Un coup. Puis un autre. Et encore un.
Le menton de Sora retomba mollement contre son torse. Il n'aurait plus été en mesure de dire comment cet acharnement avait débuté, ni même ce qui l'avait déclenché. Était-ce lui qui en était responsable ? Il ne savait pas. Il ne savait plus. Il voulait simplement que cela cesse.
Il en avait fini de ressentir la douleur fulgurante à chaque coup reçu, il en avait fini de ressentir le froid lui perforer les os, fini de sentir le goût du sang sur sa langue et son palais. Ses oreilles bourdonnaient tels des tambours.
Un cri de triomphe s'éleva dans la cave :
- Parfait ! s'exclama le chef de gang, extatique, ça va nous faire des bons clichés ! Souris à la caméra, « Jeune maître » !
Un de ses subordonnés empoigna sans cérémonie les mèches ébènes de Sora pour lui obliger à relever la tête. L'adolescent eut tout juste le temps d'apercevoir le visage d'hyène du chef de gang lui sourire derrière l'objectif d'un appareil photo avant qu'une lumière aveuglante ne l'éblouisse.
- T'aurais dû dire « Cheese ! » à ton papounet, ricana un des subordonnés sur la gauche, celui qui lui empoignait les cheveux.
- C'est qu'il traine des pattes, tu ne trouves pas ? s'esclaffa un autre, posté derrière lui cette fois. Il est si lent à te retrouver, on va lui donner un petit coup de main.
- Pourquoi vous ne m'avez pas déjà éliminé ?
Cette question, Sora n'avait même pas réalisé avoir été celui qui la posait. Il se l'était demandé tant de fois, au cours des interminables heures dans cette cave. Il se la posait encore quelques minutes auparavant.
Le chef du gang claqua la langue, à priori mécontent que Sora soit encore en mesure de former des phrases après les coups qu'il s'était reçus. Il l'étudia de haut en bas avant de répondre avec condescendance.
- T'es une monnaie d'échange, je te l'ai déjà dit. En plus d'être un faiblard, t'es devenu sourd ?
Sora attendit que la vague de nausée qu'il avait ressentie quand on lui avait attrapé les cheveux ne s'estompe avant d'incliner la tête vers le haut, accrochant le regard du gangster blond.
- J'ai bien peur que ça ne fonctionnera pas. Mon père, vous voyez, n'est pas du genre à se préoccuper beaucoup de moi. Vous perdez votre temps.
L'adolescent avait usé d'un ton moqueur et acerbe, ce qui ne satisfit pas les autres hommes qui l'entouraient.
- Joue pas à ce petit jeu avec nous, fit le plus grand du groupe. On sait que tu es son héritier d'une source sûre.
'Une source sûre ?' s'interrogea le noiraud, qui avait d'un coup regagné de l'intérêt pour ce que ces idiots lui disaient. 'Quelqu'un leur a fourni cette information ? Ils ont donc un complice ?'
- Qui vous a sorti une connerie pareille ?! gronda Irina.
- J'ai pas besoin de te le dire ! s'agaça le chef du groupe, accordant à Irina un air de défi.
- Dans ce cas, reprit Sora, entre deux souffles hachés, votre source n'est pas si fiable.
- Dis ce que tu veux, ça ne marchera pas sur nous. Une fois que tu seras presque mort, on ira faire du chantage auprès de ton papounet pour qu'il paie la caution de nos hommes en prison.
- Ce qui t'arrivera après, par contre, on ne peut pas te le garantir, ricana un autre des subordonnés.
- Va te faire foutre ! éructa soudain Irina, qui venait de mordre à nouveau un des membres du gang.
- Vous allez déclarer une guerre.
Sora ne lui avait accordé qu'un bref regard en coin désintéressé avant de compléter sa phrase.
- Vous ne savez pas de quoi ils sont capables.
Lui, Sora, le savait. Il en avait pleine conscience depuis l'âge de ses sept ans. Il savait que ces hommes, s'ils décidaient de mettre en œuvre leur plan, ne finiraient soit pas en un seul morceau, soit allongés entre quatre planches.
- Les yakuzas se sont affaiblis, contra un autre membre du gang au crâne rasé.
- Ouais, le mioche ! On sait que ton clan est restreint par la police, ils osent plus rien faire au grand jour.
