« ... Dans l'actualité du jour, c'est du récent fait divers tragique qui a secoué l'arrondissement d'Arakawa et ses alentours dont il sera question. »
Le regard fixé sur l'écran de son ordinateur, l'enquêteur Isao Watanabe chercha à tâtons son gobelet de café noir posé sur son bureau. Malgré qu'il soit actuellement supposé être en pause du midi, il avait, sans grande surprise, délaissé la compagnie de ses collègues et s'était enfermé dans son bureau pour écouter les nouvelles du jour dans une transmission en direct.
Chaque personne le connaissant ne serait-ce qu'un peu savait qu'il occupait son temps libre à emmagasiner les actualités du jour. Cela faisait partie de son travail, disait-il, à chaque fois que quelqu'un se risquait à lui poser la question.
« C'est une actualité qui a fait la une des journaux de l'archipel ; le corps sans vie et non identifié d'un homme a été repêché des eaux du fleuve Ara dans la matinée du vingt-sept mars. Connu pour les nombreux drames s'y étant produits, le fleuve Ara revêt aujourd'hui une sinistre réputation auprès des habitants. », poursuivait la journaliste, de sa voix monocorde, pendant que Watanabe avait, faute d'oubli de sa part, laissé refroidir ses nouilles instantanées et tentait d'oublier le goût délavé du café du distributeur.
« Comme pour nous rappeler cette triste notoriété, c'est une fois de plus que le drame l'a emporté sur la tranquillité des lieux. À ce jour, le mystère reste entier sur l'identité de la victime. »
- Évidemment qu'on s'abstiendrait de le dire, se moqua Isao, qui regrettait de ne pas pouvoir le dire au visage de la journaliste.
« L'enquête quant aux circonstances du drame se poursuit toujours, supervisée par la police criminelle de Tokyo. Concernant les deux témoins, ceux-ci sont demeurés anonymes par mesure de préservation des victimes et ont été pris en charge par la cellule psychologique d'un hôpital des environs. »
Tapotant son cigare qu'il tenait de l'autre main contre le rebord de son cendrier, l'enquêteur aux cernes protubérantes prit davantage appui contre son siège de bureau, qui émit un craquement audible sous son poids.
L'information quant à l'identité de la victime n'avait toujours pas fuitée, grand bien lui en fasse. Isao n'avait pas fait toutes ces recherches secrètes dans le fichier des personnes disparues pour que des journalistes viennent foutre en l'air son travail. À ce jour, il n'attendait plus que le rapport du département médicolégal pour se débarrasser de ce dossier.
Un corps parlait même quand il était mort, il suffisait d'avoir un peu de jugeote pour écouter ce que l'analyse du corps révélait.
« Si nous savons que l'enquête n'en est qu'à ses débuts, en parallèle, c'est toutefois un sentiment d'appréhension qui s'empare de jour en jour des esprits des habitants du voisinage. Les riverains, qui se remémorent les différents incidents qui ont pu se dérouler dans la région, craignent pour leur sécurité et celle de leurs proches. ».
Au loin, trois tapotements résonnèrent, mais Watanabe, étant bien trop absorbé par les informations que son cerveau absorbait au compte-goutte, les ignora purement et simplement.
« Certains d'entre eux ont accepté de répondre à nos envoyés spéciaux, et les explications plausibles qu'ils fournissent semblent converger pour la plupart vers un seul point : la récente flambée des délits mineurs dans les quartiers les moins prisés des arrondissements de Tokyo. Coïncidence ou règlement de comptes, les avis vont bon train. »
Les trois tapotements s'accentuèrent, frôlant l'insistance, cependant l'inspecteur ne daigna pas relever les yeux de son écran.
« Suite à l'appel à la prudence de la police d'Arakawa à ses civils, ce matin, un communiqué du département de la police criminelle de Tokyo nous est parvenu ; dans celui-ci, le chef du département rassure la population. Il affirme, je cite, vouloir éviter les mouvements de foule en mettant tout en œuvre pour percer le fond du mystère et protéger les habitants. »
Click.
