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Chapter 2 - L'art du Lamevent

Le vaisseau d'Aerlan se balançait doucement dans les airs, se frayant un chemin à travers les nuages. Aran, tout juste monté à bord, s'avança sur le pont, ressentant l'étrange mélange d'excitation et de nervosité que lui procurait ce voyage. C'était la première fois qu'il posait le pied sur un de ces colosses volants. Contrairement aux embarcations terrestres qui fendaient la mer, ce vaisseau semblait défier la nature même, soutenu par une technologie ancienne et mystérieuse dont les secrets échappaient à la plupart des hommes.

Le navire était imposant, construit en un bois noirci par le temps, renforcé de plaques de métal gravées de runes éthérées. Des voiles translucides, presque irréelles, se déployaient de chaque côté du vaisseau, capturant non pas le vent, mais les courants magiques qui serpentaient dans les cieux. Le pont principal était large, assez pour accueillir une dizaine de passagers, mais en cet instant, il semblait presque désert. Quelques hommes d'équipage circulaient d'un pas assuré, maîtrisant sans peine les subtilités du navire. À l'arrière, une grande roue de navigation, entourée de cristaux luminescents, était manipulée par un vieux capitaine, silencieux et concentré.

Le vaisseau n'avait pas l'opulence des grands transports royaux. C'était un modèle fonctionnel, conçu pour la robustesse et l'endurance plutôt que pour le confort. Les passagers étaient peu nombreux : trois ou quatre au plus, en dehors de l'équipage. Aran s'assit près de la rambarde, laissant le vent caresser son visage. Il ferma les yeux, savourant ce moment de calme, bien qu'une tension sous-jacente restait palpable.

Son regard se posa bientôt sur l'un des passagers, un homme assis non loin de lui. Il devait avoir la quarantaine, ses cheveux étaient déjà grisonnants par endroits, mais son corps dégageait une force impressionnante, comme celui de quelqu'un qui avait passé sa vie à se forger dans les batailles. L'homme portait une épée sur son côté, une arme d'une élégance rare. Ce n'était pas une simple lame de guerre ; elle semblait avoir été conçue pour un art plus raffiné, presque une danse.

Aran observa l'homme avec curiosité, remarquant la gravité tranquille qui émanait de lui. Ce dernier, sentant le regard insistant du jeune homme, tourna la tête et croisa les yeux gris d'Aran. Un léger sourire étira les lèvres de l'homme, comme s'il avait immédiatement deviné ce qui se passait dans l'esprit du plus jeune.

« C'est ta première fois à bord d'un vaisseau volant ? » demanda-t-il, sa voix grave mais calme, avec une pointe d'amusement.

Aran hocha la tête, un peu surpris par la question directe. « Oui. C'est... différent de ce que j'imaginais. »

L'homme acquiesça, détachant lentement sa cape sombre pour la poser sur le banc près de lui. « La première fois est toujours impressionnante. On sent que la terre nous échappe sous les pieds. Mais tu t'y habitueras. Je suis *Kelran Tor*, et toi ? »

« Aran Lager, » répondit Aran, un peu hésitant, bien que quelque chose dans la présence de cet homme l'ait immédiatement mis à l'aise.

Kelran examina Aran quelques secondes, avant de poser une question inattendue. « Tu sais te battre ? »

Aran, pris de court, fronça les sourcils. « J'ai appris à me défendre, oui. »

Kelran eut un petit rire. « Se défendre, c'est une chose. Maîtriser l'art de la lame, c'en est une autre. » Il désigna l'épée à son côté, une lame fine et courbe, ornée de motifs complexes. « Ceci n'est pas une arme de brute. C'est un instrument de précision. Je pratique un art ancien, que l'on appelle le *Lamevent*. »

Le nom fit écho dans l'esprit d'Aran. Il avait entendu parler de cet art dans de vieux récits, mais il n'avait jamais rencontré quelqu'un qui le maîtrisait. Le Lamevent n'était pas un simple style de combat ; c'était une technique rare, où l'épéiste semblait fusionner avec le vent, utilisant la fluidité et la vitesse pour frapper avec une précision mortelle.

« Lamevent, » répéta Aran, pensif. « On raconte que ceux qui le maîtrisent peuvent abattre un ennemi avant même que celui-ci n'ait vu le coup venir. »

Kelran sourit, cette fois avec un soupçon de fierté. « Ce ne sont pas que des récits. Mais il faut des années pour en saisir toutes les subtilités. »

Aran sentit une curiosité brûlante s'éveiller en lui. La maîtrise de l'épée avait toujours été une nécessité pour lui, mais il savait qu'il n'était pas un maître. Il se battait pour survivre, brutale, sans finesse. Kelran, lui, semblait être tout ce qu'Aran n'était pas encore : un homme en paix avec son art, précis, calculé.

