~ Dans les minutes précédentes ~
Baignées dans l'obscurité de la nuit, quatre silhouettes s'avançaient les unes derrière les autres, longeant à pas feutrés une des rues du quartier de Ikebukuro.
Ce soir-là, un silence assourdissant régnait, uniquement perturbé par les bruits de pas des quatre individus se faufilant d'ombre en ombre, et les lointains échos des rires provenant des rues marchandes du quartier. S'il avait cessé de pleuvoir, les lieux n'étaient pas plus éclairés que lors des jours de pluie. Les rayons nacrés de la lune se recouvraient d'épais nuages, offrant à l'endroit une atmosphère quasi inquiétante.
Dépassant un réverbère sous lequel une nuée d'insectes frétillaient désespérément des ailes, un rictus se croqua aux coins des lèvres de Toshiro Asano, meneur de l'équipe et garde du corps personnel de Hizashi Ryūno. Derrière lui, ses subordonnés, au nombre de trois, le talonnaient à une allure constante, armés jusqu'aux dents.
Il ne fallut qu'une petite cinquantaine de pas au groupe pour atteindre leur destination ; une maison d'allure banale comme il était coutume de trouver dans les quartiers résidentiels, avec un portail fermant sur l'allée à la maison. Contrairement aux habitations voisines, cette maison était la seule à encore avoir les lumières allumées.
Toshiro évalua un court moment le numéro de l'habitation, correspondant aux témoignages recueillis lors de son excursion en ville, sans oublier l'écriteau annonçant un nom de famille - il y lut "Goto".
- C'est cette maison, annonça-t-il à ses subordonnés, qui répondirent tous les trois par un mouvement affirmatif du chef.
Ils dégainèrent leurs armes à feu camouflées sous leurs vestes. Le chef du groupe les imita, sentant l'adrénaline commencer à brûler dans ses veines, puis, sans s'encombrer de sonner à l'interphone, il poussa d'un coup sec la grille qui émit un bruit de ferraille rouillée.
Toshiro pensait que cette petite mise en bouche en alerterait au moins un, mais maintenant qu'il se situait assez près de la maison pour distinguer les ombres des individus par-delà les rideaux, il comprit que cela ne servirait à rien de tenter de les faire sortir par cette méthode. Ils devaient être trop occupés à descendre des canettes de bière pour véritablement porter attention à un bruit de ferraille quelconque provenant de l'entrée.
Ils traversèrent l'allée. Toshiro confia à un de ses hommes le soin de tambouriner à la porte. Des râlements mécontents s'élevèrent de derrière le pan du bois. Un homme au crâne rasé et à la mâchoire carrée surgit ensuite devant eux.
- T'as pas vu l'heure, imbécile ?! Dégage de là avant que je te...
Il venait d'apostropher Toshiro avec humeur, si ce n'est que la fin de sa phrase s'était coincée dans sa gorge. Un "clic !" bien audible s'était enfoui dans un des plis de son tee shirt. L'homme à la peau du crâne brillante s'était figé telle une statue, le regard glissant avec une lenteur mesurée vers le bas, et son visage médusé s'était, en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, délavé de sa couleur quand il avait découvert une arme à feu appuyée contre son flanc.
Toshiro l'alloua de son plus beau sourire. D'une voix chantante, il fit :
- Toi, dégage de là. J'ai une affaire à résoudre avec ton chef, ce sera rapide, promis.
L'énervement de l'homme grimpa en flèche, ses émotions empourprèrent la totalité de son visage jusqu'à la base de son cou.
- Va te faire... !
Il fut une nouvelle fois interrompu dans sa phrase par une bruyante détonation. Perdant l'appui que lui offraient ses jambes, il s'échoua telle une vieille chaussette sale sur le sol. L'homme inclina les yeux vers un de ses genoux, qui formait un angle anormal sur le sol. L'information dût enfin monter à son cerveau quand il comprit que la tâche poisseuse qui recouvrait son pantalon n'était ni plus ni moins que son propre sang. Serrant contre son torse le genou que l'un des subordonnés de Toshiro, Yasu, venait de trouer d'une balle de fusil, le geignement de douleur de l'homme déchira l'air.
