Il existait en ce monde des choses que Sora Ryūno, dix-sept ans, n'avait jamais pu s'expliquer.
La manie qu'avait la plus vieille dame du quartier, mamie Fumio, une voisine, de le confondre avec son petit-fils ; alors que, autant le dire tout de suite, l'un et l'autre partageaient autant de points communs qu'un éléphant et une mule.
Le réflexe compulsif qu'avait cette mère de famille, le dimanche matin, quand il s'éclipsait en douce de chez lui pour aller au konbini du coin s'acheter des friandises, de recompter frénétiquement ses pièces à la sortie du magasin ; comme si l'idée que cent yens pouvaient soudain, comme par magie, se transformer en mille yens au creux de ses mains, lui avait soudain traversé l'esprit.
La manie qu'avaient les gens d'enjamber le pauvre sans abris qui dormait sur les escaliers de la gare de Shinjuku quand la police ne le chassait pas de là sous prétexte qu'il dérangeait la tranquillité publique – alors que dans les faits, ils étaient ceux qui dérangeaient son sommeil devant déjà être si peu reposant.
Et parmi toutes les choses incompréhensibles de son quotidien qu'il pouvait encore dénombrer, celle qui le laissait le plus perplexe était la manie qu'avaient les petites racailles du quartier d'extorquer les plus faibles. Par « plus faibles », Sora entendait les jeunes lycéennes ou collégiens sortant du karaoké, ainsi que les otakus un peu faiblards qui leur tendaient l'argent en tremblant comme une feuille, sans même oser croiser leur regard.
Sora n'avait jamais compris ces comportements et, très honnêtement, il savait pas s'il y parviendrait un jour. Or, ce qu'il comprenait encore moins, aujourd'hui, c'était la raison pour laquelle il s'était retrouvé mêlé à cette histoire alors qu'il ne faisait que passer devant la ruelle.
Sora se refit le fil de ces quinze dernières minutes ; il était sorti du konbini, son sac de courses à bout de bras, avait rebroussé chemin en direction de sa maison, puis avait entendu une plainte étouffée dans la ruelle. Alors, comme toute personne sensée, il s'était approché. Ni plus, ni moins.
Sora se retint de grogner.
Il n'était pas un gamin à problèmes. Sincèrement. Comparé aux autres adolescents de son âge, qui se retrouvaient après les cours pour aller manger ou passer leur soirée au karaoké, lui préférait la solitude. Il aimait sa vie bien rangée ; ses soirées devant un livre, à grignoter les biscuits faits maison de Irina, ainsi que les moments où il pouvait s'éclipser de chez lui sans avoir à trimballer quelqu'un dans son sillage pour le surveiller.
Sora n'était vraiment pas un gamin à problèmes. Cependant, bien malgré lui, les problèmes venaient régulièrement à lui d'eux-mêmes.
Comme maintenant.
- Vide tes poches, je viens de te dire, gronda l'une des trois racailles.
Sora se retint de soupirer.
D'un œil désintéressé, une main plongée dans le fond d'une des poches de son pantalon et l'autre tenant son sac de courses, l'adolescent observa la coupe de cheveux de celui qui venait de l'apostropher. À la vue de cette espèce de chenille boursouflée, teinte en blond et ramenée vers l'arrière d'une manière assez grossière, il décida que le sacrilège qu'était cette coupe de cheveux ne valait définitivement pas les deux cents cinquante yens qui traînaient dans la poche droite de son pantalon.
Ouais, définitivement pas.
- T'as pas entendu ? Vide tes poches ! l'apostropha racaille numéro deux, qui lui arborait un t-shirt à motifs de tribales qu'il espérait peut-être porter pour cacher sa voix criarde et dissonante trahissant une mauvaise mue.
- Tu veux finir comme ce gars ? renchérit numéro trois, en indiquant d'un signe du menton le collégien affalé contre un mur.
Sora n'adressa à ce dernier qu'un regard en coin. Le collégien arborait des signes de lutte, dont un nez sans nul doute cassé et un œil au beurre noir qui commençait doucement à se révéler par-dessus sa pommette.
Sora n'avait aucune envie de finir comme cet enfant, mais dans les faits, ces lycéens généraient en lui davantage de pitié que de peur, à dire vrai.
