Le départ d'Hajime de la chambre s'était soldé par un grand moment de solitude pour Sora. Allongé dans son futon, les bras en croix, il ne sut quoi faire pour s'occuper l'esprit.
Cet endroit lui semblait aussi familier que ce qu'il lui était étranger. La même ambiance que celle de la maison secondaire régnait en ces lieux…
À défaut que, dans cette maison, Sora ne se sentait pas chez lui.
Les souvenirs de ces derniers jours lui semblaient étonnamment lointains, diffus, comme si, au final, tout cela n'avait été qu'un cauchemar affreusement interminable dont il s'était enfin réveillé.
Heureusement pour lui, ses pensées n'avaient pas dérivé davantage. Une servante était venue lui apporter son premier repas du jour – Sora apprit, par la même occasion, qu'il avait dormi comme une masse jusqu'en fin de matinée. Telle était donc la raison pour laquelle son estomac criait famine.
La servante – dont il avait déjà oublié le prénom – après qu'un regard de pitié mal dissimulé fut coulé en direction de ses mains, avait proposé de lui changer ses bandages. La requête de s'occuper du cas de ses mains fut bien évidemment acceptée – Sora était reconnaissant envers Hajime de s'être occupé de lui, or… ressembler à un gars en moufles au printemps, c'était drôle cinq minutes, si ce n'était que niveau praticabilité, cela laissait à désirer.
Le fils illégitime du chef des yakuzas de Shinjuku avait, suite à cela, reçu l'ordre de se reposer le reste de la journée dans sa chambre.
Par esprit de contradiction, Sora n'avait tenu en place que dix minutes.
Ignorant la douleur qui irradiait de ses côtes, Sora appuya les omoplates contre la charnière en bois du pan de papier derrière lui. Son regard harponna celui mordoré foncé de l'autre occupante de la pièce, Irina, au chevet de qui il s'était présenté.
Assise dans son futon, dans une chambre identique à celle où Sora avait été soigné, Irina avait repris des couleurs depuis leur dernière discussion. Ses hématomes, à première vue moins nombreux que ceux de son visiteur du jour mais bien plus voyants que les siens, avaient pour la plupart émergés entièrement sur sa peau d'ivoire. Les cheveux qui d'antan n'étaient qu'un champ de bataille, avaient été soigneusement peignés ensuite noués en une queue basse sans l'ombre d'un épi revêche, et retombaient sur son épaule, par-dessus un kimono de nuit sobre et neuf.
Le bourgeon d'un sourire naquit sur les lèvres de la mère d'Hajime dès l'instant où leurs regards entrèrent en contact.
- Je suis contente de vous voir, Jeune maître.
Sora attendit d'être correctement installé contre son appui pour opiner mollement du chef.
- Moi aussi.
Il renfonça ensuite la tête dans les épaules quand le rictus joyeux qui étirait les lèvres d'Irina s'accentua, avant d'ajouter :
- Comment tu te sens ?
- Ça va mieux, merci de vous en inquiéter.
Sora se racla la gorge, ses iris ne pouvant se retenir de se porter sur l'endroit où le coup de pied du membre du gang s'était enfoncé dans le ventre d'Irina.
- Ton abdomen… Est-ce que… Est-ce qu'il te fait encore mal ?
Irina secoua lentement la tête, sa main se portant dans un geste mécanique sur l'endroit où le pied du chef de gang l'avait atteinte.
- Je ne ressens presque plus rien. J'ai bien été prise en charge. Je vais m'en remettre plus vite qu'il n'en faut pour le dire !
Sora sentit une pointe de culpabilité se loger sous l'armature de ses côtes.
Avait-ce toujours été aussi compliqué pour lui de se confondre en excuses ?
Il prit conscience à ce moment-là, lorsque cette question fit irruption dans sa boîte crânienne, que sa difficulté à s'intégrer à un groupe, et à la société en général, s'était probablement développé à un point trop critique pour qu'il puisse se souvenir avec exactitude de la dernière fois où il avait eu une conversation à cœur ouvert avec quelqu'un.
De toutes les situations auxquelles il avait eu affaires, celle-ci, celle où il devait répondre de ses actes auprès d'une personne qui avait remué ciel et terre pour le protéger pendant sa séquestration, et qui ne semblait pas lui tenir rigueur de tous les coups qu'elle avait pu recevoir, lui parut aussi insurmontable qu'une montagne aux sommets escarpés.