Un soupir franchit le portail de ses lèvres. Inutile de raisonner des imbéciles pareils, l'information ne rentrait même pas dans leur boîte crânienne tant il n'y siégeait qu'un vide intersidéral.
Un profond soupir de lassitude s'échappa des lèvres douloureuses de Sora.
Il était si fatigué, de tout ça. Il voulait rentrer chez lui, à la maison secondaire, avec Irina. Tout oublier de cette histoire, continuer de vivre une vie paisible.
Alors… Pourquoi ?
Pourquoi en voulait-il au monde entier ? Pourquoi était-il si en colère ?
Sora n'avait plus ressenti ce sentiment depuis des lustres ; il l'avait raturé de son registre, à tel point que son cerveau avait oublié la sensation et les réactions qu'il provoquait. Oui, Sora était englouti par la colère. Et pour la première fois depuis des années, Sora Ryūno se sentait revivre, animé d'une flamme nouvelle. Comme si cette dernière décennie s'était jouée sur un écran d'un noir et blanc insipide et que tout, ces formes, ces voix, ces paroles, ces mouvements, ce gris insipide, reprenait consistance devant ses yeux ; comme si l'on avait décidé d'accorder de la couleur à cette vie pourtant si terne.
Pourquoi ne cessait-il pas de répondre aux provocations, aux mots acerbes ? Sora n'en savait rien, les mots se formaient d'eux-mêmes dans sa bouche.
Pourquoi son corps refusait-il de lâcher prise quand il était déjà à bout, quand ses membres tremblotaient et que sa tête oscillait de gauche à droite ? Sora était le premier à ne pas comprendre ; son corps n'en pouvait plus mais son esprit était aussi vif qu'au premier jour.
Pourquoi ce sourire persistait-il à fendre ses lèvres malgré la douleur ? là non plus il n'en avait aucune fichue idée. Il avait juste cette horrible envie de ricaner et de se moquer de ces imbéciles.
Pourquoi tout cela à la fois ? Ouais. « Pourquoi ? »
Sora aurait aimé que quelqu'un lui fournisse une réponse.
Un énième coup envoya valdinguer sa tête sur le côté. Dépourvu de forces, Sora se laissa choir sous son propre poids. Pieds et poings liés sur sa chaise, il se retrouva bientôt affalé sur le côté, dodelinant de la tête.
- Je vous en prie, sanglotait Irina, de l'autre côté de la pièce, alors qu'elle n'était elle-même pas en meilleur état que lui. Arrêtez ça ! Ne lui faites pas de mal ! Je vous en prie, ne lui faites pas de mal. Prenez-moi à sa place !
Dans le coin de son champ de vision, Sora la vit ; la brune était incapable de bouger, toujours fermement maintenue sur sa chaise par deux des membres du gang qui la forçaient à observer la scène en lui retenant la tête. La brune n'avait pas réagi quand cela avait été son tour, elle s'était simplement contenté de serrer fort la mâchoire et de se débattre quand une main un peu trop fouineuse se baladait sur les pans de son kimono.
Or, quand il avait été question de lui, Irina s'était métamorphosée en tigresse. Toutes griffes dehors, elle avait sans vergogne mordu la main d'un des gangsters, avait craché à la figure d'un autre, et s'était tellement mise en colère qu'elle avait plus d'une fois manqué de tomber de sa chaise.
Ah. Peut-être était-ce la raison ? Avait-il devant lui la source de sa colère ?
Parce qu'Irina souffrait devant lui. À cause de lui.
Parce que son garde du corps, Yoshi, était il ne savait où, il ne savait dans quel état.
Parce que son propre parent de sang avait décrété qu'une maison secondaire convenait mieux à un enfant illégitime comme lui plutôt que la maison principale.
Parce que lui, Sora, enfant, n'avait jamais demandé autre chose que sa reconnaissance sans jamais en bénéficier.
Parce que, quand il avait enfin construit son foyer, certes bancale mais où il se sentait chez lui, ce havre de paix que les siens et lui avaient érigé de leurs mains s'était fait faucher tel un château de cartes soufflé par le grand vent.
Parce qu'on l'avait injustement privé de cette illusion de liberté qu'il avait appris à apprécier.
Parce que tout cela à la fois.
