Cela faisait des heures qu'il avait quitté la maison. Depuis, je n'avais cessé de pleurer, autant que mes forces le permettaient. La discussion m'avait laissée avec une amertume tenace, comme un poison qui remontait lentement dans ma gorge. Pourtant, quand je me réveillai, une légèreté étonnante m'envahit. Je n'étais pas épuisée, loin de là. Au contraire, je me sentais presque revigorée, comme si quelque chose en moi s'était réveillé. Plus surprenant encore : aucune douleur. Aucun des malaises incessants qui me dévoraient chaque jour. C'était comme un vide étrange, presque dérangeant. Quand la souffrance fait partie de ton quotidien, son absence te plonge dans une confusion insondable.
Je m'étais mise à lire. Ce n'était pas dans mes habitudes. D'ordinaire, la maladie me poussait à abandonner après deux chapitres, à peine. Mes forces étaient insuffisantes pour tenir plus longtemps. Un livre qui aurait dû être un plaisir se transformait en une épreuve qui s'étirait sur des jours, voire des semaines. Pourtant, aujourd'hui, après la gélule du docteur Marius, j'avais plongé dans une saga. Peut-être avait-il raison. Peut-être ce médicament offrait-il enfin une bouffée d'air. Mais je n'allais pas me laisser berner par de faux espoirs. Le futur me le dirait.
Le dernier tome venait de trouver sa place sur la table de chevet, son bord effleurant presque la lampe. Je me levai en silence, mon corps étonnamment léger. J'ouvris le tiroir de la commode, en sortis mon journal — un vieux carnet devenu mon exutoire — et je me dirigeai vers la baie vitrée. Là, l'une des bergères m'attendait, son coussin tendu comme un écrin. Je m'assis et laissai la plume danser sur le papier.
Cher Journal,
Ma vie est une prison dorée, enfermée dans des chaînes invisibles. Une mère absente, un père qui gère mes derniers instants, et un futur incertain que je dois accepter. Ma seule certitude ? La mort qui s'avance, implacable. Pourtant, tout ce que je souhaite, c'est être libre. Jouir un peu de mes dix-sept ans. Sentir l'adrénaline de la vie, goûter à ce que tout le monde prend pour acquis. Un peu de bonheur, même éphémère, voilà tout ce que je demande.
Richet, 2019.
À peine avais-je posé le stylo que la porte s'ouvrit dans un claquement sec. Sans surprise, c'était Lauriane. Elle n'avait même pas la décence de frapper. Un souffle agité m'indiqua qu'elle était là pour une nouvelle scène. Une scène où, une fois de plus, je devais jouer le rôle de l'innocente, de l'amie loyale. Tout cela pour la faire tomber dans son propre piège. Il le fallait bien. Je n'avais pas le choix si je voulais la vaincre.
Elle entra d'un pas traînant, s'affala sur le lit avec un bruit exagéré, comme si elle se sentait chez elle. La comédie allait commencer, et j'en connaissais les répliques par cœur. Je fis rapidement l'inventaire de ce qu'il me fallait : un sourire, un air d'innocence, une froideur subtile. Elle ne devait rien soupçonner.
— Alors, comment va la plus jolie des malades ? me lança-t-elle, les yeux fixés au plafond, ses mains jouant distraitement avec le bord du sommier.
— Je vais bien. Et toi, comment tu te portes ? répondis-je d'une voix calme, presque neutre.
— Beuh, pas terrible, répliqua-t-elle, effleurant à peine du bout des doigts le bois du sommier, comme si la situation l'ennuyait profondément.
Elle était toujours aussi agaçante, avec ses cheveux blonds platine tirés en arrière et sa robe rouge en satin. Un satin trop brillant pour être naturel, une couleur trop audacieuse pour cacher ce qui se cache réellement derrière. Elle savait parfaitement quel genre d'impression elle laissait.
— Lauriane.
— Hum... répondit-elle distraitement, se tournant à peine.
— Tu as apporté d'autres livres ?