- Je t'avais dit de dégager.
D'un ton détaché, Toshiro haussa les épaules en l'enjambant.
L'entrée s'ouvrait sur un couloir au parquet sale, menant au reste de la maison, ainsi qu'un escalier donnant sur l'étage supérieur. Déjà, l'odeur de la cigarette s'insinuait autour d'eux. À peine trois secondes après le cri de son acolyte, un second homme déboula en trombe de ce qui devait être le salon. Il se jeta littéralement sur la première personne qu'il vit, Toshiro, mais se fit immédiatement tacler par Saburou, le deuxième subalterne de Toshiro, qui s'était tenu à sa droite tout le long de l'échange.
Dans une tentative de prévenir son chef et ses acolytes, l'homme se débattit, parvint à émerger la tête de la clé de bras de Saburou le maîtrisant d'une main de maître sur le sol, et hurler à pleins poumons.
- Boss, partez ! C'est des yakuzas !
Toshiro distingua trois voix s'éloigner vers ce qui devait être l'arrière de la maison. Il fit signe à Taro, le dernier de son groupe, de le suivre et fila d'un bout à l'autre du salon. Le sol et la table de chevet regorgeaient de canettes usagées, d'un cendrier bondé de mégots de cigarettes, un film passait même encore à la télévision. Le reste du gang avait délaissé leurs activités en suspend pour décamper le plus vite possible.
Il marqua un stop devant l'entrée de ce qui devait être une cave, d'où un homme s'égosillait : « Merde ! Comment ils ont fait pour nous retrouver ?! Embarquez les otages à l'arrière des voitures ! Oubliez pas les flingues ! On se barre d'ici ! ».
Résigné à mettre un terme à cette situation grotesque et à sauver les otages injustement mêlés à cette histoire, Toshiro envoya Taro faire le tour de la maisonnée, prévenir notamment Hajime qui attendait encore dans la voiture qu'il pouvait entrer s'il ne trouvait plus personne, et s'engagea sur la volée de marches de pierres.
Il renâcla. Cette maison était plus petite que ce qu'elle ne paraissait de l'extérieur, et ces imbéciles les avaient clairement sous-estimés.
~ x.x.x ~
Hajime avait parfaitement vu les silhouettes noires des hommes de main de Hizashi Ryūno, armés jusqu'aux dents, longer les murs de la résidence, puis se perdre dans l'obscurité.
Ensuite, tout s'était enchaîné à vitesse grand V.
L'intervention n'avait duré qu'une minute, si brève que Hajime avait cru voir une troupe de para-commando surentraînée à l'œuvre. À leur entrée dans l'habitation, des bruits de détonation avaient fendu les cieux, remplacés ensuite par un calme plat.
Le meneur de cette troupe d'élites avait garé les deux véhicules utilisés pour l'opération au coin de la rue déserte d'un des abords du quartier de Ikebukuro. Hajime avait reçu l'ordre, juste avant que la portière ne se referme sur le visage étrangement souriant de Toshiro, de n'intervenir sous aucun prétexte. Depuis, il attendait un signe, un mouvement de tête, un geste de la main, n'importe quoi de la part d'un des hommes de Toshiro, pour lui indiquer qu'il pouvait les rejoindre.
Depuis sa place sur le siège passager de la voiture, Hajime reconnut le subordonné – son nom était Taro, si ses souvenirs ne le trahissaient pas – émerger du portail d'entrée de la résidence. Il détacha sa ceinture, sans un bruit, ouvrit la portière de la voiture et posa pied sur le bitume.
Une à une, des lumières émergeaient des fenêtres des maisons de la rue, jusqu'à lors plongées dans la pénombre de la nuit. Les coups de feu en avaient visiblement réveillé plus d'un, et déjà, certains yeux curieux, mais trop peureux pour se manifester au grand jour, perçaient d'entre les tentures du voisinage.
Toshiro n'avait de toute évidence pas cherché à masquer ses faits et gestes. Dès qu'il avait reçu l'ordre par Hizashi de mener cette opération de sauvetage comme bon lui semblait, son vrai visage s'était manifesté.
