Chereads / Memento - Remember you / Chapter 4 - Chapitre 3 - L'épouse

Chapter 4 - Chapitre 3 - L'épouse

Dring.

Dring.

« Ugh. » grommela Aina, ouvrant délicatement les paupières.

Dring.

Dring.

Le tintement qui résonnait dans la pièce continuait.

'Qu'est-ce que... ?'

Elle couina, enfonçant son visage dans le coussin sur lequel sa tête était posée. Le matelas était terriblement confortable et le froid de la pièce ne lui donna pas plus envie de quitter la chaleur de son plaid. Elle bailla, avant de s'étirer, en faisant craquer les os de ses épaules et son cou. Elle était toujours dans sa chambre grise, à l'endroit même où Elvan l'avait laissée.

'Combien de temps ai-je dormi... ?' se fit-elle silencieusement la réflexion.

Elle n'en avait aucune idée. Tout ce dont elle était sûre était qu'elle avait fait un rêve, mais que celui-ci lui avait échappé dès l'instant où elle avait émergé de son sommeil profond. Elle ne savait pas de quoi il était question, mais elle avait eu cet espèce de sentiment étrange de malaise en se réveillant.

'Ça devait être un cauchemar.'

Elle rêvait beaucoup ses derniers temps, mais ne se souvenait jamais de rien.

Elle posa les yeux sur l'horloge accrochée juste entre les deux fenêtres qui donnaient sur l'arrière-cours. Elle était rouillée et paraissait être presque aussi vieille que le manoir. Ses aiguilles en argent affichaient d'ailleurs toujours la même heure : 03h12. La seule manière de connaître l'heure avec précision était de se référer à la position du soleil et au balancier des vieilles pendules qui – étonnement – fonctionnaient toujours. Cela était d'ailleurs l'une des étrangetés de cet endroit.

Une maison noire comme la cendre, baignée dans l'obscurité et perpétuellement figée dans le temps, quoi de mieux pour faire jaser les nobles de l'empire. Les pendules, horloges et montres de toutes sortes ne fonctionnaient pas dans ce lieu. Toutes finissaient par se stopper en atteignant l'heure fatidique et ne repartaient plus jamais.

Aina n'avait jamais été témoin de ces évènements, mais elle avait entendu les autres servants en discuter il y a longtemps.

Dring.

Dring.

Elle sursauta en entendant l'une des cloches, qui étaient pendues à des fils à côté de la porte, se mettre à sonner. De petites cloches en or, surmontées d'un chiffre, supposées représenter les différentes pièces de la maison où Aina aurait pu être appelée. Elvan lui avait assuré qu'il s'occuperait de tout, mais elle se fit la réflexion qu'il était peut-être occupé avec autre chose, vu l'insistance de la personne à l'autre bout du fil. Elle fut presque tentée de ne pas répondre, conformément aux consignes du majordome, mais se ravisa. Elle ne pouvait pas se permettre d'être oisive. Elle était une employée de cette maison prestigieuse et devait faire honneur à ce titre, d'autant plus qu'elle ne savait pas ce que les maîtres feraient s'ils apprenaient qu'elle paraissait.

'La chambre 3.'

Elle haussa légèrement les sourcils en voyant cela, car l'occupant de cette partie de la maison était l'un de ceux qu'il était particulièrement difficile d'apercevoir autrement que lors des hebdomadaires repas de famille des Signavit. Cela devait faire quelques instants déjà qu'il actionnait la sonnette, aussi s'empressa-t-elle de sortir du lit, pour réarranger son apparence.

Elle se plaça devant le grand miroir mural, juste en face du lit et contempla son apparence désordonnée en fronçant les sourcils. Des cheveux noirs aux reflets framboisé en bataille, une peau pâle comme un jour d'hiver et deux grands yeux bleu clair, légèrement transparent au centre, qui ne reflétaient rien d'autres que le vide. Aina ne se trouvait pas très jolie. Elle ne se pensait pas disgracieuse ou difforme, mais ne possédait aucun trait particulier qui la rendrait remarquable aux yeux des autres. Elle avait le teint blafard, les traits froids et le regard dénué de toute émotion, comme celui d'une poupée de porcelaine. Elle n'était habituellement pas très expressive, si bien que la plupart des gens parvenaient difficilement à déchiffrer ses pensées et attitudes, mais cela était ce qui faisait d'elle une domestique compétente. Elle ne se préoccupait pas des affaires des autres, ne donnait jamais son avis et ne laissais jamais transparaître ses émotions, sauf en de rares occasions.