« Pourquoi me dis-tu tout ça ? » demanda Aran après un moment de silence. « Pourquoi m'en parler à moi, un inconnu ? »

Kelran le fixa de ses yeux sombres, et quelque chose dans son regard changea. « Parce que tu as l'air de quelqu'un qui cherche plus qu'une simple survie. Je t'ai vu observer le monde comme si tu portais un fardeau. Un homme comme toi... il a besoin de maîtriser son arme, pas seulement dans la bataille, mais dans l'esprit. »

Aran ne répondit pas tout de suite. Il comprenait les paroles de Kelran, mais une partie de lui résistait encore à l'idée de recevoir des leçons. Il était habitué à s'en sortir seul, à se battre par instinct. Mais une autre partie de lui, plus profonde, savait que Kelran avait raison. S'il voulait affronter ce qui l'attendait à Ethélion et au-delà, il lui faudrait plus que sa force brute.

« Je veux apprendre, » finit par dire Aran, d'un ton déterminé.

Kelran observa le jeune homme un instant de plus, puis hocha la tête. « Alors je t'enseignerai. Mais ne t'attends pas à ce que ce soit facile. Le Lamevent n'est pas un chemin de guerre ; c'est un chemin de maîtrise. La moindre erreur, la moindre hésitation, et tu tomberas. »

Aran se leva et s'approcha de Kelran, son regard brûlant de cette soif d'apprendre. « Je suis prêt. »

Kelran sourit à demi, enroulant un bras autour du manche de son épée, avant de la sortir lentement de son fourreau. La lame émit un léger sifflement, comme si elle coupait déjà l'air autour d'elle. « Très bien. Nous commencerons ici, sur ce vaisseau, et à chaque étape de notre voyage. »

Et ainsi, au milieu des cieux, alors que le vaisseau filait en direction du mystérieux royaume d'Ethélion, Aran entreprit l'apprentissage d'un art ancien et mortel. Un voyage, non seulement vers une terre inconnue, mais aussi vers une maîtrise nouvelle, une discipline qui pourrait changer le cours de son destin.

Les jours à bord du vaisseau d'Aerlan se succédaient, marqués par le rugissement régulier du vent et le claquement des voiles magiques. À chaque aube, le ciel se teintait d'un pourpre profond, les nuages en dessous du vaisseau créant une mer mouvante que les passagers observaient en silence. Mais pour Aran, ces deux mois de voyage vers Ethélion ne seraient pas un simple déplacement entre deux points. Ce serait un temps d'apprentissage intense, un entraînement quotidien dans l'art du Lamevent sous la supervision de Kelran Tor, l'homme qui, à la fois mentor et adversaire, allait forger son avenir.

Le premier matin, Kelran n'avait pas perdu de temps. Dès l'aube, alors que la brume des nuages caressait encore le pont du vaisseau, il avait appelé Aran à l'écart, dans un coin dégagé où ils ne seraient pas dérangés par l'équipage.

« Le Lamevent, » commença Kelran en croisant les bras sur sa poitrine, « n'est pas qu'un simple art martial. C'est une danse. Tu dois comprendre que chaque mouvement doit être en parfaite harmonie avec le vent autour de toi. Si tu luttes contre lui, tu es déjà perdu. Mais si tu t'y adaptes, si tu flues avec lui, alors même les éléments deviennent tes alliés. »

Aran acquiesça, mais il ne comprenait pas encore complètement ce que Kelran voulait dire. Pour lui, une épée était un instrument de combat, une arme forgée pour trancher, blesser, tuer. Il n'avait jamais pensé à la fluidité ou à l'harmonie. Mais il se promit de garder l'esprit ouvert.

Kelran commença par les bases. Il n'y eut pas de longs discours, pas de démonstrations spectaculaires. Il voulait qu'Aran comprenne d'abord le mouvement. Ils passèrent des heures à pratiquer la posture, à répéter des gestes simples, encore et encore. 

« Tes pieds, Aran. Tout commence par tes pieds. Si tu n'es pas stable, tu n'as aucun contrôle. »

Chaque jour, ils s'entraînaient au lever du soleil, et chaque jour, Aran sentait ses muscles se tendre sous l'effort. Kelran insistait sur la précision et la répétition. Il fallait que chaque geste devienne naturel, presque instinctif. Aran devait apprendre à sentir le vent, à le suivre, à anticiper ses changements. C'était frustrant au début, surtout pour quelqu'un comme lui, habitué à une approche plus directe et brutale du combat. Mais il persistait, motivé par la promesse que cet art pourrait le rendre plus fort.

Au bout de la deuxième semaine, Kelran introduisit l'épée dans leurs exercices. 