Sora persistait à être en colère, à résister malgré la douleur, à répondre comme bon lui chantait, à sourire pour toutes ces raisons à la fois.
Et parce qu'il en avait assez.
Ouais, c'était pour ça. Sora en avait sa claque. Et il comptait bien le prouver au monde entier.
- Irina, s'entendit-il marmonner. N'interviens pas.
La voix d'antan éteinte de Sora avait recouvré un second souffle de vie.
Les yeux déjà grands ouverts de la servante s'écarquillèrent. Elle ouvrit la bouche pour émettre une énième plainte mais le sourire carnassier qui prit possession des lèvres de Sora l'en dissuada.
- Eh ! fit-il au chef du gang. Je ne sens pas tes coups, chiffe molle.
L'expression du chef de gang se figea, déformé par la colère.
Un coup de poing près du menton manqua de peu de faire perdre connaissance à l'adolescent. Mais la colère qui bouillonnait dans les veines de Sora était bien trop intense pour qu'il se préoccupe encore de ce qu'il pouvait bien arriver à son corps.
Sora fut envahi par la brusque envie de s'esclaffer. En y réfléchissant, il devait certainement avoir perdu l'esprit.
Ouais, voilà. Il était devenu dingue. Et c'était grisant.
La vue de ces murs ternes, la sensation de froid traversant ses os, les coups reçus, la vue d'Irina aussi mal en point, tout… Cet enlèvement fut la goutte d'eau qui venait de faire déborder le vase. Cette fichue mascarade avait ouvert une valve jusque-là coincée dans les barrières de son subconscient. De cette valve avait commencé à déverser ce qu'il avait enfoui depuis tant d'année.
Sora l'avait décidé ; il en avait assez. Lorsqu'il sortirait de cet endroit, il rendrait chacun des coups qu'on lui avait portés. Un par un.
~ x.x.x ~
Le paquet était arrivé trois jours plus tard.
Trois jours entiers s'étaient égrainés depuis l'enlèvement de l'héritier illégitime du clan et de sa servante.
Trois jours sans la moindre nouvelle sur l'état des deux victimes. Trois jours passés, pour les subordonnés de l'oyabun, à ratisser les rues de Shinjuku à la recherche de la moindre information, du moindre mouvement suspicieux, d'un possible indice à tracer. Trois jours à rentrer dépités, bredouilles. Enfin…
Trois jours durant lesquels leurs escapades n'étaient pas passées inaperçues auprès de la police.
Hajime avait pu remarquer la présence légèrement accrue des agents de police dans les rues lorsqu'il était rentré chez lui la veille pour se changer, grignoter autant qu'il le pouvait malgré son estomac tordu par l'inquiétude, et prendre une douche. Il n'aurait su dire si cela avait un rapport avec leurs escapades nocturnes et diurne, cela dit les effectifs des forces de l'ordre avaient eu l'air de s'être renforcée depuis la veille ; il avait notamment pu croiser plus d'agents à bicyclette en allant poser des jours de repos à son job étudiant.
Le jeune étudiant était à bout de forces, seul son inquiétude et une volonté de fer le faisaient tenir debout.
Il n'avait qu'une petite poignée d'heures de sommeil au compteur, l'insomnie l'avait gagné depuis le soir de l'enlèvement de Sora et sa mère.
Depuis la nuit de la visite de Hajime, les minutes, bientôt les heures, pour finir par l'aube et le crépuscule, s'étaient écoulées au rythme des rumeurs rampant le long du parquet des couloirs de la demeure. Les uns, quand nul n'était susceptible d'entendre leurs commérages, susurraient la nouvelle d'un conflit, d'une bataille en devenir. Conflit interne ou externe, cela demeurait à déterminer. Les autres, ceux en mesure de se tempérer, se contentaient de maintenir un comportement relativement stoïque.
Durant ces trois jours, de menaçants nuages de pluie avaient assombri le ciel de la ville. Tout portait à croire qu'un orage couvait sous la cape si sombre de cette voûte céleste. Si tous s'étaient abstenus d'agir, en dépit de ce feu qui animait leur envie de revanche crépitant doucement sous les cendres, c'était car l'étincelle qui raviverait le brasier du conflit n'avait pas encore été allumée.