Sora aurait préféré se confronter à un regard froid et à des accusations fermes, plutôt qu'à ce sourire maternel qui décuplait la sensation que ses organes se contorsionnaient sous le remord dans son ventre.
Les mots rédigés à l'encre noir dans les livres étaient bien plus faciles à déchiffrer que les comportements humains, trop changeants, inconsistants ou dans l'excès pour qu'il parvienne à les comprendre.
Ce fut pour cette raison qu'au lieu d'un « je suis désolé » des plus concis, qui aurait à n'en pas douter eu plus d'impact, Sora ne fut capable de sortir qu'un piètre : « C'est repos obligatoire jusqu'au rétablissement complet. », dont il fut le premier exaspéré.
Sérieusement. Qu'on lui donne un mode d'emploi pour ce genre de choses.
- Vous dites cela, contra Irina, la mine faussement outrée, mais vous êtes venu jusque dans ma chambre alors qu'il vous est vous-même interdit de bouger. Je vous rappelle que vous êtes dans un plus mauvais état que moi, Jeune maître. Prenez soin de vous, s'il vous plait.
Pris en flagrant délit, cette fois l'adolescent se racla nerveusement la gorge.
Il en ignorait la raison, mais sous le regard pénétrant de Irina, qu'elle masquait par un sourire chaleureux, il ressentit le besoin de se justifier auprès d'elle. Il se surprit à marmonner une phrase qui ressemblait à s'y méprendre à : « J'avais du temps devant moi, et c'était à côté. ».
La proximité de leurs deux chambres n'était pas l'unique raison de sa venue, Sora avait eu vite fait de faire le tour de sa chambrée, où sa seule distraction se résumait à admirer le spectacle du cerisier en fleurs.
Incapable de demeurer en place, il était venu lui rendre visite. Il avait besoin de bouger, de faire quelque chose pour s'occuper l'esprit. Cette demeure, qui ressemblait pourtant tant à la sienne aux dimensions décuplées, lui était si étrangère, qu'inconsciemment, il ressentait la nécessité de se raccrocher à l'unique familiarité qui y subsistait ; Irina.
Par chance, la chambre où était soignée Irina se situait en face de la sienne, dans le fond d'un couloir curieusement désert malgré, Sora le savait, un nombre non négligeable de subordonnés officiant dans l'enceinte de la maison principale.
Dans le récit qu'il avait rapporté à Irina, Sora avait omis un détail, cependant. Il était préférable d'éviter de la contrarier.
Contrairement aux apparences, un tempérament belliqueux siégeait sous ce sourire chaleureux. Irina n'avait jamais craint de le réprimander quand elle l'estimait nécessaire, avait tenu tête à des gangsters, encaissé les coups sans broncher, et n'avait montré aucune émotion à la mort des membres du gang. Qui sait comment elle réagirait s'il lui avouait qu'il avait exploré le couloir en repérage avant de se présenter à sa porte. La servante lui dégoterait un nouveau serment made in Irina ; c'est-à-dire interminable et fichtrement accablant.
- Quoi qu'il en soit, reprit-il après quelques instants, s'éclaircissant la voix au passage, pas de folie, d'accord ?
- Si cela est un ordre du Jeune maître, consentit sa voisine de chambre, les yeux brillants d'une émotion que Sora ne put définir, je n'ai d'autres choix que de m'y plier, n'est-ce pas ?
Elle se reçut un bref acquiescement du chef en réponse.
L'utilisation du mot « ordre » avait pris Sora de court ; il n'avait jamais songé à ordonner quoi que ce soit à Irina, tout particulièrement car il ne s'estimait pas plus haut qu'elle dans la hiérarchie du clan, quand bien même le sang du chef coulait dans ses veines. Notamment parce qu'à ses yeux, au cours des dernières années, Irina avait à elle seule, hormis son grand-père, condensé en sa seule présence, le seul concept de famille que Sora avait pu connaître.
À l'avenir, dorénavant qu'il était finalement à l'intérieur de ces murs qu'il n'avait jamais vu que depuis l'extérieur, que depuis l'autre côté de la rue, il était préférable qu'il prenne l'habitude de la distance qui séparait son statut d'héritier et celui de servant d'Irina.
Un silence s'étira entre eux. L'adolescent vit la femme au grain de beauté sous l'œil jouer nerveusement avec ses doigts. Elle semblait vouloir lui avouer quelque chose, mais les mots refusaient de se frayer un chemin à travers ses lèvres, comme bloqués sur le bout de sa langue.