Il laissa enfin échapper son soupir. Sans prendre la peine de répondre, il fit un pas de côté vers le jeune collégien tremblotant et à peine conscient. Ignorant royalement les adolescents qui s'évertuaient à le menacer, il s'accroupit devant le jeune garçon.
- Eh, fit-il en maugréant d'une voix où pointait un soupçon d'agacement. Tu peux te lever ?
Pour seule réponse, l'adolescent adossé contre le mur gémit une plainte et affaissa de nouveau la tête qu'il avait peiné à lever. Les coups qu'il s'était reçus l'avaient laissé de toute évidence amorphe.
- Génial, souffla Sora.
Voilà qu'il se retrouvait non seulement face à trois gars arborant une demi-tête en plus que lui, mais en plus avec un poids mort sur le dos. 'Honnêtement', se dit-il. Il n'aurait jamais dû s'approcher de cette fichue ruelle.
Comment pouvait-il savoir qu'un gamin s'y faisait passer à tabacs pour de l'argent qu'il n'avait pas ? N'était-ce pas cliché comme situation ?
Sora replaça sa capuche de sweat sur sa tête. Il voulait simplement rentrer chez lui.
- Si t'es un minimum capable de marcher, fit-il à nouveau au jeune garçon, il est temps de partir. Ça risque de ne pas être joli à voir.
Le collégien émit un nouveau gémissement et Sora comprit qu'il l'aurait dans les pattes jusqu'au bout. Parfait.
- « Ça risque de ne pas être joli à voir », qu'il dit, se moqua ouvertement racaille numéro deux, dont le piercing à tempe luisait dans la pénombre de la ruelle.
Numéro deux chercha l'appui de ses camarades en se tournant vers eux. Ceux-ci l'imitèrent dans un rire sinistre.
- Pas la peine de m'imiter pour espérer passer pour des durs, vous savez. Vous n'en avez vraiment pas la dégaine.
Avec le recul, Sora comprit qu'il aurait peut-être dû tenir sa langue. En effet, cette petite remarque sarcastique venait de faire naître des veines sur les tempes et dans les cous de ses opposants. Sa manie de dire tout haut ce qu'il pensait tout bas avait une nouvelle fois pris le dessus sur lui.
Était-ce le moment pour lui de dire « oups » ? Sora scanna de haut en bas les trois racailles. Non, ils ne valaient absolument pas un « oups » de sa part.
- Tu penses jouer au héros ? gronda numéro un, en déroulant le dos, tentant de se rendre plus imposant que ce qu'il n'était en réalité.
Sora ne put contenir son roulement d'yeux au ciel.
- Clairement pas, se contenta-il de dire avec détachement.
Ses vis-à-vis durent prendre sa réponse pour du sarcasme – ce qui pour une fois n'était pas le cas, Sora tenait à le préciser –, car l'énervement finit de les gagner.
L'un des adolescents en face de lui fit sortir un couteau suisse de sa poche. Le geste menaçant qu'il esquissa avec son arme fit à peine lever un sourcil sur le front de Sora, lequel se fit la réflexion silencieuse que si ce gars avait été un antagoniste de shōnen nekketsu, il serait apparu dans le premier chapitre pour se faire aussitôt mettre au tapis par le héros.
- Te fiche pas de nous ! hurla numéro trois.
La suite, Sora la vit se dérouler au ralenti. Comme un film dans lequel la scène d'action aurait été ralentie afin de mettre l'accent sur les visages déformés des personnages.
Seulement, même s'il vit le coup arriver, compte tenu de ses médiocres réflexes, Sora l'évita de justesse. Il cligna des yeux, et l'instant suivant, le poing serré de racaille numéro une s'abattit droit sur son nez.
Du moins, ce fut ce que Sora lui laissa penser le temps d'une seconde, car il bondit d'un grand pas en arrière, fit volteface et s'élança en direction de la sortie de la ruelle. Dans sa course, il perçut dans son dos les rires des racailles, qui se moquaient à nouveau de lui. En cet instant, ce fut Sora qui se sentit le plus à même de rire, car il ne lui restait qu'une seule chose à faire pour en finir avec eux. Et c'était…
Il freina, bondissant hors de la ruelle, inspira à grand coup et s'époumona en plein milieu de la rue bondée de monde :
- Monsieur le policier ! Un collégien se fait frapper dans la ruelle ! Venez vite voir !