Les récents événements avec maître Lust et Elvan étaient donc de rares exceptions à cette règle. C'était d'ailleurs pour cette raison que ce début de journée avait été si déstabilisant pour elle. Pour peu, elle aurait pu penser être tombée malade au cours de la nuit. Cela aurait pu expliquer ses émotions tourmentées du jour. Poussant un soupire, elle lissa sa robe et ses mèches sombre, comme pour se redonner un petit peu de contenance.

Lorsqu'elle fut satisfaite du résultat, elle tourna les talons et s'avança jusqu'à la porte pour en tourner la poignée. Comme d'habitude, le couloir était totalement désert et elle ne croisa pas âme qui vive lors de son trajet jusqu'à l'aile ouest du manoir, à quelques mètres à peine de la chambre de maître Lust, où elle avait passé une matinée désastreuse. Une grande porte en bois sombre la salua et elle s'attarda de brèves secondes sur les motifs de chrysanthèmes qui y étaient sculptés délicatement.

Elle frappa, attendit quelques secondes avant qu'enfin, une voix résonne. Douce et chantante.

« Entrez. »

Elle se redressa, tourna la poignée et entra dans la chambre n°3.

'La chambre de maîtresse Sorrow.'

Elle fit deux pas dans une grande pièce à la tapisserie bleue comme la mer en pleine nuit. Devant les fenêtres qui s'étendaient sur un pan de mur tout entier, se tenait une grande femme, élégamment vêtue d'une robe noire. Cette dernière était composée d'un jupon à volants, sur lequel étaient brodées une multitude de scabieuses pourpres. Le motif se prolongeait sur le haut du corset, sur lequel étaient noués deux gros flots couleur nuit et jusqu'aux manches chauve-souris de la robe, qui courraient le long des poignets de la dame. Les finissions en dentelle du col de la robe étaient particulièrement délicates et remontaient jusqu'à son menton fin et dignement relevé. Du haut de son dos tombait une longue traîne noire en tulle, comme celle d'une robe de mariée.

« Maîtresse. » la salua-t-elle en s'inclinant.

Il émanait une douce odeur d'encens de la pièce, légèrement boisée. Celle-ci devait provenir du petit autel en bois installé à l'intérieur du placard de la bibliothèque. Encadré par des bougies au quart fondues, ainsi qu'un pot de bâtonnets rouge fumant, se trouvait un cadre couvert d'un drap noir. L'objet donnait à la pièce une atmosphère lugubre et presque morbide. Aina n'était que très rarement entrée dans la chambre de « l'épouse » - comme tous aimaient la surnommer – aussi était-t-elle tout de même surprise de découvrir la pièce sombre et morose dans laquelle vivait cette femme.

Elle passait ses journées presque comme un Hermite, enfermée dans une grande chambre, camouflée derrière d'épais rideaux noirs avec pour seule compagnie un petit oisillon jaune emprisonné dans une cage dorée. Quiconque l'aperçut disait qu'il émanait d'elle quelque chose de malheureux, comme si elle portait le poids du monde sur ses frêles épaules. Elle était l'épouse de Wrath Signavit, qui l'avait – disait-on – enlevée à sa famille et son pays après être tombé follement amoureux d'elle. Malgré tout, le couple ne semblait pas tout à fait « harmonieux ». Le patriarche était un homme froid et distant, qui n'avait que rarement l'occasion de lui porter la moindre attention. Aussi, passait-elle le plus clair de son temps seule, à lire des livres ou à faire de la broderie pour ses enfants.

Aina remarqua d'ailleurs le livre qu'elle tenait à la main et dont elle effleurait les pages de ces doigts longs et délicats.

'Hamlet.'

Elle semblait particulièrement friande du théâtre, vu la grande quantité de récits dont était emplie sa bibliothèque.

« Aina. » la salua-t-elle à son tour avec douceur, avant de refermer les pages de son livre et de le poser sur le rebord du bureau, où elle avait éparpillé du papier à lettre fleuri et plusieurs stylos à plume en argent.