- Je suis là pour une autre raison, également, expliqua Sora, pour combler le vide. Hajime m'a dit que tu voulais me parler.
- Ah…
Irina releva la tête, qu'elle avait baissée vers ses jambes, ravala sa salive, puis, se mordant la lèvre, elle lui rendit un hochement du menton.
- À ce sujet… Oui, je voulais m'entretenir avec vous.
- Je t'écoute.
- Jeune maître, je…
Elle prit une profonde inspiration, comme si elle accumulait une dose de courage suffisante pour oser parler.
- Je vais démissionner de mon poste.
Le jeune homme cligna des yeux, pas certain d'avoir bien entendu.
Face à lui, baignée dans le contre-jour, Irina arborait une expression indéchiffrable, d'une neutralité forcée. Sora pouvait bien ne rien comprendre aux comportements humains, il ne lui fallut pas plus qu'une fraction de seconde pour comprendre celui-ci : Irina renfermait ses émotions, les empêchait de se dévoiler au grand jour.
- Que veux-tu dire ?
Irina… démissionnait ? Était-ce la réalité ? Sora… ne voulait pas que cela se produise.
Irina ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, à la recherche d'une manière de formuler ses phrases. Quand elle se lança enfin, Sora en demeura interdit.
- Vous allez vivre dans la maison principale à partir de maintenant. C'est ce que vous vouliez quand vous étiez enfant, n'est-ce pas ? Je suis heureuse pour vous, on vous regarde enfin tel que vous êtes ! Vous allez être constamment entouré, on prendra bien soin de vous ici. C'est pourquoi…
Elle serra les mains sur ses cuisses, pendant qu'un sourire amer se dessinait sur ses lèvres de la couleur d'une pèche.
- C'est pourquoi, Jeune maître… Vous n'aurez plus besoin de moi, à partir de maintenant.
Les sourcils de Sora se froncèrent sous l'incompréhension, un goût de bile lui remontait dans la bouche.
- Est-ce que c'est ton choix ? s'entendit-il lui demander, d'une voix gonflée d'appréhension.
- Non.
La servante secoua vivement la tête.
- Ce n'est pas de mon propre chef. J'aime être à vos côtés, Jeune maître. Mais… Votre sécurité est la chose la plus importante, et moi… Yoshi et moi n'avons pas pu vous protéger comme il se devait.
Elle haussa les épaules, cette fois, de toute évidence résignée à accepter sa sentence.
- Alors, je comprends leur décision.
Une des mains bandées de Sora se mit à trifouiller ses cheveux. Il n'avait pu s'empêcher de relever qu'elle avait employé « leur décision » au lieu de « sa décision », prouvant par ce lapsus involontaire que son licenciement ne relevait pas d'une, pas de l'oyabun seul, mais de plusieurs personnes.
- Irina… Tu as envie de continuer à vivre de cette manière ?
Devant l'expression interloquée que lui renvoya la brune, Sora se retint de grogner, se grattant toujours nerveusement la tête avec ses mains aux plaies lancinantes. Il n'était vraiment pas doué pour ce genre de conversation.
- Ce que je veux dire c'est que… Si cette demande venait de toi, je ne t'aurais pas retenue. Tu es libre de faire ce que tu veux, après tout. On a vécu tous les deux une situation traumatisante, ce serait compréhensible que tu veuilles quitter cet endroit et tout ce qu'il implique. Et que… tu ne veuilles plus rien avoir affaire avec moi.
D'un revers de main vague, Sora désigna la chambre.
- Mais… tu ne veux pas démissionner, pas vrai ?
Il avait appuyé son regard sur la brune, qui n'avait pu qu'affaisser les épaules. Elle évita tout contact visuel avec lui, se concentrant sur ses doigts occupés à s'entremêler entre eux.
- Mes envies ne sont que secondaires, essaya-t-elle de plaider, la mine de plus en plus sombre. Elles n'ont pas à intervenir dans le contexte de votre protection. Vous êtes le fils aîné d'une famille de yakuzas, Jeune maître. Votre sécurité passe avant tout, et surtout bien avant les envies d'une simple servante sans intérêt.
Cette fois, Sora rejeta la tête en arrière. Il se perdit dans un profond soupir agacé.
'Ah. Vraiment. Quel monde pourri.'
Il venait à peine d'y atterrir que, déjà, Sora détestait cet autre côté de la porte de bois ; ce lieu si carré, les codes qui le rythmaient et la hiérarchie qui s'y dépeignait. Les yakuzas avaient beau – pour certains – suivre la voie chevaleresque, il n'adhérait vraiment pas à ce pan du système si rigide qui se tapissait en fond.