Cette étincelle était finalement arrivée le matin du quatrième jour.
En cette matinée ténébreuse, l'air ambiant se gorgeait d'une électricité à la limite du respirable. La tension qui faisait trembler les murs de la maisonnée principale du clan Ryūno voilà d'ores et déjà plusieurs jours avait atteint son point culminant.
Les membres du clan s'étaient attendus à la venue du tonnerre, à une nouvelle qui soulèverait les armes et ferait gronder les voix, ils avaient été gratifié d'un séisme.
Adossé contre la cloison, Hajime suivait du regard, la bouche fermement close, les allées et venues des habitants de la mansion.
Un paquet suspicieux s'était manifesté à l'aube, trimbalé d'un bout à l'autre de la résidence par le sous-fifre en charge de monter la garde. La découverte de ce qu'il renfermait avait jeté un froid. À présent, les plus fortes têtes clamaient haut et fort le règlement de compte, la réponse à l'affront que ces ignorants avaient commis envers leur chef, qui leur avait officiellement annoncé l'existence d'un autre fils conçu hors mariage, tandis que les plus sages s'occupaient l'esprit d'une manière ou d'une autre.
Le clan entretenant des échanges tendus avec des gangs cherchant à gagner en influence et en territoire dans Shinjuku et ses alentours, Hizashi Ryūno avait depuis plus de deux semaines renforcé les murs de sa résidence en ordonnant une surveillance continuelle. Ce fut de cette façon que le premier à avoir découvert le paquet abandonné devant la double porte de l'entrée avait été celui en charge de monter la garde ce matin-là.
Dès l'arrivée du paquet mystère, il avait été aisé d'établir le lien avec l'enlèvement.
Une lueur assassine dans le fond des iris, le chef du clan, qui n'avait décidément pas assez d'heures de sommeil au compteur, fixait ce paquet.
Assistant à la scène depuis une place dans un coin de la pièce, occupée uniquement par l'oyabun Hizashi, son garde du corps Toshiro, ainsi que deux autres grandes pompes du clan dont il n'apercevait que pour la première fois les visages, Hajime se retenait d'énoncer mot. À l'image de Toshiro, qui avait été celui à ouvrir le paquet pour son maître, en prévention d'un quelconque éventuel incident, et de ceux qui avaient été témoins du contenu, il arborait un teint blême.
- Hizashi, se précipiter ne te mènera à rien. Garde la tête froide.
Le premier à rompre ce calme étouffant fut un vieil homme balafré assis à côté du chef du clan. Les subordonnés de Hizashi qui avaient croisé l'homme lorsqu'il était entré dans la pièce, lui avaient témoigné un profond respect, en courbant l'échine et en s'adressant à lui sous l'appellation de « Maître Shigeru ».
Sous ses mèches de cheveux, sa moustache et sa barbe grisonnantes se cachait l'ancien chef du clan, Shigeru Ryūno. L'interminable cicatrice qui s'étendait depuis son arcade sourcilière, fendait sa joue et s'égarait près de son menton lui avait notamment coûté un œil et mangé la commissure des lèvres. La cicatrice était si nette que Hajime soupçonnait qu'elle avait dû être causée par une lame affûtée.
- J'en ai bien conscience, père, répondit l'interpellé. Mais ils ont dépassé les bornes.
Sur un ton exaspéré, Hizashi s'était pincé l'arête du nez. La lueur froide de la lampe du plafond accentuait les cernes qui marquaient les dessous de ses yeux. Ses gestes lents, ainsi que sa voix rauque, évoquaient une profonde lassitude.
Devant lui s'éparpillaient pêle-mêle des photos mal cadrées, mettant en scène deux personnes : un jeune adolescent au corps émasculé recouvert d'hématomes, et une femme, à ses côtés, vêtue d'un kimono de servante en piteux état. Les deux victimes, Sora Ryūno et Irina Tadashi, avaient été attachées sur des chaises. Sur certaines photos, celles ne dépeignant pas les différentes tortures - écrasement de mains, rouage de coups, tirage de cheveux, et plus encore - que chacun d'entre eux avait respectivement subi, les otages pouvaient à peine garder les yeux ouverts.