Du bluff.
À la suite de son appel à l'aide, il s'écoula une seconde de complet silence, durant laquelle Sora n'entendit que les battements de son cœur dans ses tempes, puis le monde sembla revenir à la vie. Un sourire carnassier se dessina sur les coins de ses lèvres lorsqu'il entendit les trois Daltons jurer et détaler à toutes jambes vers l'autre sortie de la ruelle.
- Voilà une bonne chose de faite, siffla-t-il, content que ces idiots ne réfléchissent pas plus loin que le bout de leur nez.
Durant ses dix-sept années de vie, Sora avait appris que le bluff était une arme des plus efficaces. Le monde pouvait en effet se diviser en deux catégories distinctes ; ceux qui prenaient la peine de réfléchir un tant soit peu avant d'agir et ceux qui fonçaient tête baissée. Avec ces derniers, rien ne valait un soupçon de réflexion pour espérer sans sortir.
À présent…
Sora balaya les lieux du regard. Son cri avait alerté une petite foule de personnes, principalement des petits commerçants et des grands-mères venues faire leurs courses, qui doucement s'amassaient autour de l'entrée de la ruelle. Les murmures que ces gens commençaient à s'échanger lui fit soudain réaliser que plus d'une personne le regardait. En quelques secondes à peine, il était devenu le centre de l'attention générale.
Sora regretta aussitôt d'être intervenu.
Il se dépêcha de cacher son visage dans l'ombre de sa capuche avant de se faufiler parmi les silhouettes.
Tandis qu'il s'éloignait de l'attroupement de personnes, et qu'un véritable agent de police arrivait sur les lieux, alerté par les résidents alentours, le jeune homme dans la ruelle devait déjà avoir été trouvé.
Sora se faisait aussi invisible que possible. Pourtant, une personne en particulier ne manqua pas de le remarquer.
- Jeune maître Sora, s'éleva soudain une voix grave dans son dos, celle d'un homme d'âge mûr.
La tête toujours vissée devant lui, Sora ne cessa pas son ascension de la rue pour autant.
- Je ne t'avais pas semé ? l'interrogea Sora, en grommelant dans ses dents.
Inutile pour lui de se demander qui pouvait bien l'accoster, l'adolescent ne connaissait que trop bien à qui pouvait appartenir cette voix profonde et cette ombre imposante qui le surplombait nettement de son mètre nonante.
- Yoshi, compléta-t-il, en s'arrêtant finalement de marcher pour croiser le regard acier de cet homme battit de muscles. Je t'ai déjà dit de ne pas m'appeler comme ça en public. Ici c'est « Sora ».
- Je ne peux m'y résoudre, Jeune maître, fit en retour le dénommé Yoshi, en secouant la tête, l'air parfaitement neutre.
- Dans ce cas marche dix pas derrière moi. Je n'arrête pas de te répéter que tu attires trop l'attention.
Yoshi eut un bref instant d'hésitation. Comme de fait, les japonais alentours, qui comme Sora ne dépassaient pour la plupart pas le mètre quatre-vingt, se tournaient sur son passage pour l'observer. Cependant, comme attendu de lui, ce détail ne sembla pas déphaser Yoshi le moins du monde.
- Cela ne sera pas possible non plus, veuillez m'excuser. Mon rôle est de m'assurer-
- Qu'il ne m'arrive rien, le coupa Sora, ayant entendu cette réplique plus de fois qu'il n'était en mesure de les compter. Je sais.
Il aurait voulu soupirer face à cette réponse, mais il ne put s'empêcher de penser qu'il l'avait suffisamment fait en présence des racailles de tantôt pour gaspiller son souffle inutilement. Au lieu de cela, l'adolescent reprit sa marche comme s'il ne s'était jamais interrompu.
- Madame Tadashi m'a confié la mission de vous ramener avant le repas de midi, expliqua Yoshi, qui lui emboitait à présent le pas, bien trop près de lui que ce que Sora n'était en mesure de supporter.
- J'étais sur le chemin du retour de toute manière. Je suis simplement passé au konbini cinq minutes.