Sora souhaitait qu'Irina puisse être libre de prendre ses décisions.
Fixant le plafond qui le surplombait de plusieurs têtes, il voulut soudain retourner dormir. Le sommeil portait conseil, disait-on. Or, le nouveau Sora Ryūno qu'il était, celui qui avait décidé de ne plus se laisser faire, n'avait nul besoin de conseil, retourner dans les doux bras de Morphée n'arrangerait en rien ses problèmes. Il avait pris sa décision : il ferait basculer la balance. Il balancerait un violant coup de pied dans cette fichue toile d'araignée.
Il agirait au grand jour, penser aux conséquences pourrait encore se faire par la suite. Pour l'instant…
Pour l'instant il montrerait que lui aussi possédait des crocs affutés.
- Si tu n'es qu'une simple servante, s'entendit-il dire, la voix traînante, les yeux toujours plantés sur ce plafond où il ne vit pas l'ombre d'une aspérité, alors moi je ne suis qu'un simple gamin sans influence qui, pour parler simplement, ne connait rien de cet endroit.
Il daigna enfin reporter son attention sur la figure de la servante.
- Irina, depuis combien de temps tu es là ?
- Depuis votre arrivée. Cela va faire dix-huit ans bientôt, expliqua la brune, sans réellement saisir les tenants et aboutissants de cette question. Je n'ai pas toujours été votre servante attitrée, cela dit. D'autres s'en sont chargées avant moi, mais je, comme vous avez pu le constater, Jeune maître, je suis la seule qui soit restée.
Sora se retint in extrémiste de pestiférer. Vouloir mettre à la porte une servante aussi dévouée alors qu'elle avait été la première victime de l'incident était puéril. Tous les moyens étaient bons pour ne pas perdre la face et ne pas assumer ses propres erreurs, quitte à les rejeter sur quelqu'un d'autre.
- Je vivais depuis autant de temps dans la maison secondaire, je ne vois donc pas pourquoi je devrais brusquement être accueilli à la maison principale.
- Eh bien… Parce que vous êtes un héritier, Jeune maître. Il est normal de vous préserver en lieu sûr.
- Pourquoi ne l'a-t-on pas fait avant, dans ce cas ? Pourquoi a-t-on tout fait pour m'effacer du tableau ? Pour que la situation actuelle, avec les branches vassales mécontentes, ne se produise pas ?
Irina se figea, les yeux écarquillés, avant de se ratatiner dans le silence.
- J'ai eu vent de la situation dans laquelle je me trouve, Irina. Tu n'as pas à essayer de me la cacher.
- Qui est-ce qui… vous l'a dit… ?
Sora détourna le regard.
- Peu importe qui m'a prévenu, je reste convaincu que cette personne a fait le bon choix. Il fallait que je le sache, de toute manière.
- Mais… Jeune maître, vous seriez enfin traité correctement au sein du clan… Dans quelques mois, vous aurez dix-huit ans. Vous serez enfin en âge d'entrer dans le processus de succession, on vous regardera finalement comme celui que vous êtes véritablement.
Sora se renfrogna.
- Je voulais juste qu'on me laisse vivre ma vie tranquillement. Mais même là, l'herbe m'a été fauchée sous le pied.
Ouais. Durant des années, Sora avait eu envie qu'on lui fiche la paix. Blessé, enfant, par le fait que son père ne vienne pas lui rendre visite, par le fait de ne jamais avoir été invité à la maison principale hormis le soir où cet assassin s'était faufilé dans les quartiers du clan, Sora avait préféré s'exiler, n'ayant d'autre choix que de murir pour espérer être apte à encaisser.
Pourtant, aujourd'hui il n'avait plus envie de se cacher. Le fait que sa propre servante, si fidèle au poste, qui s'était démenée plus que n'importe qui pour le protéger au cours de sa séquestration, soit ainsi damnée pour des actes dont elle n'était pas responsable, le révoltait. S'il ne tentait rien pour l'aider, il en garderait une saveur amère sur la langue.
Sora se redressa clopin-clopant sur ses jambes, devant une Irina interloquée, et se traîna jusqu'à la porte ouverte.
- Jeune maître ?! Où allez-vous ?
- Régler le problème à ma manière, répondit le jeune homme, par-dessus son épaule. Je vais prouver à mon père que j'existe.