L'écran d'ordinateur, qui affichait encore le visage de la journaliste, se changea soudain en l'écran d'accueil, représenté par un simple paysage quelconque.
Isao haussa un sourcil avant de couler un regard las vers la droite, à l'endroit où se trouvait normalement sa souris d'ordinateur ; l'endroit où mystérieusement, à présent, se tenait une main aux ongles parfaitement limés.
Dans la pièce ne s'entendaient dorénavant plus que les échos des lointaines discussions des membres du département, étouffées par la barrière des murs. De surcroît, comme si le fait d'être dérangé pendant sa pause du midi ne suffisait pas à le rendre de mauvaise humeur, une intruse s'était visiblement immiscée dans ses quartiers sans avoir pris la peine de lui demander son autorisation.
Sans s'embêter à la saluer, ni encore moins à lui témoigner un quelconque autre signe de bienvenue, Watanabe remonta les yeux le long du bras sur sa droite, en direction de la personne qui se tenait debout à côté de son bureau ; la même personne qui, il en déduisait, venait de couper sa page internet.
Le toisant toujours du haut de ses cent septante-trois centimètres, Hiromi Shima, une des femmes les plus grandes du département, croisa les bras contre sa poitrine en arborant un air de défi. Vêtue de son uniforme tiré à quatre épingles et de son habituelle queue de cheval, la jeune femme n'émit aucun son, pourtant Watanabe était certain qu'en ce moment, elle le jugeait intérieurement.
L'enquêteur s'abstint de jurer dans ses dents.
C'était sa première et sans doute seule pause de la journée, et voilà qu'on venait lui casser les pieds. Parmi le monticule de personnes qu'il évitait, il avait fallu que ce soit cette gamine qui vienne s'incruster dans son quotidien si bien rangé.
L'enquêteur ne chercha pas à masquer son mécontentement.
Sa squatteuse, Hiromi Shima, faisait partie de ces nouvelles recrues s'étant démarquées lors des épreuves de sélection.
Depuis l'entrée en fonction de leur chef de département, celui-ci avait eu pour projet colossal de réformer l'organisation du département d'enquêtes criminelles, afin de garantir une efficacité optimale de ses membres lors des interventions. Autant expliquer d'avance que le chemin pour en arriver là avait été hasardeux, puisque les puritains de l'ancien système s'étaient opposés aux idées novatrices de leur nouveau chef ; qu'ils estimaient trop bancales ou inconsistantes pour être instaurées sur le tas dans un système qui, d'après leurs dires, avait fait les preuves de son efficacité.
Sincèrement, sur le fond, Isao n'avait pas pu leur donner tords ; approuver des réformes aussi facilement sans les avoir testées au préalable pouvait mettre en danger le rondement des employés et affaiblir sur le long terme la confiance qu'ils portaient envers leur hiérarchie.
À la différence des autres membres, Isao connaissait le fonctionnement et l'approche murement réfléchie de son chef. En homme minutieux et calculateur, le chef du département ne foncerait pas tête baissée dans un projet qu'il n'avait pas étudié à la ligne et au défaut près. Ce fut pour cette raison qu'à la grande stupeur générale, Isao avait voté pour l'intégration de ce projet de réforme intégrale.
L'enthousiasme n'avait pas été partagé par une partie de ses autres collègues. Compte tenu de la réticence de certains, un compromis avait été trouvé pour éviter toute vague de soulèvement. Les réformes seraient étudiées sous forme de tests pour une durée de six mois chacune, et seraient approuvées ou reléguées au rang de simple idées en fonction de leur efficacité sur le terrain.