- En cinq minutes, il peut se passer beaucoup de choses. Je suis là pour éviter que ces choses se produisent.
Sora se renfrogna davantage. Son humeur s'était définitivement ternie.
Yoshi, ce gars balèze, était son garde du corps. Le genre de gars silencieux qui ne parlait que pour répondre de manière brève et concise à une question. Costaud, des piercings pointus aux arcades sourcilières, une voix monocorde.
Choisi par les soins de son grand-père, il n'obéissait qu'à ce dernier. Sora n'avait donc aucune emprise sur les faits et gestes de Yoshi.
Au sein des murs de la résidence, un wakizashi ne quittait pas un seul instant sa taille. Le simple souvenir du fourreau de l'arme blanche qui se balançait à chaque pas du yakuza fit naître une onde de frissons dans la nuque de Sora. Dans la rue, néanmoins, Sora avait plus d'une fois joué des pieds et des mains pour que Yoshi ne déambule pas avec son arme sous peine de demander à son grand-père de changer de garde du corps.
- Il n'est pas judicieux de sortir durant un jour aussi important, fit remarquer Yoshi, qui ne se doutait visiblement pas de l'agacement grandissant de son protégé. Surtout pour un Ryūno.
Cette dernière phrase suffit à faire perdre patience à Sora. Sans mot dire, maintenant décidé à ignorer Yoshi de tout son être pour le reste de la journée, il accéléra le pas, déambulant maintenant à grande enjambée dans les rues de Shinjuku.
Yoshi n'était pas en cause, il le savait. Lui ne faisait que suivre les ordres qu'on lui avait imposés. Non, vraiment, Sora n'en voulait pas à Yoshi. Ceux à qui il en voulait, ceux pour qui il ressentait ces sentiments négatifs, étaient sa propre famille.
« Ryūno ».
Tel était son nom de famille.
S'il on lui avait demandé quel était son ressenti sur celui-ci, la première chose que Sora aurait répondu aurait été qu'il aurait préféré ne jamais avoir à le porter.
Étrange, dit comme cela. Un nom de famille n'était qu'un nom, après tout, une manière de marquer l'appartenance à une famille. Étrange, certes, mais pas pour lui. Plus qu'un nom écrit à l'encre noire sur un livret de famille, le nom de Ryūno était, à ses yeux, un fardeau qu'il portait en permanence en chevilles de plombs ; un poids qui jamais ne s'effaçait réellement de ses épaules.
Et pour cause : si porter un nom de famille évoquant une célèbre créature mythologique avait un côté suffisant, cela l'était en revanche bien moins quand ce dit nom vous attirait les regards fuyants de vos camarades de classe et l'animosité évidente du corps enseignant de votre premier établissement scolaire.
Car oui, cet incident pouvant sembler exagéré était pourtant bien arrivé lors de sa première rentrée scolaire. En y repensant, Sora revivait ce souvenir une pointe d'amertume sur la langue.
Depuis qu'il avait évoqué son nom de famille lors de sa première rentrée scolaire – Qui avait eu l'idée de nouer des liens entre les élèves en les obligeant à se présenter devant une foule de bambins hauts comme trois pommes, aussi ? –, Sora avait préféré opter pour de la solitude.
Pas que cela soit contraignant pour lui ; c'était même plutôt le contraire, à dire vrai. Sora détestait les contacts physiques, les lieux bondés de monde et les bavardages inutiles d'adolescents autour des filles avaient un il-ne-savait-trop-quoi de soporifique, merci bien.
Toutefois…
Cette situation aurait pu être davantage supportable s'il ne s'était pas retrouvé dans l'obligation de s'écarter de son quartier et de ses repères pour espérer vivre une scolarité relativement normale. Si l'indifférence l'avait gagné au fil des saisons, Sora l'avait toutefois mal vécu au départ.
Or… s'il n'y avait eu que cela, Sora aurait peut-être développé une personnalité un brin moins asociale. En effet, les ennuis ne s'étaient pas arrêtés là pour autant.