Hajime avait refoulé son haut le cœur en découvrant pareilles scènes de violence inouïe. La pensée que sa mère puisse être celle qui avait vécu ces sévices, cette sauvagerie sans nom, avait réveillé une colère sourde dans ses entrailles.
Avant qu'il ne le comprenne, ses jambes s'étaient muées d'elles-mêmes. Il s'était brusquement retrouvé à courir jusqu'à l'entrée, allant jusqu'à bousculer les personnes qui avaient eu le malheur de se retrouver sur son chemin. Si Toshiro n'avait pas été celui à l'avoir retenu et raisonné, il se serait jeté la tête la première dans la gueule du loup.
Pourtant, il le savait, il ne pouvait pas agir. Il ne devait pas agir. Pas seul. Pas sur le coup de l'impulsivité, sans armes dans son arsenal ni techniques de défense à sa disposition. Pas lorsqu'il était aussi faible, qu'il n'y connaissait rien à la guerre si ce n'était celle à grande échelle décrite dans les jeux vidéo, qui ne nécessitait que le lancement d'une nouvelle partie pour s'évaporer aussitôt. Surtout pas quand son inexpérience cuisante le conduirait à être le premier à passer l'arme à gauche.
Hajime ravala le goût de la bile qui lui remontait le long de la gorge. Il avait fait le fier en passant outre les avertissements de Hizashi, en jouant au téméraire et à la tête-brûlée, et en se présentant envers et contre tout pour participer aux recherches sur sa mère. Mais dès lors que le rideau obstruant la véracité sur l'envers du décor de ce monde, celui du crime organisé, fut levé, la gifle avait été violente.
Rien n'était aussi frustrant, aussi agaçant, que de se confronter à son inutilité, surtout en cas de force majeure. Hajime en faisait douloureusement les frais.
- Oyabun.
Un dernier individu venait d'intervenir.
Son crâne en partie dégarni, ses mains noueuses et son nez en bec d'aigle lui conféraient une aura vile. Or, cet homme était l'un des conseillers et confidents du chef, un fervent serviteur du clan Ryūno, ainsi que le père de Toshiro, Genji Asano. Hajime s'était étonné d'apprendre que Toshiro et cet homme avaient un lien de parenté direct, en particulier car ils ne partageaient aucune ressemblance si ce n'était, si on y regardait bien, leurs yeux en forme d'amandes.
- Je vais me renseigner sur ce gang. Nous n'avons pas leur nom, mais nous possédons déjà une information qui nous aidera à déterminer qui ils sont.
- Je pense que ce ne sera pas nécessaire, père.
Comme un seul homme, tous avaient penché la tête en direction de Toshiro.
- Que veux-tu dire ? questionna Shigeru, avant que Genji ne puisse poser la question.
Toshiro répondit sans l'ombre d'une incertitude dans la voix :
- Quand nous l'avons retrouvé, Yoshi nous a donné plusieurs détails importants.
- Tu nous les as déjà transmis, acquiesça l'oyabun du clan.
- En effet. D'après ce qu'il a pu nous rapporter, le chef du gang possédait un tatouage de scorpion. Et ils étaient au nombre de six. Dans l'obscurité, il nous a rapporté ne pas avoir bien vu, mais pense que le chef est blond.
Hizashi lui fit signe de poursuivre son raisonnement.
- Je pense avoir une idée de qui sont les auteurs de l'enlèvement. Du moins, ça a été la première raison qui m'est venue en tête après qu'on ait cherché autant de temps sans rien avoir trouvé. C'est la première piste que, je pense, il nous faudrait creuser.
- Parle, lui ordonna Hizashi. Si tu as des preuves de ce que tu avances, ton avis sera pris en considération.
- Dans ce cas... Oyabun, pourquoi ne pas étendre nos horizons ? Et si… Le problème venait d'un autre endroit ? Ou d'un incident récent ?
- Tu penses qu'ils n'en auraient pas à nous pour nos récentes acquisitions mais qu'il s'agirait là d'une vengeance ? l'interrogea son père, Genji, en se frottant le menton du bout des doigts.
- C'est une possibilité, en effet, approuva Hizashi.
- Les nouvelles recrues sont toutes sous surveillance accrue durant les premiers mois, aucun incident, majeur ou mineur, n'a été rapporté. Néanmoins, si nous devions explorer cette piste…, fit d'un air songeur Genji. Quelqu'un aurait-il eu vent d'un incident récent ?
