Le vent frais du soir fouettait ses vêtements. Le moteur de son scooter ronronnant à plein gaz, Hajime engloutissait à toute allure les rues des patelins de Shinjuku.
Dans son dos, le moteur d'une voiture entièrement noire et aux vitres teintées crachotait une faible volute de fumée quand le conducteur accélérait. Toshiro et ses hommes le suivaient de près, parés à toutes éventualités.
Ayant tombé averse, la pluie qui avait noyé les rues et les toits des habitations avait depuis peu cessé de tomber. Malgré cela, Hajime ne ressentait pas le froid ni même ne se souciait-il de la chair de poule qui parcourait ses bras.
Après que le chef du clan Ryūno ait donné l'ordre à ses plus proches subordonnés de se mettre à la recherche de son autre fils, Sora Ryūno, la demeure Ryūno avait vrombi d'une effervescence bouillonnante. L'air s'était fait si irrespirable que Hajime avait cru un instant qu'il finirait par étouffer s'il demeurait une seconde de plus sous le toit de cette immense maisonnée.
Toshiro Asano, le garde du corps personnel de Hizashi, avait assemblé ses hommes, au nombre de trois, pour se mettre en marche. Sans en écouter davantage, Hajime avait enfourché son scooter, qu'il avait utilisé pour se déplacer jusqu'à la maison principale, pour les talonner.
Rapidement, parmi toutes les habitations qu'il dépassait, la silhouette de la maison secondaire des Ryūno se sculpta dans la pénombre, derrière le mur d'où s'élevait une double porte de bois.
Le scooter et la voiture se garèrent sur le côté. Du véhicule à quatre roues sortirent quatre hommes. Tentant de faire le moins de bruit possible à présent qu'ils étaient devant les lieux, le jeune homme qui conduisait le scooter descendit de celui-ci.
L'homme au volant de la voiture, Toshiro, s'avança vers lui. Hajime ne manqua pas de remarquer qu'à sa taille cliquetait l'étui de son arme à feu.
- Hajime, n'est-ce pas ?
Le jeune homme acquiesça.
- Je comprends que tu veuilles nous accompagner, mais il serait peut-être préférable que tu nous attendes à l'extérieur. Oyabun nous a envoyé nous, mes gars et moi, car il sait que cela pourrait être dangereux. On ne sait pas ce qui pourrait encore se cacher dans cette maison.
Tout en écoutant le conducteur de la voiture, Hajime ôta son casque pour le poser sur le siège de son scooter. Il s'accorda un instant pour récupérer contenance, ses nerfs étaient encore à vif. Doucement, l'adrénaline qui l'avait maintenu aussi alerte jusqu'à lors s'estompait. Il avait commencé à réaliser qu'il aurait peut-être dû se couvrir d'une couche de vêtements supplémentaire. Des frissons incontrôlables lui parcouraient non seulement les bras mais aussi les jambes, à défaut que le jeune homme était bien trop pris dans le feu de l'action et inquiet pour daigner s'en soucier véritablement.
- Au risque de paraître impertinent avec vous, Toshiro, répondit Hajime, en reportant son regard sur le chef du groupe. Je suis déjà entré dans cette maison ce soir, et il n'y avait personne. Si vous me le permettez… je vous accompagne.
Un sourire se dessinant à la commissure de ses lèvres, Toshiro acquiesça.
- Entendu. Mais reste près de mes gars. Et sors immédiatement de la maison si la situation dégénère.
- J'en doute, chef, intervint l'un des subordonnés de Toshiro, avant qu'Hajime ne puisse ajouter quoi que ce soit.
Le subordonné qui avait pris la parole était venu se poster à la droite de son chef.
Comme pour expliquer ce qu'il entendait par là, devant l'air intrigué de Toshiro, il montra du doigt la trace de pneus laissée sur le macadam devant la double porte d'entrée de la maison, prouvant un démarrage en trombe.
- Ils ont l'air d'être partis au quart de tour.
- Il semblerait, convint leur leader, cependant c'est un civil que nous avons avec nous. Oyabun risque d'être de mauvaise humeur s'il lui arrive quelque chose.
Ses trois subordonnés hochèrent le menton d'un même mouvement, preuve qu'ils saisissaient sans difficulté l'ordre de leur meneur et s'y plierait.
- Et il y a une trace de sang, ici, chef, indiqua un autre de ses trois subordonnés. Ils ont dû être blessés dans l'attaque.