Les petites racailles des banlieues clichées, cheveux décolorés, piercings tous plus saugrenus les uns que les autres et pantalons en bas des fesses – comment faisaient-ils pour se déplacer, Sora l'ignorait - étaient plus d'une fois venues lui chercher des noises lorsqu'il se déplaçait dans son quartier, en pensant qu'il serait à la hauteur de leurs espérances faussement élevées. Elle se trouvait là, la naïveté de la jeunesse. Car autant le dire tout de suite, dans son cas, l'habit faisait ne faisait pas le moine.
Du haut de son mètre soixante-six, Sora n'avait définitivement pas été à la hauteur. Sans oublier que sa crédibilité auprès des autres adolescents du quartier, ayant eu vent d'un gars se faisant passer pour le fils d'un Ryūno, en avait pris un coup.
S'il y avait bien une chose qu'en dix-sept années de vie, Sora Ryūno n'avait jamais été en mesure de faire, c'était se battre. Dans l'ordre naturel des choses – et de son corps effilé comme des baguettes, notamment –, il était généralement celui qui se prenait les coups.
Le nez en sang ? Cela faisait mal et vous donnait les larmes aux yeux. Les côtes fêlées ? Cela vous empêchait d'apprécier un bon repas. Une cheville et un poignet tordus ? Très pénible pour écrire et marcher, oui, merci de le lui rappeler.
Le seul hic ? Eh bien… Être celui qui se prenait les coups fonctionnait moins bien quand on avait le malheur de naître en tant que fils du chef d'un clan de yakuzas.
Car dans l'imaginaire collectif, il était impensable qu'un yakuza ne soit pas un dur à cuir.
Pour les habitants des quartiers de Shinjuku, le nom de Ryūno évoquait une vieille histoire. Une histoire que les autorités s'étaient évertuées à réduire à l'état de fable faisant partie du folklore de la région. Une histoire datant des remous de l'époque appelée communément l'« après-après-guerre » : celle de la rébellion, de l'anticonformisme, du refus de soumission. Le récit d'un homme épris de confrontation et d'adrénaline, qui avait tourné les forces de l'ordre au ridicule avec ses idéaux parsemés de violence.
Le récit de l'homme qui n'était autre que son grand-père, Shigeru Ryūno, le fondateur du clan Ryūno ; le premier chef à en avoir pris la tête.
De nos jours, cette fable appartenait au passé, n'étant désormais plus que l'ombre d'elle-même. Mais les séniors du quartier la surnommaient encore d'après les titres des coupures de journaux de l'époque : « Le conte de la liberté poussée à son paroxysme ».
Pourtant…
Sora ralentit le pas sans réellement s'en apercevoir.
Cette liberté pour laquelle son grand-père et les siens s'étaient battus… lui semblait si paradoxale à l'heure qu'il était.
Il était vrai. Pour lui, cette liberté n'était ni plus ni moins qu'une chimère.
Le sang du chef des « Dragons de Shinjuku » pouvait bien parcourir ses veines, Sora n'avait en vérité jamais été qu'un oiseau en cage.
~ x.x.x ~
« L'antre du dragon ».
Tel était le nom octroyé à cette impressionnante et colossale porte de bois estampillée du kanji « Dragon ».
Du coin de la rue, Sora ralentit le pas et la fixa d'un regard absent. Contrairement à d'habitude, cette porte si lourde, d'ordinaire fermée peu importe la saison, était aujourd'hui grande ouverte, gardée par une foule de gardes sur le qui-vive, tous vêtus de costumes noires.
Peu étaient les téméraires qui osaient s'approcher de cette porte, même en la voyant ainsi ouverte au public. Cette porte dissimulait tant les allées cirées que les jardins verdoyants et les centaines de subordonnés à officialiser dans la maison principale.
Le clan Ryūno était un clan ayant la mainmise sur plusieurs secteurs de la région de Tokyo. Les familles vassales du clan officialisaient sous la couverture d'entreprises, éparpillés dans les différents arrondissements de la capitale du pays du soleil levant.
En ce jour, accompagnés de leurs plus fidèles sujets, les dirigeants de ces différentes familles se bousculaient au portique de la maison principale, invités à festoyer en ce jour si particulier : l'anniversaire du successeur du clan, qui atteignait officiellement ses seize ans.
Un arrière-goût de fer planant sur la langue, Sora se détourna de ces portes et reprit son ascension de la rue.
