Fabriquer du sucre demandait du temps et de la main-d'œuvre. C'est pourquoi Shizuko demanda de l'aide auprès des villageois qui semblaient s'ennuyer.
Tout d'abord, les tiges de canne à sucre étaient écrasés et leur jus était extrait, puis de la cendre de coquilles d'huîtres était ajoutée afin d'accélérer la précipitation.
Une fois que les impuretés étaient déposées au fond, la couche supérieure du mélange était retirée et bouillie pour former des cristaux.
À l'époque moderne, le jus purifié serait encore plus raffiné si l'on se servait d'une centrifugeuse, mais un outil équivalent n'existait pas durant l'époque Sengoku.
Ça devrait pouvoir se faire si j'utilise un système de rotation semblable à un vélo… mais la personne qui devra pédaler va vivre l'enfer…
Utiliser la force brute était possible, mais il était inutile d'aller aussi loin et les efforts n'en vaudraient pas la peine.
Parce que le sucre brun était déjà un produit de luxe durant l'époque Sengoku.
"Cheffe, cette soupe est vraiment sucrée."
"Évitez de trop en boire. Si la quantité baisse trop, le seigneur sera furieux."
Shizuko répondit au villageois, qui léchait le marc, en grimaçant.
Depuis les temps anciens, l'alcool et les sucreries étaient traités comme des offrandes aux dieux, ce qui signifiait que le commun peuple pouvait rarement y goûter.
Et même lorsqu'ils y avaient droit, c'était principalement des décoctions de kudzu, de mizuame, de plaqueminier ou quelque chose de similaire, et leur douceur n'avait rien à voir avec celle du sucre ou du miel.
Mais contrairement au sel, les gâteries telles que le sucre n'étaient pas essentielles à la survie.
De plus, les fruits étaient des collations sucrées beaucoup plus populaires, faisant que le sucre pur était davantage considéré comme un produit de luxe.
Je crois me souvenir que le sucre était utilisé pour montrer sa puissance ou quelque chose dans le genre.
Durant l'époque Sengoku, le Japon ne savait pas produire du sucre et dépendait entièrement des importations.
Bien que l'on ne sache rien sur la qualité ou la couleur, les archives disaient qu'à l'époque de Muromachi, 1 kin (environ 675 g) de sucre valait 250 mon, ce qui en faisait un produit de luxe très coûteux.
De ce fait, avoir beaucoup de sucre était une façon de montrer aux autres sa richesse ainsi que ses relations avec l'étranger.
"Ça commence à devenir collant, cheffe."
"Alors c'est l'heure. Versez-le dans le container qu'on a préparé."
L'ébullition fit s'évaporer l'eau et concentrer le sucre, puis il ne restait plus qu'à laisser refroidir et solidifier pour terminer la fabrication de sucre brun.
Le sucre liquide fut versé dans des moules, et une fois que le reste de la chaleur se soit dissipé, il serait transporté dans un lieu suffisamment froid pour servir de réfrigérateur naturel.
Contrairement au sucre blanc, le sucre brun contient des minéraux et, si utilisé en quantités calculées, pouvait être un édulcorant aussi nutritif que le miel.
Je vais en garder un peu juste en cas d'urgence.
Alors qu'elle regardait le sucre couler dans les moules, Shizuko réfléchit à la quantité de sucre qu'elle voulait stocker.
Le sucre n'était pas vraiment un nutriment essentiel. Au contraire, on pouvait vivre en meilleure santé si on n'en mangeait pas.
Si l'on se préoccupait uniquement du "sucre" en tant que fournisseur d'énergie, le riz et le miso en donnaient déjà suffisamment.
Par conséquent, le sucre serait exclusivement utilisé comme "médicament".
Les propriétés hydrophiles du sucre faisaient qu'il pouvait drainer l'eau des aliments, supprimant la reproduction des micro-organismes.
Traiter une plaie avec du sucre semble ridicule, mais un docteur américain avait prouvé après 7 ans de tests que cette méthode avait effectivement des effets positifs.
La raison en était que le sucre absorbait l'eau, empêchant la reproduction des bactéries, sans interférer avec la guérison naturelle de la plaie.
On dit que le sucre granulé prodiguait les meilleurs résultats, mais le sucre brun était lui aussi très efficace.
Shizuko n'avait pas assez de sucre pour s'en servir de cette façon, mais elle voulait en garder juste au cas où.
Si je me souviens bien, il était écrit dans le "Shinchō kōki" que Chosokabe Motochika de la province de Tosa (préfecture de Kōchi) avait offert 30 kin (environ 19 kg) de sucre à Nobunaga. Par rapport à ça, 3 kg devraient être un tribut suffisant.
Alors que Shizuko avait ces pensées, quelqu'un l'appela.
"Shizuko-sama, puis-je vous demander quelque chose ?"