Ce début d'année marquait ainsi la mise en vigueur d'une de ces nouvelles réformes. Plus spécialement, celle-ci visait à former des policiers de tout horizon et présentant des compétences diverses, dans l'optique de créer une future brigade autonome capable de soutenir les enquêteurs sur les plans logistique et organisationnel.
Cette brigade, à qui l'on avait donné le nom de « Bridge », formée pour convenir à chaque enquêteur, ferait office de pont entre les différents départements. L'idée générale de son utilisation serait de relayer correctement les informations et les ordres reçus par les enquêteurs aux forces de police, dans l'optique de garantir un dépêchement optimal et exemplaire de celles-ci.
Pour cela, des qualités comme le leadership, la connaissance des dernières technologies, la résistance au stress physique et psychologique, ainsi qu'une bonne condition physique étaient requis.
Sur le papier, l'idée avait de quoi susciter l'intérêt. Officiellement, dans le but de demeurer dans les limites de l'éthique et du correctement acceptable, le chef avait décidé de nommer cela une brigade. Officieusement, du point de vue d'Isao, le rôle de cette brigade revêtait davantage des airs de larbins.
Trouver un serviteur qui vous mâcherait le travail en intervention avait de quoi tenter des enquêteurs chevronnés mais croulant sous les piles de dossiers à traiter.
Jusqu'à lors, ses collègues n'avaient pas l'air déçus de cette approche. Quant à lui…
Sa bouche se tordit en une grimace mécontente.
Pour son cerveau analytique et sa personnalité solitaire, avoir un petit chien qui le suivait dans son ombre, avide d'attention et de reconnaissance… avait de quoi l'emmerder au plus haut point.
Isao se demandait ce qui avait poussé ses supérieurs à le nommer parmi les formateurs ; un ordre qu'il aurait répondu ne pas avoir franchement envie de mener à bien si on avait pris la peine de lui demander son avis – évidemment, espérer qu'on le fasse était trop demandé. D'autres enquêteurs étaient davantage qualifiés et montraient une approche plus pédagogue que lui.
S'accordant une bouffée de cigare et la crachant vers le haut, à seulement quelques centimètres du visage de son invitée non désirée, l'enquêteur sortit de ses pensées et demanda avec une certaine apathie dans la voix :
- Shima, ne connaissez-vous pas les mots « frapper avant d'entrer » ?
La nouvelle venue balaya d'un revers de main la fumée de cigare qui lui piquait les yeux.
- Pour votre information, Monsieur, je n'ai eu de cesse de frapper durant une bonne minute, mais puisque vous ne paraissiez pas désireux de me répondre, je n'ai eu d'autre choix que de réagir en imposant ma présence.
Isao renifla, un rictus amusé se formant sur un coin de ses lèvres. Il devait bien lui octroyer le mérite d'avoir du répondant. Peu de personnes osaient encore lui rétorquer de la sorte.
- Et que me vaut ta présence ?
La jeune femme à la queue de cheval et à la frange parfaitement taillée éluda le ton peu accueillant de son supérieur et lui tendit le dossier qu'elle tenait dans une main.
- Le département médicolégal nous a contacté, Monsieur. Les résultats de l'autopsie du corps de l'inconnu d'Arakawa viennent de nous parvenir. Le chef du département m'a demandé de vous les transmettre afin que vous puissiez les examiner.
Les yeux cernés et brillants d'ingéniosité de l'enquêteur balayèrent une à une les feuilles du dossier.
Un rapport d'autopsie comme il en avait tant vus au cours de ses nombreuses années de service : hormis les noms et prénoms de la victime demeurés incomplets, le dossier recensait l'estimation de l'âge, un tas d'autres informations personnelles qu'il jugea inutiles de retenir et le détail de la cause de la mort.
Isao apprit de ce fait que l'homme avoisinait grand maximum la fin de vingtaine – entre vingt-cinq et trente ans, spécifiait le rapport. Le détail de la cause de la mort, pour sa part, ne lui apprenait franchement rien de plus que le fait que leur macchabé inconnu était mort par balle et qu'il ne présentait aucune trace de défense.