- Jeune maître Sora, l'appela Yoshi, qui l'avait visiblement rattrapé plus vite que ce que Sora aurait voulu.
Dans sa voix pourtant monocorde, Sora avait cru y percevoir un voile de préoccupation pour lui.
Sora pencha la tête vers lui.
Ses iris foncés, tirant sur un gris d'orage, donnaient l'air d'être constamment sur le qui-vive. Sous sa chemise immaculée lui collant au corps, se devinaient les lignes d'un tatouage minutieusement œuvré. Dévorant chaque parcelle de ses omoplates, les éclats d'encre remontaient tel un serpent sinueux sa nuque, glissaient de part et d'autre de son crâne rasé et s'égaraient à seulement quelques centimètres de ses tempes. Ce dessin soigné, bardé çà et là d'écailles, constituait à lui seul la preuve de son appartenance au clan.
Comme il avait pu le remarquer avec les subordonnés de son père, qu'il voyait parfois devant la double porte de l'entrée de la maison principale, les membres du clan ne cherchaient pas à cacher leurs tatouages, ils les exhibaient sans retenue, telle une forme de conflit avec les règles instaurées par la société, où la masse forgeait et modelait l'individu à son image. Dans ce clan, chacun se démarquait, chacun, de par ses tatouages, possédait une identité qui lui était propre. C'était l'ambiance qui se dégageait de cet endroit.
Or, Sora, après toutes ces années à l'écart, n'en avait cure.
- Rentrons, Yoshi, le coupa l'adolescent, en lui faisant signe de le suivre. Irina nous attend.
Ce fut dans le silence que les deux hommes se dirigèrent vers un autre patelin, Yoshi marchant toujours dans le dos de Sora.
Il existait un autre détail que Sora n'avait jamais pris la peine de mentionner à qui que ce soit, si ce n'était aux personnes qui daignaient apprendre à le connaître : bien qu'il porte le nom Ryûno, bien que le sang du chef des yakuzas de Shinjuku coule dans ses veines, Sora n'était pas le successeur du clan. Il n'était que le résultat d'un pan de la vie de son père que ce dernier avait, par tous les moyens, tenté d'effacer.
La raison à cela était très simple…
Arrivé devant la porte de sa propre maison, qui ressemblait à une grande maison bâtie dans un style typiquement japonais, Sora daigna enfin ôter sa capuche, dévoilant ainsi au grand jour une touffe de cheveux noirs s'échouant en cascade sur une paire d'yeux d'un bleu presque cristal.
Irina lui avait souvent répété qu'un ciel d'été dénué de nuages faisait pâle figure en comparaison de la couleur intense de ses iris. Sa servante lui avait d'ailleurs raconté que son prénom, « Sora », avait été choisi par sa mère quand celle-ci avait pour la première fois vu ses yeux clairs.
Pourtant, ses yeux, ô combien les gens les trouvaient beaux, étaient aussi la preuve de son métissage, la preuve que sa mère, une belle brune aux yeux bleus azurs venue d'occident, avait eu une courte relation dissimulée aux yeux de tous avec son père, puis, qu'un jour d'hiver, elle avait donné naissance à un enfant illégitime ; lui, Sora Ryūno.
Sora renâcla du nez pendant que Yoshi ouvrait la porte. Honnêtement, il ne savait pas si son humeur massacrante était due à la vision de cette porte grande ouverte estampée du symbole du Dragon, qu'il ne pourrait jamais franchir, ou s'il était devenu ronchon car son estomac d'adolescent en pleine poussée de croissance criait famine.
La porte d'entrée, semblable à celle de la maison principale des Ryūno, s'ouvrit soudain sur le visage d'une femme dans la mi trentaine. Sous l'une de ses prunelles tirant sur le mordoré se dessinait un grain de beauté, que ses longs cheveux brun clair et lisses cachaient quand elle remuait la tête. Son kimono, d'une couleur unie, identique à ceux de ses collègues, témoignait de son statut de servante au sein du clan.
Irina Tadashi, sa seule et plus fidèle servante, lui souriait d'un sourire avenant. Or, la voix qui s'échappa de ses lèvres roses ne laissa pas planer le moindre doute sur ce que la jeune femme éprouvait comme sentiment en ce moment.