C'était Aya. Elle était restée silencieuse jusqu'à présent parce qu'elle n'avait pas réussi à suivre le rythme mentalement, mais maintenant elle avait enfin une occasion.
"Qu'est-ce qu'il y a ? Si c'est pour des bonbons, je t'en ferais plus tard, ok ?"
"Ce n'est pas cela ! Depuis quand est-ce que je suis devenue une gloutonne ?!"
"Ça va, ça va, désolée. Alors, qu'est-ce qu'il y a ?"
Indignée par l'étiquette disgracieuse qui lui avait été donnée, Aya se racla légèrement la gorge et se calma.
Puis elle parla à voix basse afin que seule Shizuko puisse l'entendre.
"Vous aviez dit que c'était du sucre, mais… est-ce que ce jus dans les moules est vraiment du sucre ? J'en avais vu, une fois, et… cela ressemblait plutôt à de la poudre."
"Ah…"
En termes simples, le sucre brun était fabriqué en écrasant les cannes à sucre, puis en faisant bouillir, refroidir et laisser solidifier le jus extrait.
Aya ne pouvait probablement pas faire le lien entre l'état liquide du processus et le sucre dans ses souvenirs.
"Une fois qu'il aura refroidi et durci, il deviendra le sucre que tu connais. Tu sais que l'eau devient de la glace si tu la refroidis, pas vrai ?"
"Euh… oui."
"C'est pareil. Il y a encore de l'eau là-dedans, alors ça ressemble à du jus. Mais quand l'eau sera partie, ça deviendra le sucre en poudre que tu connais."
"Vraiment."
"Bon, pour être honnête, il y a encore quelques étapes détaillées à faire, mais c'est tout ce qu'un amateur comme moi est capable de faire."
Shizuko secoua timidement la tête, mais être capable de fabriquer du sucre était déjà quelque chose d'incroyable pour Aya.
Aya regarda une fois de plus les moules alors qu'ils étaient mis au frais.
Elle ne pouvait pas évaluer à l'œil nu la quantité de sucre produite, mais elle était certaine que cela rapporterait une fortune.
Elle se demanda si l'endroit où elle avait été envoyée faisait toujours partie du même monde.
"Les derniers tributs de cette année seront le soja, le sucre brun et les trucs séchés. Aya-chan, va voir quand est-ce que je pourrais les livrer."
"… Entendu."
"Hum, on a pas beaucoup d'outils pour la fabrication du sucre brun, et je connais pas très bien la méthode, alors on a pas grand-chose. Il faudra faire en sorte que ce soit plus raffiné l'année prochaine."
Aya savait elle aussi qu'il était nécessaire de faire un rapport, mais le problème se trouvait dans la taille du tribut.
Elle ne connaissait pas la quantité de sucre produite et ne pensait pas que Shizuko serait en mesure de lui donner des chiffres.
Les quantités qu'elle connaissait actuellement étaient 25 kakis séchés, 50 shiitakés séchés et 200 kg de soja.
J'espère que je ne me ferais pas gronder pour ces chiffres…
Aya se creusa la tête à la recherche d'une manière de faire son rapport, en particulier du côté de l'immense quantité de soja.
***
Environ une semaine plus tard, lorsque le raffinement fut terminé et que le sucre brun fut mit dans des pots, un message de Nobunaga arriva.
Son contenu pouvait être résumé en deux choses : Nobunaga enverrait des troupes pour aider au transport du tribut, et Aya et Shizuko devaient venir.
Comme elle avait complètement laissé ce genre de tâche à Aya ces derniers temps, Shizuko n'était pas allée au château de Nobunaga depuis longtemps.
Après avoir terminé leurs préparatifs, toutes deux partirent et arrivèrent au château sans encombre.
Comme d'habitude, Shizuko fut forcée de porter une tenue formelle et de faire attention à son apparence, mais contrairement à la dernière fois, elle n'eut pas besoin d'attendre longtemps.
Au bout d'environ une heure, Nobunaga entra dans la salle d'audience. Shizuko, bien que légèrement surprise, le salua.
"Le tribut cette fois est vraiment splendide."
Ce furent les premiers mots que Nobunaga avait dit à Shizuko en souriant légèrement.
Shizuko fut stupéfaite par ce compliment soudain, mais Nobunaga continua de parler sans y prêter attention.
"Les shiitakés séchés et le sucre rempliront mes coffres, et le soja nourrira mes chevaux de guerre. Cela va immensément augmenter la puissance de mon armée et faciliter la conquête de Mino."
Au départ, Shizuko ne savait pas de quoi Nobunaga parlait, mais elle comprit lors de ses derniers mots.
Jusqu'à présent, toutes les cultures qu'elle avait données en tributs n'étaient pas considérées comme des fournitures militaires, à la seule exception du riz.