Elle eut l'air embarrassée par le désordre, car elle s'empressa de rassembler les morceaux de papier et de glisser les stylos dans le petit pot en terre noire posé juste à côté du chandelier, sous l'étagère en pin sur laquelle était posé un vase en argile jaune. Cet objet était très certainement précieux et devait avoir été offert par le chef de famille à son épouse, vu le petit mot qui était glissé à l'intérieur et qui portait les armoiries de la famille. Il représentait une femme couverte d'une toge brune et dont la longue chevelure noire retombait en cascade sur ses épaules. Elle semblait voyager dans un char ailé, une boîte en pierre sous le bras droit et un livre intitulé « métamorphoses » dans la main. La légende de cette œuvre était inscrite sur une petite pancarte, collée sur le pied, mais elle ne parvint pas à en lire le contenu de là où elle se trouvait.

Pas que cela l'intéressa plus que cela. Aina aimait les jolies choses et était sensible à l'art, mais elle devait avouer ne pas y connaître grand-chose. Elle n'était pas très savante, puisqu'elle n'était qu'une domestique et ne s'accordait pas le droit d'être curieuse de ce genre de choses.

« Je te prie de m'excuser de te déranger dans ton travail ».

Maîtresse Sorrow était une femme douce et délicate. Comme une orchidée, elle était particulièrement sensible à son environnement et pouvait se sentir mal au moindre changement trop brusque dans son milieu de vie. Elle était l'une des seules personnes de ce manoir à s'adresser à elle de cette manière.

Sorrow Signavit était la maîtresse de ces lieux, mais elle se comportait presque toujours avec les servants et autres membres de la famille comme si elle était inférieure. Aussi, elle qui aurait dû, comme maître Lust, n'avoir aucun respect pour Aina, s'excusait platement d'un air embarrassé auprès d'une domestique, comme si le tort qu'elle prétendait avoir causé pouvait lui valoir la moindre remontrance.

« C'est mon travail madame. » tenta-t-elle de la rassurer du mieux qu'elle pouvait, alors que la femme se tournait enfin dans sa direction. « Je suis désolée pour mon retard. »

Sa maîtresse secoua la main, tandis que ses pupilles brunes aux reflets dorés s'arquaient au travers de son masque en ce qui lui sembla être un sourire.

« Ne t'en inquiète pas. » souffla-t-elle, en se redressant, les mains posées sur son ventre comme pour montrer son obéissance. « C'est moi qui t'ai appelé soudainement, alors que tu devais être occupée. »

Aina hocha la tête, glissant les yeux sur le masque de dame Sorrow. Il était différent de celui que possédait Lust, bien que nombre de détails indiquaient qu'il était la création du même artisan que son celui de son fils. Celui-ci aussi était blanc, mais n'était pas coupé en deux. Il représentait un visage souriant, mais sur lequel étaient dessinées deux gouttes.

Une sous chaque œil. Comme des larmes de joie ou de tristesse, elle n'en était pas certaine.

« Pas du tout madame. » lui assura-t-elle. « J'avais terminé de m'occuper de maître Lust. »

Aina vit les épaules de dame Sorrow tressaillir légèrement en entendant ce nom, mais ce fut si imperceptible qu'elle douta même l'avoir vraiment vu. Ses doigts agrippèrent sa robe et elle se recourba délicatement en avant, comme un roseau sous la pluie battante.

« Cela n'a pas dû être facile pour toi. » nota-t-elle avec un soupire.

Aina ne pipa mot face à l'évidente prévenance de sa maîtresse. S'il était difficile de traiter avec maître Lust à cause de son mauvais caractère et ses accès de colère, il n'en était pas pour autant plus simple d'interagir avec dame Sorrow, dont l'attitude la rendait presque toujours perplexe.

Avec le jeune maître, la marche à suivre était simple. Elle n'avait qu'à rester silencieuse et tout endurer, que ce fussent ses insultes ou sa violence. Avec sa maîtresse en revanche, elle n'était jamais vraiment certaine de savoir sur quel pied danser. Elle n'était pas particulièrement habituée à la gentillesse et la douceur, considérant que maître Lust et le patriarche étaient les membres de la famille avec lesquels elle interagissait le plus souvent. Aussi n'avait-elle aucune idée du genre de réponse attendu dans ce genre de situation.