- Pensiez-vous sincèrement que je ne me rendrai pas compte de votre absence, Jeune maître ?
'Pas le moindre doute, en effet.'
En dix-sept années de vie, Sora Ryūno avait appris à ses dépens trois vérités absolues.
La première, c'était que la vie a beau vous la mettre à l'envers, il était plus simple et moins éreintant de la vivre en lui retournant la faveur. La seconde, c'était que les privilèges des uns se vivaient au dépend des autres, et même si cela s'avérait difficile, il fallait parfois l'accepter pour espérer avancer et se construire ses propres privilèges. La dernière – la plus importante des trois selon lui –, attestait que le sourire le plus doucereux et avenant de sa servante, Irina Tadashi, n'était en vérité pas un sourire.
L'adolescent déglutit avec difficulté.
- Je vais avoir des ennuis, pas vrai ? se risqua-t-il d'une petite voix.
Les mèches brunes de sa servante glissèrent gracieusement sur son épaule tandis que son sourire s'accentuait. À cet instant, Sora sut qu'il était cuit.
Lorsqu'Irina souriait de cette manière, sans énoncer un traitre mot, il était bon pour une soirée de sermons intempestifs, à l'écouter lui répéter les risques qu'il encourait s'il sortait de la maison sans garde du corps et le besoin d'être attentif à chacun de ses gestes.
- Sortir sans garde du corps ! Vous rendez-vous compte du danger de votre geste ?!
'Qu'est-ce que je disais…', soupira mentalement Sora, qui avait entendu cette rengaine suffisamment de fois pour la connaître en long, en large et en travers.
- Je suis juste allé au konbini du coin nous chercher des snacks, Irina, tenta-t-il de se défendre.
- Et en quoi cela vous autorise-t-il à sortir sans même prendre la peine de m'en informer au préalable ? gronda en retour Irina, en croisant les bras sur son torse.
- Ça m'a juste pris cinq minutes !, se défendit à nouveau Sora, en s'avançant dans le jardin de la demeure pour éviter d'écouter son sermon. Regarde, je suis de retour sans la moindre égratignure.
- Vos excuses ne mèneront à rien, Jeune maître, rétorqua la servante, en prenant la peine de fermer la porte derrière elle. Étant donné la situation du clan, nous avions convenu qu'aujourd'hui vous ne sortiriez pas.
'Convenu, certes, mais pas promis.', se retint de dire à haute voix Sora.
- Dans ce cas, finit-il par conclure, pour espérer calmer l'énervement de sa seule servante. Tu n'as qu'à réduire ma portion de biscuits de ce soir.
- Je n'en cuisinerai pas ce soir.
Sora voulut protester devant tant d'injustice mais se fit la réflexion que si Irina décidait que ce serait sa punition, il pourrait au moins profiter de ceux qu'il était allé s'acheter au konbini.
'Nice move, Sora', se congratula-il sans rien laisser paraître, finalement satisfait d'avoir fait ce crochet par le konbini.
Il regarda Irina s'avancer d'un air faussement courroucé en direction de l'intérieur de la maison.
Sora savait ce qui la mettait à cran à ce point ; d'après les rumeurs, son père avait très récemment fait l'acquisition d'un nouveau pachinko dans les rues marchandes de Shinjuku, assurant ainsi de gonfler la fortune du clan déjà conséquente. Seulement, qui disait nouvelle acquisition par le clan dans un secteur encore non couvert de la ville, impliquait également une plus grande influence sur les bas-fonds de celle-ci.
À la vue des yakuzas, qui faisaient eux-mêmes régner l'ordre dans les rues sans se soucier de la présence de la police, les gangs risqueraient de se soulever pour espérer subsister. Dans ce tourbillon de rancœur et de violence, un héritier ferait un merveilleux point de pression pour ces gangs.
'Ça, ce serait seulement si je n'étais pas Sora Ryûno.'
La seule différence qui subsistait entre lui et son frère Kaito, c'était que lui, Sora, ne bénéficiait pas dans les faveurs de son père et, par extension, rares étaient les membres du clan à connaître son existence.
Sora esquissa un sourire en coin en prenant place à la table à manger. Il irait peut-être se balader dans un autre quartier de la ville, demain.
Après tout, que pouvait-il donc bien craindre ?