Ouais, Sora en avait assez de s'effacer. Il allait prouver au monde entier qu'il n'était pas qu'un pion dont on pouvait aussi facilement se débarrasser.
Il adressa un dernier regard à Irina avant d'ajouter :
- Irina, je ne suis plus cet enfant fuyard que tu dois protéger. Je crois qu'il est temps pour moi de leur montrer que je suis moi aussi un Ryūno.
Il fut pris d'un sursaut quand deux hommes firent leur apparition de l'autre côté du pan de la porte.
Hajime et Toshiro.
Le premier le dévisageait avec des yeux écarquillés, la bouche entrouverte ; sa manie à montrer le moindre de ses états d'âme accentuait d'emblée l'aura d'honnêteté qui enrobait le personnage. L'autre, moins expressif, se tenait à ses côtés, surplombant Hajime d'une demi-tête, et arborait un visage plus sombre que ce dont Sora se souvenait de lui.
- Jeune maître, s'inclina respectueusement Toshiro, après avoir repris un semblant de contenance. Je me réjouis de vous voir sur pieds.
Sora lui rendit un signe de tête en guise de bonjour. L'adolescent ne prit pas la peine de le remercier de sa sollicitude. S'il ne se décidait pas à agir maintenant, quand il avait accumulé suffisamment de courage pour le faire, il n'aurait peut-être plus jamais la témérité de le faire.
Le plus jeune du groupe ne passa pas par quatre chemins et préféra foncer dans le tas.
- Toshiro. J'aimerais m'entretenir avec mon père.
Le garde du corps cessa sa révérence, l'inquiétude s'étalait à présent sur sa figure.
- Je suis persuadé qu'Oyabun sera heureux de pouvoir discuter avec vous, commença-t-il.
- « Mais » ?, demanda Sora, pressentant qu'il n'était pas forcément enclin à l'emmener à la rencontre de son père.
- Mais étant donné votre état, je pense qu'il est préférable que vous repreniez des forces jusqu'à demain. Oyabun m'a spécialement demandé de veiller à votre sécurité et à ce que vous ne manquiez de rien. C'est pourquoi, Jeune maître…
Cela n'en finissait plus. Campé sur ses jambes flageolantes, les côtes en feu, Sora perdit définitivement patience. Il coupa court aux arguments dénués de consistance que lui déballait Toshiro. D'un ton bien plus ferme et en détachant chaque syllabe de ses mots, il répéta :
- Toshiro. Je souhaite m'entretenir avec mon père. Montre-moi le chemin.
Le yakuza soutint de ses yeux de faucon le regard coriace du plus jeune, puis s'aplatit quand il réalisa qu'aucun de ses arguments n'aurait pu faire changer d'avis l'adolescent.
- … Très bien. Veuillez me suivre.
Sora emboita le pas du garde du corps aux épaules tendues.
En chemin, il échangea un coup d'œil rapide avec Hajime, avec qui il avait entretenu une conversation environ une heure plus tôt.
N'ayant plus bougé depuis leur premier échange de regards, le brun laissait transparaître un étonnement pantois, et suivit des yeux l'ascension boitillante du couloir du noiraud, jusqu'à ce qu'il se volatilise dans une embouchure sur sa droite, précédé d'un Toshiro contrit.
À cet instant, Sora n'en sut rien, mais en rentrant dans la chambre de sa mère, Hajime se fit la réflexion silencieuse que le Sora qui d'antan fuyait tout contact avec le monde extérieur, avait bien changé depuis son retour au bercail. Lui qui l'avait maintes fois comparé à un jeune faon que l'on avait injustement privé de liberté, à un animal chétif à qui l'on avait noué des chaînes, il dut revoir son jugement.
Peut-être, par un hasard des plus saugrenu, n'était-il pas inenvisageable qu'il se soit trompé sur son compte. Ce jeune maître qui se déplaçait sans détourner les yeux, ce jeune maître qui venait de se montrer dominant avec un membre du clan respecté par ses pairs, n'était peut-être finalement pas un animal inoffensif, mais bien un tigre féroce, un prédateur qui n'attendait que le moment opportun pour sortir les crocs.
Effectivement, Sora ne se doutait pas un seul instant des pensées qui fusaient dans l'esprit du fils Tadashi. Un sourire carnassier déformant ses lèvres, il était trop occupé à passer en revue les manières les plus intéressantes d'aller mettre le bordel.
Sora Ryūno, l'héritier illégitime du clan Ryūno, s'était promis de renverser le plateau d'échiquier en sa faveur.