Hajime réprima un violent haut-le-cœur à cette idée. La situation ne lui semblait que trop vraie, désormais. Que trop réelle. Trop terrifiante. Une multitude de « Et si… » tous moins réjouissants les uns que les autres, se bousculaient sous sa boite crânienne.
Il ne voulait pas y penser, il s'y refusait ! Mais… Et s'ils arrivaient déjà trop tard ?
Le jeune étudiant en première année d'université serra les poings, les ongles de ses doigts transits par le froid rentrèrent dans ses paumes.
Visiblement à des années lumières de partager la même angoisse que lui, Toshiro fut le premier à s'avancer vers la double porte. En y regardant bien, celle-ci avait été mal refermée.
- C'est moi qui l'ai mal refermée, explicita Hajime, en percevant les regards que s'échangèrent Toshiro et ses hommes. Mais quand je suis arrivé sur les lieux, quelqu'un avait pris soin de la refermer correctement.
- On dirait que tout a été prémédité.
En la voyant, de telle manière, refermée soigneusement, Hajime avait d'abord cru qu'il avait simplement rêvé l'appel téléphonique qu'il avait reçu de sa mère. Pourtant, la boule au ventre, il s'était risqué à la pousser. Tel qu'elle le fit à l'heure actuelle, celle-ci s'était ouverte sans encombre, preuve qu'elle n'était pas close de l'intérieur.
L'universitaire était, à ce moment-là, loin d'imaginer la surprise qui l'attendait à l'intérieur. En découvrant l'état de la maison, derrière les murs la camouflant aux yeux de la ville, Hajime avait cru que ses jambes allaient défaillir. Il ne pouvait nier qu'il ressentait, actuellement, une certaine oppression à l'idée de devoir y remettre à nouveau les pieds, ainsi qu'une colère qu'il s'efforçait de réprimer tant bien que mal.
La gorge serrée, il emboita le pas du reste du groupe, bien déterminé à tout mettre en œuvre pour les retrouver.
Sans en donner l'ordre, lorsque les subordonnés de Toshiro virent ce dernier dégainer une de ses armes à feu de son étui, ils l'imitèrent dans un même mouvement coordonné. Hajime observa cette scène en retenant son souffle. Ce n'était que maintenant qu'il comprenait que la situation était prise au sérieuse, et que si c'était effectivement le cas, cela signifiait que le danger était bel et bien réel.
Le ciel sombre et couvert de nuages d'orage donnait aux lieux déserts des airs sinistres. L'absence de bruit ne faisait qu'accentuer le malaise grandissant de Hajime, qui fermait la marche derrière les subordonnés de Toshiro.
Comme attendu, la maison était vide. En dehors du fait que plus âme qui vive ne s'y trouvait, les lieux donnaient la nette sensation d'avoir été dévastés par un ouragan. Des débris de céramique jonchaient le sol ; la vitrine contenant l'argenterie de la maisonnée avait été renversée, éparpillant son contenu entier jusque dans les moindres recoins. La table de la salle à manger et le téléphone avaient subi un sort similaire, laissant imaginer la violence de la scène ayant dû se dérouler entre ces pans de papier.
Un frisson d'effroi parcourut l'échine d'Hajime. Les coupables s'étaient déchaînés.
Pour se concentrer sur autre chose que sur ses craintes les plus vives, le jeune homme aux iris de la couleur de l'ambre rejoignit les gardes du corps dans les profondeurs de la maison, lesquels, bizarrement, avaient cessé tous mouvements.
Lorsqu'il fut à leur hauteur, Hajime les fixa sans comprendre ce qui les perturbait à ce point.
- Vous entendez ? demanda l'un des trois subordonnés de Toshiro, avant que le jeune étudiant en université n'ait pu les interroger.
À son tour, Hajime tendit l'oreille. Il comprit de suite ce qui les intriguait à ce point. Au loin, nécessitant qu'on y prête une oreille attentive pour le discerner, un bruit de ferraille retentissait à intervalles réguliers.
Ce fut l'un des subordonnés de Toshiro, le même qui avait parlé moins de dix secondes auparavant, qui les guida vers l'origine de ce bruit de taule : la porte menant au sous-sol, située à l'arrière de la bâtisse.
Le chef des gardes du corps fit signe à ses subordonnés de suspendre à nouveau leurs gestes. Ceux-ci s'exécutèrent, Hajime les imitant. Aucune méprise n'était possible, si les battements de son cœur l'empêchaient de bien le percevoir, le bruit de taule provenait bien de derrière cette porte.