— On dirait que tu deviens accroc, rit-elle, un éclat de moquerie dans la voix. Et dire qu'au début, je t'avais forcée. Regarde-toi maintenant, tu n'arrêtes plus.
Je laissai échapper un sourire à peine visible. Elle avait raison, mais pas pour les raisons qu'elle croyait. À force de faire semblant, j'avais fini par m'y perdre. Le plaisir de lire était devenu secondaire, un simple moyen d'échapper à l'ennui de mes journées. Et Lauriane ne comprenait même pas ce qu'elle provoquait en moi. Elle ne voyait que ce qu'elle voulait bien voir.
Elle sortit une pile de livres de son sac et les déposa sur le lit, en annonçant fièrement le titre de son dernier coup de cœur : 34 nuances à servir. La couverture, tout en provocations, attira mon attention. Mais j'en avais l'habitude. Lauriane savait toujours quoi me tendre pour susciter une réaction.
Elle s'assit ensuite sur le banc de la coiffeuse et commença à appliquer un gloss sur ses lèvres, prenant son temps, comme si le monde lui appartenait.
— Alors, qu'est-ce qu'il t'a dit ce ventripotent de Marius ? demanda-t-elle en essuyant l'excédent de gloss avec un geste las.
— Rien de spécial. Juste que j'ai meilleure mine, répondis-je, ma voix teintée de froideur. Mais tu sais, je vais...
— Je sais, souffla-t-elle, avec une touche de mépris. Tu vas crever dans quelques mois. Mais tu ne seras ni la dernière, ni la première. Alors arrête de te lamenter, ma pauvre petite.
C'était comme une claque, mais je ne bronchai pas. J'avais appris à encaisser. Lauriane était la reine des piques cruelles, et sa froideur, au fond, me fascinait autant qu'elle m'écœurait.
— Si tu le dis, murmurai-je, laissant échapper un sourire vide de sens.
Elle se leva, marchant d'un pas assuré vers ma penderie, et sans cérémonie, elle se mit à fouiller parmi mes vêtements. Une fois de plus, elle évalua mes affaires comme un objet qu'elle s'apprêtait à voler. Ce n'était pas une amitié, c'était de l'opportunisme pur.
— J'ai un scoop pour toi, chérie, annonça-t-elle d'un air triomphant. Ce soir, je sors avec un mec. Celui du restaurant chic, tu sais, celui dont le père est ultra-riche. Je pensais t'emprunter quelques bijoux. Pas tes fringues, hein, mais... ils sont tellement... comment dire... hideux.
Je sentis une pointe d'agacement. Mais je n'allais pas me laisser emporter. Pas par elle.
— Fais-toi plaisir. De toute façon, mes vêtements ne sauraient t'aller. Je crois que tes cuisses sont prêtes à exploser, répondis-je d'une voix calme, presque trop calme.
Elle se raidit, puis éclata d'un rire forcé.
— Ce n'est pas tout le monde qui est proche de l'anorexie comme toi, me lança-t-elle en levant les yeux au ciel, comme si elle me trouvait ridiculement pathétique.
Je me contentai de sourire, un sourire qui n'atteignait pas mes yeux. Un sourire qui cachait un océan d'indifférence.
— Au moins, ma bouche n'est pas un marché aux puces, ajoutai-je, le ton aussi tranchant qu'un couteau.
Elle sembla se figer un instant, sa fausse confiance vacillant légèrement. Mais elle réussit à garder son masque, malgré la provocation.
Elle finit par se décider sur les bijoux qu'elle voulait. Sans même un mot de remerciement, elle se leva et s'approcha de moi pour m'embrasser furtivement le front, comme une comédie bien rodée. Puis, d'un pas feutré, elle se dirigea vers la porte.
— Rassure-toi, bientôt, tu trouveras ton prince charmant, lança-t-elle sur un ton sarcastique, avant de disparaître dans le couloir.
— Je n'en doute pas, répondis-je sans émotion.
Mais alors qu'elle disparaissait, je murmurai, juste assez fort pour n'être entendue que de moi-même :
— Tu t'en es assurée, hein ?