- Le seul auquel je peux penser, en ce moment…
Toshiro réfléchit quelques secondes avant que son regard s'illumine. Il s'était de toute évidence souvenu de quelque chose.
- Oyabun, vous souvenez-vous de l'incident d'il y a environ deux mois et demi ?
Les sourcils de Hizashi se froncèrent sous le coup de la réflexion. Devant la perplexité de son chef, Toshiro expliqua :
- Quelques-uns de nos nouveaux membres ont eu un accrochage avec des délinquants de la région dans les rues de Ikebukuro.
- Et quand est-ce que j'allais être mis au courant de cette histoire, exactement ?
La voix de Hizashi grondait sourde, menaçante. Toshiro ne ploya cependant pas, il se contentait d'énoncer les faits. Ayant un statut particulier au sein du clan, il n'était de ce fait pas responsable de l'encadrement des nouveaux venus. Il pensait donc que l'information avait été relayée à son chef dès le début et que ce dernier s'était chargé de réprimander les responsables ou, connaissant leurs circonstances d'entrée dans le clan, avait simplement décidé de passer l'éponge car aucun des siens n'avait été sévèrement touché.
- D'après ce qu'ont rapporté nos hommes, de l'alcool était impliqué. La situation a très vite dégénéré en bagarre générale, et un des hommes de l'autre groupe a même été durement blessé, au point qu'il a dû être transporté à l'hôpital.
- Le journal des faits divers a en effet fait mention de cet événement il y a quelques temps de cela, confirma Genji, la mine songeuse. Seulement je ne savais pas que les nôtres étaient impliqués.
- Et je suis censé apprendre autre chose, à ce sujet ?
Cette fois, de la colère était clairement visible chez le chef du clan. Peu importe si les subordonnés responsables tentaient de se repentir auprès de lui, la sanction serait sans pitié. Toshiro ravala sa salive avant de conclure son récit.
- C'est tout ce que je sais, Oyabun.
- Amène-les moi.
- Excusez-moi ?
Les iris incandescentes de Hizashi foudroyèrent Toshiro, lequel se tenait non loin de lui, confus.
- Amène-moi ceux qui ont causé cet incident. S'ils croient pouvoir s'en tirer de cette façon, ils n'ont jamais eu aussi tort. Ils ont besoin d'une bonne leçon de discipline.
- Ah. Oui, tout de suite !
- Toshiro, l'interpella l'ancien chef du clan.
- Oui, Monsieur ?
- Dès qu'on en saura plus sur l'identité de ces personnes... Tu sais ce que tu as à faire, je me trompe ?
Hochement du menton de la part du garde du corps.
- Je dépêcherai personnellement nos meilleurs éléments pour les recherches, et nous nous chargerons du sauvetage du Jeune maître Sora et de Madame Irina.
Hizashi approuva en opinant.
- Et tu me débarrasseras de ce trouble-fête, (Il pointa Hajime d'un mouvement dédaigneux de la main) en l'emmenant avec toi. Il veut récupérer sa mère, mais tiens-le en laisse. Pas de combats pour lui.
Si Hizashi avait vu le roulement d'yeux de Hajime quand il l'avait qualifié de « trouble-fête », il n'en avait rien laissé paraître.
- Entendu, Oyabun. Si vous voulez bien m'excuser.
L'homme de main salua l'assemblée, ensuite bondit sur ses jambes avec la souplesse d'un félin. Ses pas précipités disparurent derrière la porte glissante. Son départ fut secondé d'un silence de plusieurs secondes.
- Si ce sont réellement les fautifs, fit enfin remarquer Hajime, qui s'était tu jusqu'à maintenant, l'incident doit être connu dans les environs de Ikebukuro. Nous devrions peut-être interroger les gangs et les habitants du coin.
Son intervention attira les regards interrogateurs des trois autres hommes restants.
- Je ne sais pas qui est ce garçon, fit Genji, ses doigts noueux refermés sur sa tasse de thé, mais il marque un point. Ikebukuro est un quartier animé. S'il y a eu grabuge, la police a dû être informée et envoyée sur les lieux.
- Si vos hommes avaient déjà réussi à s'enfuir avant de se faire attraper, raisonna Hajime, il n'en a peut-être pas été idem pour les autres.