Le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, Hajime s'était glissé derrière le chambranle de la porte menant au salon, ayant bien conscience qu'il ne leur serait d'aucune aide si un individu venait à bondir sur eux.
À sa première venue, il était bien trop dévoré par la panique pour savoir s'il avait entendu un bruit similaire. S'il l'avait fait, Hajime n'en préservait pas le moindre souvenir.
Armes en mains, Toshiro défonça la porte d'un grand coup de pied. Dans un impressionnant bruit de fracas, celle-ci fut déchaussée de ses gonds et s'écrasa violemment contre le mur d'en face.
L'obscurité.
La lumière n'était pas allumée, mais chacun des hommes présents sur les lieux purent entendre très nettement un gémissement plaintif provenir d'en bas des marches, avec dans son sillage un énième claquement froid de taule.
- Yasu, fit Toshiro, en se tourna vers le garde du corps au menton carré. Tu restes avec le gamin. Taro, Saburou, avec moi.
L'homme, qu'Haijime savait maintenant s'appeler Yasu, fit immédiatement un pas de côté pour se poster à la même hauteur que lui, celui dont il était maintenant supposé assurer la protection.
Toshiro s'engagea le premier dans la volée d'escaliers, suivi par ses deux autres subordonnés, dont Hajime connaissait maintenant pareillement les noms.
Le dénommé Taro avait pris la peine de chercher l'interrupteur avant de s'engager à son tour. Ils purent comprendre à qui appartenait les geignements qu'ils avaient perçus quelques instants auparavant : Yoshi.
L'homme était étendu à plat ventre sur le sol, une immense tâche cramoisie nimbant son dos. Dans la faible lumière du sous-sol, le manche d'une lame de couteau luisait d'un éclat macabre. La lame de l'arme blanche avait été plantée dans le bas du dos du garde du corps, dont le sang se déversait abondamment. Dans sa main se trouvait un morceau de bois, qu'il avait, Toshiro en déduisait, dû trouver dans le sous-sol et utiliser pour frapper à répétition contre un des tuyaux du mur afin d'attirer l'attention.
- Yoshi ?! s'exclama Taro, qui accourut à son chevet. Tu nous entends ?
Chacun des gardes du corps de la maison principale se connaissait, puisque tous suivaient le même entrainement dans le dojo. Il n'était donc pas étonnant que Toshiro et ses hommes, qui s'occupaient de la protection rapprochée de l'oyabun du clan, connaissent suffisamment bien les gardes du corps de Kaito et Yoshi, pour savoir que ce dernier, qui venait s'exercer après tous les autres pour ne pas éveiller des soupçons, s'était vu confier la tâche de protéger Sora.
Les yeux vitreux, Yoshi n'émit qu'un faible grognement guttural, éprouvant même des difficultés à obliquer la tête vers eux.
- Il a été poignardé deux fois ! fit Saburou, mortifié, après qu'il ait soulevé la chemise de son camarade d'entrainement.
- Yoshi, l'appela Toshiro, en se penchant vers lui, tandis que Saburou appuyait avec ses grandes mains sur la plaie béante qui se trouvait juste au-dessus de celle où le couteau avait été planté et qui saignait encore. Qui t'a fait ça ?
Le visage blême, Yoshi lâcha le bâton qu'il tenait encore dans le creux de sa paume et pointa du doigt le haut des marches. Puisant dans ses dernières ressources, Yoshi exposa d'une voix tremblante :
- Un g-gang. Ils étaient… six. Six, je crois. Les lumières se sont brusquement éteintes dans le salon. P-Pas… Plus d'alarme, brusquement. Et l'un d'eux… m'a poignardé. Je n'ai pas pu voir son visage. Il… Il est arrivé par derrière. Ils m'ont ensuite… poussé en bas des marches car ils… ils n'arrivaient pas à me porter.
Yoshi se contorsionna de douleur en essayant de prendre appui sur ses avant-bras.
- Ne bouge pas ! lui ordonna Toshiro. Dis-nous simplement ce que tu as vu. On s'occupe du reste.
- Chef, il faut vite le transporter à l'hôpital, prévint Yasu, qui, après avoir vérifié que personne d'autre ne se cachait quelque part dans le sous-sol, était venu aider Saburou à appuyer en continu sur la plaie dans le dos de Yoshi.