Elle optait ainsi presque toujours pour le silence, voire un hochement de tête, ce qui ne manquait pas de mettre sa maîtresse, enfin le croyait-elle, dans un certain embarras. Elle était néanmoins légèrement plus à l'aise et moins sur ses gardes avec elle, qu'avec les autres membres de la famille, ce qui facilitait grandement la chose.

« J'ai l'habitude madame. »

Sa maîtresse n'eut pas l'air de s'en réjouir, vu le léger froncement de sourcils qu'Aina décela de là où elle se trouvait.

« Pourquoi était-il en colère cette fois-ci ? » l'interrogea-t-elle, une pointe de ce qui ressembla à du dépit dans la voix.

La jeune femme hésita brièvement, incertaine de ce qu'elle devait répondre à l'épouse, avant de se raviser.

'Je n'ai pas reçu l'ordre de garder cela secret.'

« Il a demandé à voir mademoiselle. »

Presque aussitôt, un voile sombre couvrit les yeux clair et presque tremblants de sa maîtresse. Cette dernière serra les doigts sur sa robe et tourna la tête vers la commode en marbre gris, sur laquelle était posée la photo d'un jeune femme dans un champ de tournesol, le visage couvert par un grand chapeau en paille.

Elle eut l'air d'hésiter. « Tu as refusé sa demande, n'est-ce pas ? »

Aina nota l'air menaçant qui perça au fond de ses iris à ces mots, mais ne s'en étonna pas. Si madame était la plupart du temps douce comme un agneau, ils étaient des situations particulières comme celles-ci où le côté sauvage et froid de sa personnalité, habituellement bien camouflé au fond d'elle, ressortait au grand jour. Pour une raison qu'Aina avait du mal à s'expliquer, cette femme semblait toujours animée d'une force mystérieuse, chaque fois que les discussions concernaient mademoiselle et les autres jeunes maîtres et maîtresses.

'Comme une lionne avec ses petits.' Nota-t-elle silencieusement, sans lâcher ses iris boisées du regard.

Elle hocha la tête sans un mot en réponse. Malgré tout ce que l'on aurait pu croire, madame était la deuxième plus haute hiérarchie de cet endroit après le patriarche. Ses ordres avaient donc priorité sur tous ceux des autres membres de la famille, quoiqu'il puisse advenir. Aina lui devait ainsi obéissance, tant que le chef des Signavit n'en décidait pas autrement.

« Bien sûr madame. Conformément à vos ordres, j'ai dit au jeune maître que mademoiselle était souffrante. »

Les épaules de cette dernière retombèrent et un soupire s'échappa de ses lèvres, amenant Aina à conclure que l'épouse était soulagée par la nouvelle.

« ... C'est très bien. » souffla-t-elle après quelques secondes. « C'est parfait. »

Comme si toute son énergie l'avait quittée, elle s'appuya contre le mur, avant de pratiquement se laisser tomber sur l'une des chaises de la chambre.

[Si Lust demande à la voir, réponds-lui qu'elle est souffrante, tu m'as bien compris ?] se rappelait-elle avoir été pressée par dame Sorrow après son entrée au service de la famille.

Visiblement, sa maîtresse voulait éviter à tout prix que mademoiselle se retrouve nez à nez avec l'aîné des Signavit, bien qu'elle ne sache pas pour quelle raison.

'Elle avait l'air d'avoir peur.'

« Je suis désolée que tu aies dû subir son comportement à cause de mon ordre. »

'Encore cette considération sans fondement.'

« Vous n'avez pas à vous excusez madame. », lui répondit-elle presque mécaniquement, dénuée de toute émotion.

L'intéressée réajusta sa chevelure ressemblant à des filets d'or et se redressa, les mains posées sur les genoux. Aina se surprit à admirer une fois de plus la beauté et l'élégance de cette femme, qui semblait tout droit sortie d'un tableau. Le regard qu'elle jeta vers l'extérieur lui donna un air mélancolique et presque vulnérable, qui secoua quelque chose à l'intérieur de la jeune domestique. Elle qui ne ressentait habituellement que peu de choses s'étonna de se sentir quelque peu désarmée, face à l'attitude de cette femme en apparence simple et pourtant énigmatique.

Elle avait du mal à comprendre ce qui animait l'épouse dans ces choix... Son but.