Les dernières heures s'étaient révélées chargées. Les subordonnés de Hizashi avaient tout avoué à leur chef, et ce dernier les avait écoutés avec un calme peu rassurant.
Les fautifs, des nouveaux arrivés dont le teint était devenu livide sous l'œil courroucé de celui à qui ils avaient juré fidélité, n'avaient pas osé nier leur escapade dans les rues animées de Ikebukuro des semaines plus tôt, à la recherche d'un bar où ils pourraient noyer leur première paie du mois dans l'alcool, ni les débordements que ces heures passées à s'enivrer sans songer au lendemain avaient provoqués sur le long terme.
Hizashi avait appris les détails de leur accrochage avec le gang des Scorpio, qui, comme l'avait signalé Boba Baba, se faisait doucement un nom auprès des habitants des environs. Son air, déjà sombre, s'était rembruni lorsque l'un d'eux, les mains tremblantes, avait avoué que ce soir-là, le nom Ryūno avait été prêché à tout va, avec la fierté mal placée d'hommes trop éméchés pour espérer démontrer un minimum de retenue. Les aveux s'étaient achevés sur l'explication d'une fuite à l'entente des sirènes hurlantes de la police.
Un ultimatum leur avait été soumis après qu'en silence, l'agacement déformant son expression, leur chef ait évalué l'étendue de la situation et les retombées néfastes qui pouvaient en découler : rendre leur coupe de saké et se retrouver dans la même situation de précarité de laquelle Hizashi les avait tirés en les prenant sous son aile, ou le petit doigt.
Hajime avait mis plusieurs secondes à comprendre ce que le chef du clan entendait par là, mais ce dont il était persuadé, c'était que les hommes à qui cette sentence avait été adressée s'étaient décomposés sur place. Il était évident que la décision devait être difficile à prendre pour ces hommes : quitter le clan en rompant les liens parent-enfant, ou se mutiler le petit-doigt pour expier leurs crimes.
Aucun n'avait daigné se munir d'une lame tranchante et se couper le doigt dès que l'ordre leur en avant été donné, alors Hizashi, clairement épuisé de cet enchainement d'ennuis, n'avait pu que soupirer et leur donner du temps pour réfléchir à leur décision, leur annonçant qu'ils prendraient leur décision devant son fils, Sora. Enfin, l'opération avait commencée sur des chapeaux de roues. Pas un seul instant Hajime, qui avait accompagné le groupe telle la cinquième roue du carrosse, n'avait-il pensé que trois hommes aux statures larges comme des chars d'assaut, menés par un quatrième que l'on ne soupçonnerait pas impitoyable sous ses traits d'homme séduisant, pouvaient se déplacer aussi vivement en l'espace d'une demi-journée.
Dès que Toshiro avait eu les informations nécessaires de la bouche de Boba Baba, il avait rappelé ses hommes.
Déglutissant avec difficulté pour espérer atténuer la boule de nerfs dans sa gorge, Hajime rabattit la capuche de son manteau sur sa tête et se fit aussi discret que possible pendant qu'il longeait les murs. L'idée qu'un échange de coups de feu, voire que des meurtres, aient pu se dérouler à moins d'une centaine de mètres de lui faisait naître un nœud d'angoisse sous l'armature de ses côtes.
Pour se montrer sincère, il ne se serait pas risqué à participer à cette partie de l'opération. Il n'en avait aperçu que le début, qu'une portion s'étant déroulée sur le perron de la porte d'entrée, et cela lui avait amplement suffi. Sa présence n'aurait fait que gêner l'efficacité des hommes du garde du corps personnel du chef du clan Ryūno.
Au cours des dernières heures, Toshiro n'avait lésiné sur aucune méthode d'intimidation pour obtenir ce qu'il attendait des membres de gangs ou petites frappes dont il croisait la route dans Ikebukuro. Pendant plusieurs heures, Hajime en avait vu défiler des jeunes délinquants être épinglés contre les murs des ruelles sombres, à l'abri des regards indiscrets, afin d'en apprendre davantage sur le gang Scorpio, dont le chef éprouvait une rancune à l'égards des yakuzas de Shinjuku.