Le blessé pâlissait à vue d'œil. Entre chacun de ses souffles, il parvint à raconter :
- Le chef… avait un tatouage. Un scor… scorpion, je… je crois. Je… n'ai pas bien vu.
Yoshi croisa le regard de Toshiro, qui déchirait un pan de la manche de sa chemise pour le donner à Saburo.
- Toshiro… I-Il faut… Le jeune maître Sora, Madame Irina… Il faut aller… les sauver.
Dans un mouvement synchronisé, Toshiro et ses deux subordonnés acquiescèrent à la demande de Yoshi, qui se remit bien vite à flirter avec les frontières de l'inconscience.
Les attendant maintenant en haut des marches avec Yasu à sa droite, les écoutant parler, Hajime saisit que ce qu'il avait imaginé de pire était arrivé ; sa mère avait bien été impliquée dans l'incident.
- Yoshi, intervint Taro, en lui donnant de légères tapes sur la joue pour le ramener à la réalité.
- Chef, il saigne vraiment beaucoup.
- On l'emmène à l'hôpital ! ordonna Toshiro.
Taro et Saburou obéirent en soulevant de chaque côté le blessé par les bras.
- Laissez-moi là, geignit Yoshi.
Il dodelina de la tête avant de s'exprimer d'une voix rauque, bousculée d'un mélange de rage et de détresse.
- Je… n'oserai plus jamais… me présenter en face… de Maître Shigeru. Il m'avait… donné l'ordre de protéger le … Jeune maître Sora. J'ai m-manqué… à-à mon devoir. Laissez-moi là.
- Tu verras tout ça avec Maître Shigeru quand tu seras de nouveau sur pieds, le rassura Toshiro, conscient que l'échec cuisant qu'il venait de subir pesait le poids du monde sur les épaules de son compagnon d'armes.
Pour eux, les yakuzas, accomplir les ordres de leur chef, devenir la main qui réaliserait les desseins de leur « seigneur », était leur raison d'exister. Manquer à leur devoir était synonyme de honte, d'un déshonneur profond.
Mais Yoshi ne l'écoutait déjà plus, la brûlure qui lui embrasait le dos et se propageait jusqu'à l'intérieur de ses entrailles, avait eu raison de lui ; livide et épuisé d'avoir résisté si longuement, il avait perdu connaissance.
Le trajet jusqu'en haut des marches ne se fit pas sans encombres ; les hommes de Toshiro avaient beau être imposants, Yoshi l'était tout autant. De surcroît, ils devaient faire attention de ne pas le blesser davantage avec la lame du couteau toujours enfoncée dans son dos. La retirer ne ferait qu'augmenter les risques de le blesser de surcroît.
Sur le trajet menant à l'extérieur, Hajime vit Toshiro indiquer à ses hommes de vérifier les lieux.
- Relevez le moindre indice, leur donna-t-il l'ordre, pendant qu'il prenait le relais de porter Yoshi jusqu'à la voiture.
- Il faut aussi vérifier si les câbles de l'alarme ont bien été coupés, leur indiqua Hajime, qui s'était souvenu de ce que lui avait dit Hizashi, que l'alarme ne s'était pas déclenchée.
Toshiro lui jeta un regard en coin avant d'hocher la tête.
- Faites ce qu'il dit. Rien ne doit nous échapper.
- Oui, Monsieur ! s'écrièrent en cœur les trois subordonnés.
Yasu, Saburou et Taro se mirent aussitôt au travail. Ne sachant que faire de ses mains, et même si celui qui était le bouclier du chef des Ryūno ne donnait pas l'impression d'être en grande difficulté malgré la différence de carrure qui subsistait entre lui et Yoshi, Hajime vint aider Toshiro à porter Yoshi jusqu'à la voiture garée devant la maison.
Vers une heure et quart du matin, certains des habitants du voisinage, au sommeil plus léger que les autres, furent une fois de plus réveillés en sursaut. Le bruit d'une voiture qui démarrait en trombe déchira le calme plat. Le conducteur de ce véhicule fit crisser ses pneus et se mit à cavaler à toute berzingue à travers les rues endormies de ce quartier pourtant si calme de Shinjuku.
Personne, parmi les voisins mécontents d'avoir vu leur nuit de sommeil perturbée deux fois d'affilée, n'aurait pu imaginer ne serait-ce qu'une seconde que ceux à l'origine de ce vacarme étaient le chef d'une brigade de gardes du corps et le fils d'une servante d'un clan de yakuzas.