- Il n'y a pas que ça, marmonna dans sa barbe Shigeru. Comment ils ont fait pour apprendre la localisation de Sora ?
Sur sa droit, Genji acquiesça.
- Ce qui m'étonne, soupira Hajime, c'est le côté bancal de leur plan. Pourquoi enlever un héritier dont les droits ont été déchus quand ils auraient pu s'en prendre à quelqu'un d'autre ?
Genji ouvrit grand les paupières.
- Peut-être...
- Qu'ils ne savaient pas que Sora n'avait pas sa place dans le processus de succession, compléta Shigeru.
- Ils n'ont pas toutes les informations, conclut Hajime.
- Hizashi.
- Je sais, père. Je mènerai une enquête parmi mes hommes et nos relations extérieures. Si quelqu'un qui a le clan dans le collimateur leur a fourni l'information, il sera temps de faire du tri.
La mention du mot « tri » fit remonter des frissons d'inconfort le long de l'échine de Hajime. Il préféra nier la présence de ce psychopathe qui servait de chef de clan à quelques pas de lui et porter son attention sur un individu qui méritait davantage d'intérêt ; l'ancien chef du clan Ryūno.
Contrairement à beaucoup, Shigeru n'appelait pas Sora par des termes froids comme « le second héritier », « le fils illégitime », mais par son prénom. Cette attention particulière gonflait ne serait-ce qu'un peu l'estime que Hajime avait pour lui.
'Ce vieil homme a l'air d'aimer ses petits-enfants à parts égales.' se fit-il la réflexion, pendant que les trois hommes conversaient entre eux.
Quand bien même il n'était pas spécialement proche de Sora, il s'était plus d'une fois indigné de la froideur avec laquelle cet enfant avait été traité tout au long de son existence.
Sora Ryūno était le plus âgé des enfants de Hizashi Ryūno. Malgré son statut de premier né, il était le seul des deux enfants à avoir été écarté de la succession. La raison étant qu'issu d'une relation brève, il était facile de remettre en doute sa légitimité en affirmant qu'il n'était peut-être même pas le vrai fils du chef du clan.
Durant dix-sept années, cet héritier que l'on avait passé sous silence, dont on avait pour ainsi dire oublié l'existence, s'était tenu à carreau. Jamais n'avait-il provoqué de vague, jamais n'avait-il quémandé qu'on reconnaisse sa légitimité auprès du clan.
Une ombre parmi tous.
Sora ; un garçon presque maigre, qui n'avait pour héritage de son père que ses cheveux rappelant le plumage noir d'un corbeau. Le trait le plus marquant, chez ce garçon, était le bleu ciel étincelant de ses yeux. Pour un japonais, génétique oblige, cette spécificité l'éloignait de plus belle d'un lien de parenté avec le chef du clan, qui lui arborait des orbes sombres à l'image de la nuit.
Seuls les anciens, qui avaient un jour eu l'occasion d'entendre parler de sa mère, une femme venue d'occident, savaient qu'il détenait cette couleur atypique d'elle. Comme il arrivait rarement, le clair avait vaincu le foncé.
À défaut d'un père et d'une mère présents, Sora avait néanmoins pu bénéficier de l'attention sans faille d'Irina Tadashi et de son grand-père, Shigeru Ryūno, lequel lui avait fourni un garde du corps personnel.
Les rares fois où Hajime était resté plus d'une heure à la résidence secondaire, il avait de manière ponctuelle pu constater la venue de cet homme bourru sur les lieux.
Dix-sept années d'ignorance délaissaient dans leur sillage une marque indélébile, la cicatrice d'un coup porté dans la confiance personnelle d'un adolescent en plein développement. De ce fait, Hajime n'avait jamais pu tenir rigueur de l'attitude fuyante de cet enfant pour qui sa mère s'était prise d'affection. Il l'avait pris en pitié, et avait prié pour qu'il puisse dans un futur proche briser ces pénibles chaînes de fer qui le reliaient à ce clan.
Et il espérait qu'il en irait de même pour sa mère, qu'elle aussi pourrait briser ces liens.
Un soupir franchit le seuil de sa bouche. Encore un peu de patience. Juste un peu. Tout prendrait fin incessamment sous peu.