« Tiens-la comme si elle était une extension de toi, pas un outil externe. Le Lamevent ne repose pas sur la force brute. Ton bras ne doit pas forcer. Le vent le fait pour toi. »

Aran s'aperçut rapidement que la technique était bien plus difficile qu'elle n'en avait l'air. L'épée de Kelran était légère et rapide, semblant glisser dans l'air avec une aisance déconcertante. Aran, quant à lui, avait l'impression de se battre contre sa propre lame. Chaque mouvement qu'il faisait semblait soit trop brusque, soit trop hésitant. Le vent, capricieux et invisible, ne se laissait pas facilement dompter.

Mais Kelran n'était pas du genre à montrer de la compassion. « Tu forces encore. » Il l'observait, inlassable, corrigeant ses postures, ajustant la pression de ses coups.

« Je sens le vent ! » s'était exclamé Aran, exaspéré un matin après un énième échec.

Kelran s'était approché de lui, son regard intense mais patient. « Non, tu le crois, mais tu t'obstines à vouloir le dominer. Laisse-le te guider. » Il posa la main sur l'épaule d'Aran. « Le Lamevent ne consiste pas à battre l'adversaire avec force, mais à le déstabiliser, à utiliser sa propre énergie contre lui. Chaque coup que tu portes doit être une ouverture que tu crées. Et pour cela, tu dois comprendre le rythme du vent, sentir ses fluctuations. »

Ces mots résonnèrent profondément en Aran. C'était plus qu'un simple conseil technique. Kelran lui montrait qu'il devait changer sa façon de penser. Il devait abandonner sa mentalité de guerrier solitaire et accepter que la subtilité, et non la force brute, serait sa plus grande arme.

Vers la fin du premier mois de voyage, un changement subtil commença à se produire. Aran, après des semaines d'entraînement intensif, sentit quelque chose se débloquer en lui. Il ne lutta plus contre le vent, mais dansa avec lui. Kelran s'en rendit compte avant même qu'Aran ne le réalise pleinement. Ils étaient en plein exercice, un enchaînement rapide de mouvements où Aran devait dévier les coups de son mentor tout en restant fluide. Ce jour-là, pour la première fois, Aran ne força pas ses gestes. Il laissa son corps se mouvoir presque naturellement, et, comme s'il avait enfin trouvé l'harmonie, l'épée de Kelran passa à quelques millimètres de sa peau sans le toucher.

Kelran recula, une expression satisfaite sur son visage.

« Tu as compris, » dit-il simplement.

Aran haletait, ses muscles brûlant de fatigue, mais une lueur de triomphe brillait dans ses yeux. Il ne maîtrisait pas encore l'art du Lamevent, loin de là. Mais il avait fait le premier pas.

« Ce n'était qu'un instant, » dit Kelran en rengainant son épée, « mais c'est un instant que tu pourras reproduire. Maintenant, le véritable travail commence. »

Le deuxième mois passa plus rapidement. Les séances d'entraînement devinrent plus intenses à mesure que leur destination se rapprochait. Aran maîtrisait de mieux en mieux les bases du Lamevent, et bien que ses mouvements manquaient encore de la grâce de Kelran, il sentait qu'il progressait chaque jour.

Ils pratiquaient souvent au crépuscule, à l'heure où les vents changeaient de direction avec plus de vigueur. C'était à ces moments-là que Kelran lui enseignait les techniques plus avancées — des feintes rapides, des changements de rythme. Il lui apprit également l'importance de la patience, comment attendre le moment parfait pour frapper, comment utiliser les faiblesses de l'adversaire contre lui.

« Le Lamevent est comme la tempête, » expliquait Kelran un soir, alors que les deux hommes se tenaient sur le pont, épuisés après une longue journée. « Il peut sembler calme, mais à tout moment, il peut exploser avec une force dévastatrice. Apprends à être imprévisible. »

Aran écoutait, absorbant chaque conseil. Il savait que le voyage touchait à sa fin, mais il sentait aussi que ce n'était que le début de son apprentissage. Kelran lui avait donné les fondations, mais la maîtrise totale du Lamevent lui demanderait des années de pratique.

Finalement, après deux mois de dur labeur, le capitaine annonça que le vaisseau approchait des côtes d'Ethélion. Aran se tenait à l'avant du pont, regardant la silhouette majestueuse du royaume des mages se dessiner à l'horizon. À côté de lui, Kelran se tenait droit, l'air impassible, mais Aran pouvait sentir une pointe de fierté dans ses yeux.

« Tu n'es pas encore un maître, » dit Kelran, posant une main sur l'épaule d'Aran, « mais tu es prêt pour ce qui t'attend. Souviens-toi de ce que tu as appris. Le vent est avec toi, désormais. »

Et alors que le vaisseau entamait sa descente vers le royaume mystique d'Ethélion, Aran sentit une nouvelle force en lui. Il n'était plus le jeune homme imprécis et désorienté qu'il avait été en montant à bord du vaisseau. Il était maintenant un disciple du Lamevent, un homme sur la voie de la maîtrise. Et son véritable voyage ne faisait que commencer.