Mais le tribut actuel, le soja, le sucre et les shiitakés séchés, pouvait plus ou moins servir à un usage militaire.
Ils pouvaient être échangés à des prix élevés contre des fonds de guerre supplémentaires ou utilisés comme démonstration de puissance.
Et cette mentalité n'était pas exclusive à l'époque Sengoku ; que ce soit en Occident ou en Orient, jusqu'à l'époque moderne, les produits de luxe étaient une excellente façon de montrer sa richesse et son influence.
En Occident, principalement en Europe, ce rôle était rempli par les épices.
À la fin du Moyen Âge, les épices telles que le poivre étaient si précieuses en Europe qu'elles valaient littéralement leur pesant d'or.
Et parmi ces épices, le poivre était la plus précieuse.
Parce qu'il remplissait trois rôles : conservateur, déodorant et assaisonnement.
Pour la culture carnivore de l'Europe, c'était une épice magique jusqu'à l'invention des réfrigérateurs.
Mais à cette époque, le poivre ne pouvait être cultivé que dans les régions tropicales et subtropicales, faisant que les européens obtenaient leur poivre via le commerce avec les marchands musulmans.
Et naturellement, plus le poivre changeait de mains marchandes, plus son prix augmentait.
Au point où il y avait des anecdotes disant qu'il avait été acheté et vendu à 60 fois son prix initial.
Soit dit en passant, il était dit que l'âge des découvertes avait également été provoqué par la chute de l'Empire byzantin face à l'Empire ottoman durant le 15ème siècle, provoquant la fin du trafic et du commerce avec les marchands musulmans et de l'accès au poivre pour les européens.
Bien entendu, ce genre de mentalité n'existait pas seulement en Occident, l'Orient, et le Japon, ne faisait pas exception.
Dans la cuisine japonaise ancienne, la chose la plus importante chez un plat était « une couleur convenable » plutôt que son goût.
Même s'il y avait des plats délicieux, les japonais préféraient la présentation au goût.
Et pour cela, des ingrédients coûteux tels que les épices, le sucre ou les shiitakés étaient nécessaires.
"Ton habileté à cultiver des shiitakés, acte que l'on pensait impossible, est digne d'éloges. Les autres cultures séchées, comme les kakis, sont également splendides. Je ne suis pas difficile avec mes repas, mais ces kakis séchés étaient un régal."
Nobunaga hocha la tête en disant cela comme s'il se parlait à lui-même.
Les shiitakés étaient un produit de luxe que l'on croyait impossible à faire pousser artificiellement jusqu'en l'an 17 de l'ère Showa (1942), lorsque le Dr. Mori Kisaku, un agronome, avait inventé une méthode de culture.
Une tentative de culture artificielle avait déjà existé durant l'époque d'Edo, mais elle consistait à entailler des arbres fraîchement coupés pour faciliter la pousse des shiitakés, une méthode qui demandait beaucoup d'efforts pour des résultats non garantis.
Cette méthode était l'ultime pari qui pouvait apporter de vastes richesses ou ruiner votre famille.
"Cette fois-ci, je te donnerai ce que tu veux en récompense. Tu peux demander n'importe quoi."
Nobunaga dit cela d'un air très satisfait.
Aucun désir n'avait immédiatement germé dans l'esprit de Shizuko. Mais si elle déclinait la récompense, cela reviendrait à manquer de respect envers Nobunaga.
Elle avait reçu une bonne maison en récompense pour le riz. Elle avait également Aya pour l'aider. Elle n'avait besoin de rien d'autre.
Mais elle ne savait pas penser à des choses [qu'elle voulait].
"… Euh, c'est peut-être présomptueux, mais j'aurais plutôt une faveur à vous demander."
"Ça ne me dérange pas, parle."
"Actuellement, notre village agrandit ses terres agricoles. Mais nous manquons de main-d'œuvre. Alors j'aimerais vous emprunter des ouvriers pendant environ 1 mois."
Tout le monde dans le village de Shizuko aidait à agrandir les terres agricoles, mais comme ils avaient également leur travail habituel à faire, l'expansion n'avançait pas beaucoup.
Aux yeux des villageois, cela n'était pas un problème, mais Shizuko voulait s'étendre à une taille gérable.
Avoir à s'inquiéter de la famine durant une année avec une mauvaise récolte était monnaie courante durant l'époque Sengoku. De ce fait, il était nécessaire d'échanger le surplus des récoltes contre de l'argent ou de le garder en rations d'urgence.
"J'aimerais avoir environ 200 ouvriers."
Après avoir dit cela, Shizuko baissa la tête.
Elle pensait que cette demande était trop gourmande, mais elle avait jugé qu'il était plus efficace d'emprunter un grand nombre de gens en une fois plutôt que de demander un groupe après l'autre.