Hajime retirait tout ce qu'il avait pu penser de positif de Toshiro au cours des derniers jours – qu'il était respectueux, qu'il ne faisait aucune différence d'une personne à l'autre, puisqu'il lui adressait la parole sans le prendre de haut, même après que Hajime ait manqué de respect envers son chef.
'Ouais...', ruminait-il, perdu dans les souvenirs qu'il gardait de ces dernières heures passées en compagnie de Toshiro et ses hommes. 'Au diable les faux semblants ! Ce mec est aussi taré que son chef, si ce n'est plus encore.'
L'allure de sa marche s'accéléra une fois qu'il fut devant la porte d'entrée grande ouverte de la maison, guidé par Taro.
~ x.x.x ~
~ Retour au présent ~
Les yeux rivés vers les corps sans vie de ses deux acolytes, la clameur de fureur du chef de gang vrombit contre les murs ternes de la cave.
- Espèce de bâtard ! Comment t'as osé faire ça à mes hommes ?! Je vais te crever !
Armé d'un poing américain sorti de sa poche, vif comme l'éclair, il asséna un crochet du droit à l'homme aux tatouages. Ou du moins, ce fut ce que Sora pensa avant que son oreille ne capte le soupir dépité de Irina.
La brune s'ennuyait clairement de la situation, et Sora en saisit la raison avec un temps de retard.
Le nouvel arrivé, Toshiro, n'eut qu'à glisser d'un pas en arrière pour éviter le coup en traître que lui asséna son adversaire. Ses réactions étaient vives, surpassant celles du chef de gang, ses gestes francs, dépourvus du moindre mouvements parasites, de la moindre hésitation ou appréhension, et ses yeux perçants évoquaient le calme avant la tempête, le prédateur, toutes griffes sorties, se divertissant de la vulnérabilité de sa proie.
Sora le sut sans qu'on ait besoin de le lui dire de vive voix : cet homme, ce « Toshiro » tel qu'il s'était fait surnommer par Irina, savait se battre. L'utilisation de son arme n'avait dû être qu'un instrument pour instaurer un sentiment d'anxiété auprès de ses opposants ; son vrai domaine de prédilection n'était pas le tir, c'était le corps à corps.
Aveuglé, Sora sursauta sur sa chaise lorsqu'un second éclat de lumière fusa de l'arme à feu du yakuza.
La réverbération du coup de feu rugissait en continu sous l'ossature de ses côtes. Ses oreilles s'étaient remises à siffler, avec une force telle qu'il était à peu près certain que ses tympans frôlaient l'implosion.
Un combat où tous les coups étaient permis se déroulait sous ses yeux, et Sora était trop médusé pour encore savoir comment il s'y prenait auparavant pour avoir recours à la parole.
A quelques mètres de lui, le chef du gang s'était échoué sur le sol, avachi en boule. D'après le filet de sang qui se déployait sur le béton, une balle venait de perforer sa cheville.
- Ne crois pas qu'on en a fini avec ton cas, maugréa Toshiro, sans dissimuler son mécontentement. Dans le pire des cas, lorsque tu seras emmené devant notre chef, ce sera la dernière fois qu'on te reverra en vie. T'as beaucoup de chance qu'il ne m'ait pas autorisé à t'achever sur le champ, sinon t'y serais passé avec tes hommes.
- Va te faire foutre ! le rabroua le perdant du combat, en lui lançant en vain, les mains secouées de tremblements, le poing américain qui avait fini sur le sol lors de sa chute.
Nonchalant, Toshiro ramassa l'arme qu'il avait esquivé, et ne prêta plus d'intérêt à la petite frappe recroquevillée à ses pieds.
- Vous en avez mis du temps pour nous retrouver ! clama Irina, pas le moins du monde perturbée par ce à quoi elle venait d'assister.
Sora refoula l'effarement qu'il sentit naître en lui.
- Désolé pour ça. Faut dire qu'on ne s'imaginait pas vous retrouver au-delà de Shinjuku, de base. Ces gars vous ont traînés jusqu'à Ikebukuro. Ça a pris plus de temps que prévu, mais on a réussi à vous retrouver grâce au tatouage de ce type.