Un rapport qui aurait pu paraître somme toute banal, pour ne pas dire ennuyeux pour un cerveau aussi bouillonnant que le sien, si un détail ne s'était pas démarqué du lot par la suite.
L'analyse toxicologique révélait des résidus de drogues et d'alcool dans le sang ; un cocktail redoutable qui avait dû être ingéré par intraveineuses si l'on s'en référait aux marques de piqûres d'aiguilles relevées sur l'intérieur des avant-bras.
La dernière partie du rapport énumérait les spécificités du cadavre relevées pendant son inspection, et qui pouvaient s'avérer primordiales pour son identification. Ses iris foncées parcoururent la dernière ligne.
« Présence d'un tatouage sur le mollet droit. (Voir photographies annexes pour plus amples informations) »
Il ne lui fallut que quelques secondes pour trouver la photo du tatouage en question, placées à la toute fin du dossier.
Un rictus triomphant se croqua sur son visage.
- Où allez-vous ? s'étonna Hiromi, quand elle vit soudain son supérieur bondir tel un ressort de sa chaise et récupérer son manteau abandonné dans un coin de la pièce.
- Me débarrasser de ce qui ne me regarde pas, répondit son mentor en la contournant, le dossier sous le bras.
- Pardon ?!
- J'ai déjà trop de choses à faire, ronchonna Isao. Une affaire de moins me fera gagner des heures de sommeil dont j'ai cruellement besoin.
La jeune recrue demeura pantoise, mais plus que de lui fournir une explication supplémentaire quand elle se décida enfin à se précipiter à ses côtés, Isao accéléra le pas. Pas question qu'elle lui colle aux basques.
- Où allez-vous ? l'interrogea la jeune femme.
- Faire un crochet quelque part. Tu n'es pas obligée de me suivre, je t'autorise à retourner dans les locaux principaux sans moi.
- Je vous prie de m'excuser, Monsieur, mais il est hors de question que je retourne au département sans vous. On m'a demandé de vous ramener de votre pause.
- Ces jeunots pourront très bien se débrouiller sans moi le temps d'une demi-heure, contra-t-il d'un mouvement désinvolte de la main. Et s'ils n'y parviennent pas, c'est que le département a du mouron à se faire. Toi, si tu n'as pas encore compris le message, tu me lâches la grappe.
Il avait vu juste sur toute la ligne, comme prévu. Pour couronner le tout, un moyen de refiler la patate chaude à quelqu'un d'autre venait de lui être offert sur un plateau d'argent. Il n'allait pas refuser une telle opportunité.
C'est pourquoi, sans se soucier de l'inquiétude de sa subordonnée dépitée, il prit la direction du département de lutte contre le crime organisé.
~ x.X.x ~
Les lumières des boutons de l'ascenseur s'allumaient à mesure que les étages se succédaient. Le silence commençait à devenir étouffant.
Hiromi jeta un coup d'œil vers l'homme ronchon qu'elle avait suivi en dépit de ses nombreux avertissements ; ce supérieur qui, l'avait-elle constaté dès les premiers mots qu'ils s'étaient échangés, ne semblait pas décidé à remplir son rôle de formateur.
De surcroît aux cafés qu'il descendait souvent d'une traite, aux cigares qu'il s'enfilait aux moments les moins opportuns de la journée et aux insomnies qui le poussaient à demeurer éveillé parfois des nuits entières sur le canapé de son bureau, l'enquêteur Watanabe était d'un naturel asocial et fichtrement condescendant.
Il ne parlait que quand il l'estimait nécessaire, ignorait les avis des gens quand ceux-ci ne résonnaient pas avec le sien et ne démontrait jamais ne serait-ce qu'un soupçon d'empathie pour autrui.
Dans ses plus mauvais jours, il brisait d'une voix robotique la logique de son interlocuteur. