. Il frappa la paume de sa main sur son bureau avant d'ajouter : « alors pourquoi est-ce que je les attends encore, une demi-heure après l'heure limite que je t'avais donnée?! »
« Je… Je suis désolé... » Bégaya un autre employé, sa tête baissée et son regard braqué vers le sol.
« Tu ne comprends pas le principe de base d'une date ou heure limite, pas vrai ? » Continua Shinsuke. « Le travail que je te demande doit être rendu AVANT, pas après ! »
Hana, quant à elle, fut rassurée d'être dissimulée par les écrans en plastique gris formant les cubicules de chaque employé. C'était un sacré orage qui éclatait à l'autre bout de la pièce ; du genre que personne ne souhaitait endurer. La voix claire et profonde tonnait avec force, et elle entendit même des feuilles de papier voler.
Mais elle ne risquerait sûrement pas un regard pour savoir quelle expression avait le Chef Kobayashi. C'était une zone de guerre là bas, et elle préférait éviter de recevoir des balles perdues dès son premier jour.
« Non… Je comprends... » Se justifia l'employé qui recevait toute la colère de son supérieur.
« Si tu comprends, pourquoi est-ce que tu ne peux pas respecter le délai que je t'ai imposé ?! Ou au moins, me tenir informé de tout retard ? » Gronda Shinsuke. « Tu sais pas comment fonctionnent les interactions de base au travail ? Ça doit être sympa de pas bosser et de quand même recevoir ta paie en fin de mois !»
Un silence pesant s'abattit sur tout l'étage, et le froissement distinct de vêtements laissa imaginer à Hana que l'employé s'était incliné en avant pour s'excuser.
Puis, les sons environnant revinrent avec force, comme si rien ne s'était produit.
« Wah, ça recommence... » Finit par chuchoter Yuuto en se frottant les bras comme s'il avait froid.
L'aîné d'Hana avait dit cela avec une telle lassitude qu'elle en conclut que ce genre de chose était monnaie courante dans leur département. Elle se pencha légèrement en arrière pour voir Yuuto au-delà de la cloison grise, et lui demanda en chuchotant si le Chef Kobayashi était toujours comme ça.
« Quand on a dit qu'il ne souriait pas… disons qu'on a un peu sous-évalué la situation... » Avoua Yuuto en grimaçant.
Puis, se se penchant à son tour vers Hana – peut-être pour être plus discret, ou au contraire rendre plus dramatique ce qu'il allait dire – il mit sa main devant sa bouche, et chuchota.
« Il a tendance à rabaisser les gens plus bas que terre quand il s'y met sérieusement, » expliqua-t-il. « À la fin, y'a plus qu'à jeter des fleurs vu comment il t'enterre. »
Hana eut un mouvement de recul, affichant une expression confuse accompagnée de sourcils froncés. C'était un peu fort, non ? Ce n'était pas aussi mauvais, pas vrai ?
Mais déjà, Yuuto était de nouveau penché sur son ordinateur, à taper frénétiquement sur son clavier, sans qu'Hana puisse lui demander autre chose.
Plus elle y réfléchissait, et plus elle repensait à l'attitude du Chef Kobayashi, au cours de cette première journée. Il avait été désagréable, agressif même, et par moments colérique. Il avait l'air d'être quelqu'un de très dur avec les autres, même pour des choses superficielles et sans importance. Elle ne l'avait pas beaucoup vu, mais même les quelques précieuses minutes où elle avait pu l'observer ou interagir avec lui - de près ou de loin - avaient révélé un homme au visage fatigué et constamment crispé.
Il avait tout de même été prévenant, lors de leur courte discussion dans la cage d'escaliers. Même si son approche avait été quelque peu effrayante, au départ. Elle s'était attendue à tout avec cette porte s'ouvrant, sauf à trouver la personne qui occupait ses pensées en train de se tenir juste en face d'elle. Et une fois passé l'effet de surprise, il s'était avancé de façon presque menaçante vers elle. Avant de finalement exprimer de l'inquiétude à son sujet.
Enfin, s'il s'agissait bien de cela. Il avait eu l'air mesquin et parfois même énervé quand il lui avait fait ces remarques. Ce qui ne correspondait pas vraiment à ses mots. À moins qu'il ait en fait tenté de faire passer un autre message. Mais dans ce cas, quel message ?
Hana était un peu perdu face à tous ces éléments différents coexistant les uns avec les autres pour définir une seule et unique personne. Tout semblait contredire l'image qu'elle avait de lui. Comme s'il était devenu une toute autre personne que celle qu'elle avait connue avant aujourd'hui.
Mais si tout ce qu'elle voyait et entendait était en contradiction avec ce qu'elle savait déjà, il n'y avait qu'une seule solution possible : continuer de l'observer, jour après jour.
Si elle l'observait chaque jour, peut-être qu'elle pourrait savoir.
Elle pourrait peut-être savoir la raison pour laquelle il avait tant changé.
Toutefois, elle ne se doutait pas un seul instant du regard scrutateur braqué sur elle, depuis l'autre bout de l'étage.
« Dis Mariko-san, c'est qui ça ? » Demanda une femme aux très longs cheveux bruns, et avec un visage gracieux.
« Ah, Chiho-san, tu n'arrives que maintenant ? » S'étonna la dénommée Mariko.
Hosoda Chiho hocha de la tête.
« Mon rendez-vous a été retardé, et avec la foule dehors, c'était l'enfer pour revenir, » dit-elle. « Mais c'est qui ça ? » Réitéra Chiho.
« Tu veux parler de la fille là bas ? » Demanda Mariko en désignant le milieu de la pièce. « Elle fait partie des nouveaux internes pour notre étage, Shin…. ? Shinohara-san, si je me souviens bien ? »
Chiho leva un sourcil interrogateur. Comme si le nom la dérangeait.
« Shi. No. Ha. Ra. » Répéta-t-elle tout en accentuant chaque syllabe du nom qui lui était étranger.
Pourtant, en regardant le visage de cette fille, Chiho se dit qu'elle l'avait déjà vue quelque part, et cela la contraria fortement.
Elle claqua sa langue, ennuyée, puis croisa les bras.
« Elle ne restera pas ici longtemps... »