Irina pencha la tête sur le côté, tandis que Sora se concentrait sur le tatouage de scorpion recouvrant l'avant-bras de son ravisseur.
- Oh ! Tu sais donc qui ils sont ? s'étonna Irina.
- Des gars qui ont eu un accrochage avec des nouveaux. Oyabun les a déjà remis à l'ordre avec une belle réprimande.
Rangeant son arme dans son étui, Toshiro vint à la rencontre de Sora. Posant un genou à terre devant lui, il lui offrit un sourire.
Une chair de poule s'empara des bras du jeune héritier. Les traces d'agressivité que Sora avait repérées durant le combat avec le chef du gang s'étaient vaporisées, ce qui rendait le personnage d'autant plus sinistre.
- Je suis heureux de vous retrouver en vie, Jeune maître. Pardonnez-nous de n'arriver que maintenant.
Sora laissa échapper un soupir de soulagement et secoua la tête ; il pouvait enfin relâcher la pression.
Dans la minute qui s'ensuivit, les liens autour des poignets et des jambes des deux ligotés s'échouèrent sur le sol. Irina se hâta de resserrer son kimono sur ses hanches et sa poitrine, que les gangsters avaient pris un malin plaisir à desserrer.
Les épaules et les bras groggys, Sora poussa un autre soupir de soulagement lorsqu'il fut enfin autorisé à les bouger, mais un sifflement de douleur lui échappa au moment où une de ses mains se porta machinalement sur son poignet le plus douloureux.
- Veuillez m'excuser. Je vous ai fait mal ?
Sora pencha la tête vers l'homme aux tatouages, toujours agenouillé devant lui. Ce dernier venait tout juste de ranger le couteau suisse qu'il avait utilisé pour couper les cordes qui lui maintenaient les mains.
Sora secoua brièvement le chef en guise de réponse.
- Non, ça va. Toshiro, c'est ça ? s'enquit-il doucement.
Le susnommé acquiesça.
- En effet, Jeune maître. Je suis Toshiro Asano, le garde du corps personnel de votre père. Nous nous sommes déjà croisés par le passé, lorsque j'accompagnais Oyabun dans ses déplacements.
Sora avait en effet le vague souvenir d'avoir une fois ou deux vu son père accompagné de plusieurs gardes du corps. Toshiro était donc le chef de ce groupe. Ce qui signifiait, entre autres, que son père avait envoyé ses meilleurs éléments pour le secourir.
S'il aurait pu ressentir un soupçon de contentement à cette idée, auparavant… A présent, il n'en était rien. Il était simplement satisfait qu'Irina et lui soient enfin sortis d'affaire.
L'adolescent s'était relevé sur ses jambes flageolantes en y jouant une partie de ses dernières ressources. Des étoiles dansant devant ses yeux, il remercia son sauveur, qui, de nouveau sur ses jambes, courba respectueusement le dos en réponse.
Sans en ajouter davantage, Sora esquissa un pas de recul. Il avait affreusement besoin d'espace et que plus personne ne le touche.
- Maman !
Un nouveau visage venait de franchir le chambranle de la porte de la cave. Le jeune homme, ne dépassant pas les vingt ans à tout casser, s'élança en courant dans l'escalier. Sora reconnut son visage.
- Hajime ! s'écria Irina, mitigée entre la surprise et l'incompréhension. Mais qu'est-ce que tu fais ici ?!
- Je suis venu te secourir, évidemment !
Sora vit le jeune homme, Hajime, courir au chevet de Irina et la prendre dans ses bras. Des larmes se formant au bord de ses yeux, Irina lui rendit l'étreinte, et tous deux échangèrent quelques mots chuchotés que Sora n'entendit pas.
Après tout, s'était dit l'adolescent, c'était leur moment à eux, il valait mieux que personne ne les dérange.
Par la suite, Sora avait à peine compris comment il avait fait pour sortir de la cave. Bizarrement, ses neurones avaient aussi décidé que cette partie serait coupée de sa mémoire, elle aussi. Il se souvenait uniquement qu'une fois dehors, la lumière pourtant orangée du néon du réverbère l'avait ébloui.