Les champs qu'ils allaient créer cette fois-ci allaient devenir la nouvelle taille standard, alors il ne fallait pas faire dans la demi-mesure.
De plus, elle pensait que les opportunités où Nobunaga serait d'aussi bonne humeur que maintenant et accepterait de la récompenser généreusement seraient rares.
"C'est un grand nombre. Y a-t-il une raison à cela ?"
"Oui. Cette année et celle d'avant, les récoltes du village avaient été abondantes. Mais ce ne sera pas le cas éternellement. Une mauvaise année finira par se produire un jour. Pour éviter qu'il y ait une panique quand cette année viendra, je veux construire un stock de rations d'urgence. Mais avec le rendement actuel, nous ne pouvons même pas stocker le minimum nécessaire."
"…"
"Le village sera le seul à en profiter, je suis désolée pour cela."
"Kukuku, tu n'as vraiment aucune cupidité."
Elle ne voulait ni des terres ni de l'or, mais de la main-d'œuvre pour agrandir ses champs.
Nobunaga ne voyait pas du tout cela comme une récompense, mais puisque c'était ce qu'elle voulait, il ne s'y opposa pas.
"Très bien, je te donne l'autorité d'utiliser 200 ouvriers comme bon te semble."
Il dit cela à Shizuko souriant légèrement.
***
Suite à cela, et après une brève conversation avec Nobunaga, l'audience prit fin.
Alors que Shizuko allait quitter le château et rentrer chez elle, elle fut interpellée par Yoshinari.
Il lui dit qu'il avait quelque chose à faire avec Aya et l'emmena avec lui.
N'ayant pas d'affaire urgente à régler, Shizuko n'était pas pressée de rentrer et décida d'attendre Aya.
Elle s'assit à un endroit où elle ne dérangerait personne et écrivit un récapitulatif par terre.
Elle avait magnifiquement réussi à acquérir 200 ouvriers, mais cela ne signifiait pas que les choses allaient être faciles.
Plutôt que de modifier les champs existants, ils allaient en créer de nouveaux.
Par conséquent, elle devait échafauder un plan approprié. Sinon, elle risquait d'avoir 200 ouvriers qui passeraient un mois à se tourner les pouces.
… Disons que chaque fermier sera en charge de 3 ha de terre. J'ai environ 80 villageois… mais ça pourrait augmenter à l'avenir.
Il y avait une raison supplémentaire à l'extension des terres agricoles en plus de pouvoir créer un stock.
Les villageois originaux avaient vécu sous la direction de Shizuko depuis près de 2 ans tandis que ceux qui étaient arrivés cette année l'étaient depuis près d'un an.
Il y avait eu divers problèmes à gauche et à droite, mais durant ces 2 ans, le village s'était développé comme aucun autre.
Maintenant que les villageois avaient de la nourriture, des vêtements et un abri suffisants, ils s'étaient récemment mis à consulter Shizuko.
Ils voulaient inviter les membres de leurs familles dont ils avaient été séparés.
La plupart d'entre eux avaient vendu leurs enfants et les avaient envoyés travailler ailleurs, mais s'ils vendaient la récolte de cette année, ils gagneraient assez d'argent pour pouvoir les rappeler.
Cependant, comme ils ne pouvaient pas prendre l'initiative, ils consultèrent Shizuko.
Pour Shizuko, le retour des enfants, la génération suivante, était une bonne chose.
Mais il y avait également des inconvénients à cela.
Pour le moment, ils n'étaient pas en manque de nourriture, mais le surplus n'était pas suffisamment élevé.
Pour le dire d'une façon grossière, il fallait déterminer s'ils pouvaient se permettre de nourrir des enfants qui mangeront sans travailler.
Eh ben, tout d'un coup, c'est devenu difficile de les accepter. Il faut également prendre leurs situations en compte… on va commencer par 10 enfants. 6 filles et 4 garçons. S'il n'y a pas de problème, on en fera revenir d'autres un par un.
Shizuko décida de ne pas accepter tous les enfants en une fois, elle en ferait revenir par petits lots.
Si quelque chose n'allait pas avec les premiers enfants, le fait d'en avoir rappelé davantage signifierait des dégâts plus graves.
Dans le pire des cas, le village pourrait même s'effondrer.
"Si je prends ça en compte… pour que 100 personnes aient chacune 3 ha, il me faudrait 300 ha. Mais on va faire pousser d'autres trucs en plus du riz, alors les champs seront encore plus grands… Haaa, ça me rappelle qu'il faut également faire des croisements pour cultiver artificiellement le riz. Mais ça va prendre au moins 10 ans… hmm…"
"Qu'est-ce que tu marmonnes ?"
Alors qu'elle écrivait et effaçait des lettres par terre à plusieurs reprises, la voix d'un garçon se fit entendre derrière elle.