« As-tu aperçu mon époux ces derniers jours ? »

Les mots de dame Sorrow ramenèrent Aina à la réalité, bien qu'elle notât tout de même la pointe de méfiance qui perça dans sa voix, la même que celle qu'elle exprimait lorsqu'elle parlait du jeune maître Lust.

La jeune femme hocha la tête.

« Je suis désolée madame. » s'excusa-t-elle. « Je n'ai pas vu monsieur. »

Madame Sorrow plissa les yeux, une expression indescriptible dansant au fond de son regard. Aina n'aurait su dire ce que cette nouvelle provoqua en sa maîtresse.

Elle la vit se lever et marcher jusqu'à un grand vase dans lequel était disposées onze roses rouges, entourée d'un ruban de la même teinte. L'épouse les admira, humant leur odeur en silence.

Maître Signavit les lui avait offerts à leur dernière rencontre, comme une promesse de son affection pour elle et de sa considération. L'attitude de Wrath Signavit était pourtant on ne peut plus déconcertante, considérant qu'il ne lui rendait presque jamais visite à cause de son travail.

'Et pourtant cela la rend heureuse.'

Aina ne la comprenait pas très bien. Elle ne parvenait pas à saisir comment cette femme pouvait toujours avoir l'air si paisible, alors que son époux la délaissait.

'J'imagine que c'est l'amour.'

Cette émotion était un mystère pour elle, bien plus que les autres. Elle n'en comprenait pas l'origine, voire le sens.

« Il doit être occupé par son travail. » souffla-t-elle d'un air absent.

'Comme toujours.'

Aina observa sa maîtresse en silence. Elle lui donna l'impression d'être écrasée sous le poids de la tristesse et de pleurer des larmes invisibles. Elle caressait tendrement les pétales des fleurs qu'elle tenait contre son cœur et semblait perdue dans ses pensées. La jeune femme se demanda, l'espace d'un instant, si son esprit ne l'avait pas tout simplement quitté.

« Pourrais-tu aller voir comment vont les enfants ? » finit-elle par demander, sans lever les yeux de ce qui lui sembla être son trésor.

Aina haussa imperceptiblement les sourcils à sa demande.

Il était rare qu'elle fût chargée de s'occuper des cadets de la famille, qui étaient généralement sous la responsabilité d'Elvan. Cela faisait de longues années qu'elle était là, mais elle croyait n'avoir vu les enfants qu'une ou deux fois depuis son arrivée. Elle avait déjà aperçu leur silhouette de loin, lors du repas familial, mais elle ne leur avait jamais vraiment parlé avant.

'Peut-être qu'Elvan est occupé...'

Elle était curieuse de savoir ce qui eut bien pu provoquer telle situation, mais se garda bien de poser des questions.

« Bien madame. » acquiesça-t-elle docilement.

Peut-être le majordome était-il encore en proie à la fureur du jeune maître, ce qui ne manqua pas de l'attrister. Elvan était un homme compétent, qui savait presque toujours comment traiter avec les membres de la famille, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de penser à ce qui pourrait lui arriver, si maître Lust se décidait enfin à franchir la limite invisible qu'il s'était fixé.

« Avant cela, va porter les lettres au village. » ajouta dame Sorrow, lui tournant à nouveau le dos. « Elles sont sur la cheminée. »

Elle s'exécuta et attrapa les enveloppes, avant de tourner les talons et de se diriger vers la porte. Elle quitta la chambre et entendit, à travers l'entrebâillement qui disparaissait, la voix douce de sa maîtresse qui perça au loin, comme un murmure. En cet instant, elle se rendit compte qu'elle chantonnait.

« Ne pleure pas Odette... »

Puis elle fredonna un air guilleret, qui dénota avec le vide profond qu'elle discerna sur son visage, donnant à la petite chansonnette un air de requiem. La vue de sa maîtresse la laissa sans voix et une profonde douleur lui remua les entrailles, avant qu'une boule se forme dans sa gorge, comme si elle étouffait. Aina tendit machinalement la main vers elle, comme pour la retenir – sans trop savoir pourquoi – mais n'entendit pas la suite, car la porte se referma sur elle, avant que le silence l'enveloppe à nouveau.

Aussitôt qu'elle se retrouva seule, son trouble s'estompa et le calme lui revint, comme s'il n'avait jamais disparu. Elle demeura là quelques instants, comme figée devant la porte, avant de tourner les talons et de disparaître, sans aucun bruit.