À force d'être resté dans un espace confiné et calfeutré, l'afflux de nouvelles odeurs, mêlées à celle du fer meublant chaque recoin de la maison, déclencha un énième haut-le-cœur.
À bout de forces, il manqua plus d'une fois de perdre l'appui de ses jambes en s'avançant sur le trottoir. Toshiro dû l'aider à se déplacer jusqu'à une voiture entièrement noire, à côté de laquelle des hommes couverts de tatouages l'avaient salué avec respect. Dans l'obscurité de la nuit, Sora distingua la silhouette longiligne de Irina être emmenée par son fils dans une seconde voiture, garée à quelques places en retrait. Deux des trois sous-fifres de Toshiro montèrent en voiture avec eux, l'un devant le volant, l'autre à ses côtés, pendant qu'Hajime aidait Irina à s'installer à l'arrière du véhicule.
Les paupières atrocement lourdes, avant de sombrer dans les limbes du sommeil, Sora fut malgré tout capable de demander à Toshiro, qui venait de lui ouvrir la portière de la voiture :
- Qu'est-ce qu'il va advenir du reste des membres du gang ? Ceux qui ne sont pas… Enfin…
Sora se racla la gorge, incapable de finir sa phrase. Le souvenir de l'homme affalé à plat ventre à ses pieds, figé telle une statue de marbre, était encore trop vivace dans son esprit pour qu'il puisse l'exprimer avec des mots.
- Vous souhaitez les épargner après ce qu'ils vous ont fait ? l'interrogea son vis-à-vis, ébahi par cette question qui n'avait même pas dû lui effleurer l'esprit.
Pinçant les lèvres, Sora secoua la tête. Non. Non, il ne souhaitait pas les épargner. Il était inutile de mentir, de se mentir à lui-même. Il leur en voulait pour ce qu'ils leur avaient fait subir, pour ce qu'ils avaient fait subir à Irina, en particulier.
Il prit le temps de s'installer sur le siège passager du véhicule.
Il ne savait pas pourquoi il avait posé cette question, surtout quand elle concernait des personnes s'étant acharnées sur lui pendant ce qui devait être des jours. Tout ce dont il était sûr, c'était que…
- Je ne sais pas quelle sentence vous leur réservez… Et je ne peux pas réfuter le fait que, pour l'instant, je me pense pas assez miséricordieux pour les pardonner. Irina et moi… On a pas mal été malmenés par ces hommes, après tout. Mais…
Sora soutint le regard de Toshiro. Le yakuza avait appuyé le coude sur la taule de la portière, se contentant de l'écouter sans se soucier des sirènes de police qui se rapprochaient.
- Je pense qu'il y a eu assez de morts comme ça ce soir.
Il avait vu assez de personnes perdre la vie comme ça, ce soir.
Sora n'aurait pu affirmer si Toshiro lui avait souri, ou s'il avait simplement renfloué son désaccord pour ne pas le vexer, avant de refermer la portière et grimper devant le volant.
Le ramenaient-ils à la maison secondaire ? Rentrait-il enfin à la maison ?
Probablement.
Sora s'en préoccuperait plus tard, cela dit.
Pour l'instant, il était beaucoup trop éreinté par les événements pour se soucier de ce qui pouvait bien lui arriver à son réveil. Son cerveau avait court-circuité, son corps était trop engourdi et affligé par les courbatures et douleurs accumulées pour espérer être réactif, et son esprit, sans doute celui qui avait été le plus touché par l'expérience, encore empoisonné par les images des morts desquelles il avait été témoin.
Ainsi, même s'il avait voulu combattre la fatigue lourde comme la pierre qui l'assenait, qui alourdissait ses épaules, ses paupières et pulsait douloureusement dans ses muscles, il ne pensait pas qu'il aurait tenu le coup bien longtemps.
Dans les instants qui suivirent, il s'enlisa, balloté par le ronronnement du moteur, dans une interminable nuit sans rêve, où il eut l'impression, par moments, de percevoir entre le voile de ses paupières, les flashs des jeux de lumières de la ville de Tokyo, et d'entendre le tintement lointain des sirènes de police.