Le docteur Marius entra, comme à son habitude, avec la lenteur d'un homme fatigué, habitué à cette vie marquée par des échecs et des réussites fugaces. Son visage rond, presque trop lisse pour son âge, semblait épuisé par les années de lutte contre la maladie, sans jamais voir la victoire à l'horizon.
Il m'avait suivi depuis mes premiers pas dans cet hôpital. Depuis que j'étais encore un enfant, avec des rêves d'avenir et des questions naïves. Aujourd'hui, il me soignait encore, mais tout était devenu une question de temps. Il le savait, et moi aussi.
Il déposa son sac près de mon lit et esquissa un sourire qui, cette fois, paraissait un peu plus fatigué, un peu moins sincère. Peut-être était-ce le poids des années, ou simplement celui d'une journée difficile. Je n'avais plus de forces pour analyser.
— Comment te sens-tu aujourd'hui ? me demanda-t-il, d'une voix douce, mais avec cette pointe d'habituel formalisme qui ne me quittait jamais.
Je fis un effort pour m'asseoir, même si la douleur me traversait la poitrine. Il avait raison de me demander, il n'était pas dans ma tête, il ne savait pas à quel point chaque seconde était plus lourde que la précédente.
— Assez bien, mais... Je marquai une pause, cherchant mes mots, la douleur dans ma poitrine est plus forte aujourd'hui. C'est plus intense que la semaine dernière.
Il hocha la tête, comme s'il s'attendait à ce genre de réponse. Avec une attention qui n'était plus qu'une routine, il ôta son stéthoscope et l'appliqua sur mon torse, écoutant avec la concentration d'un homme qui connaît la maladie mieux que ses propres pensées. Ses gestes étaient précis, mais vides d'espoir. La douleur, pour lui, n'était plus une surprise.
— C'est normal, dans ton état, murmura-t-il, comme pour se rassurer. Les douleurs vont et viennent, mais il n'y a rien d'alarmant.
Je lui tendis la main et il y déposa une petite gélule bleue dans ma paume, comme un dernier remède possible, une maigre promesse d'amélioration. Il me tendit un verre d'eau sans un mot, ses yeux fuyant le mien.
— C'est un traitement expérimental, ajouta-t-il d'une voix plus basse, si tout se passe bien, tu te sentiras un peu mieux pendant quelques jours. Mais... ce ne sera que temporaire.
Je n'eus pas le courage de répondre. Le temps m'échappait et l'espoir s'effritait chaque jour un peu plus. Le docteur Marius attendait que je prenne la pilule, comme si ça pouvait réellement changer quelque chose. Je la pris, sans un mot, avalant ma douleur et cette illusion qu'on m'offrait.
Je restai silencieuse, mon regard perdu sur le plafond, cherchant quelque chose à m'accrocher. Mais il n'y avait rien.
— Pourquoi me l'avoir caché ? demandai-je finalement, la question franchissant mes lèvres avant même que je ne puisse la retenir.
Le docteur Marius se figea. Il se détourna de moi et fouilla dans son sac comme s'il cherchait à fuir la question.
— Pardon ? répéta-t-il, comme s'il ne comprenait pas.
— Je vous ai entendu, vous en avez parlé à mon père... Mon souffle se coupa. Je sais que je n'ai plus qu'un mois à vivre... Pourquoi ne m'avoir rien dit ? Pourquoi m'avoir caché ça ?
Un silence lourd tomba dans la pièce, aussi écrasant que l'air que je respirais. Je vis ses mains trembler légèrement, une lueur d'hésitation dans ses yeux. Puis il parla, lentement.
— C'est ton père... il m'a demandé de ne pas t'en parler, malgré mes recommandations. Il voulait que tu gardes espoir, même s'il savait que...
Je sentis mon cœur se serrer. La vérité m'atteignait comme un coup de poignard. Mon père avait décidé de me mentir. De me cacher la vérité pour que je puisse vivre mes derniers moments dans l'illusion que tout allait bien. Il m'avait prise pour une enfant, une fragile, et il m'avait privée de la possibilité de me préparer à ce qui m'attendait.
Les larmes montèrent, mais je les retenais. Je ne voulais pas pleurer devant ce médecin, devant ce vieil homme qui me regardait comme une malade en fin de vie. Mais c'était plus fort que moi. Ce n'était pas la maladie qui me dévorait, mais les mensonges qui s'entassaient autour de moi.
— Pourquoi, papa ? murmurai-je, presque pour moi-même. Pourquoi m'avoir enlevé le droit de savoir ?
Un lourd silence s'installait. Puis le docteur Marius se pencha un peu plus près de moi et prit ma main, d'un geste presque paternel.
— Ne pleure pas, Naël. Ton père a ses raisons. Il fait ça pour te protéger, même si...
— Si ça m'enferme dans ma souffrance et ma solitude ? le coupai-je, ma voix brisée. S'il croit que me mentir me protègera, il se trompe.
J'avais mal. Plus que jamais. Mais je n'étais plus seule. Il y avait la vérité, aussi cruelle soit-elle, et avec elle, une force nouvelle. Une douleur transformée en colère. Je voulais comprendre, je voulais voir clair dans ce labyrinthe de mensonges et de secrets.
Un bruit léger se fit entendre à la porte. Mon père entra, et l'atmosphère changea immédiatement. Ses yeux se posèrent sur moi, avec cette inquiétude qui m'était familière, mais qu'il ne comprenait pas.
— Comment vas-tu, chérie ? Sa voix était douce, mais il avait ce ton qu'il prenait quand il savait qu'il allait devoir expliquer quelque chose de difficile.
Je ne répondis pas tout de suite. Je le fixai, laissant mes yeux briller de la colère que j'avais retenue jusque-là.
— Tu m'as menti, lui dis-je, ma voix froide. Tu m'as caché la vérité sur ma mort. Pourquoi ? Pourquoi m'avoir privé de ce droit ?
Il sembla perdu, une fraction de seconde, avant de retrouver son calme. Il s'approcha de moi et s'assit au bord de mon lit.
— Naël... Sa voix tremblait. Je ne voulais pas te briser... Je ne voulais pas que tu te battes contre la réalité. Je voulais... Je voulais que tu vives tes derniers jours sans cette douleur.
Je secouai la tête, la rage envahissant chaque fibre de mon être.
— Et pour ça, tu me prives de tout, papa. De l'amour, du bonheur, de la liberté... de ma dignité. Tu veux que je souffre en silence, loin de tout ce que j'aurais pu vivre.
Il baissa les yeux. J'avais réussi à le déstabiliser, mais je savais que ce n'était pas suffisant. Les mots ne suffisaient pas à réparer ce qu'il avait brisé.
Je me levai, prenant un pas de recul. Il me tendit la main, mais je la rejetai.
— Si tu veux vraiment me protéger, laisse-moi partir, papa. Laisse-moi mourir seule, loin de tout ça, loin de toi.
Il recula, sans un mot. La porte se referma derrière lui. Il avait échoué. Et moi, je n'avais plus de forces à consacrer aux mensonges.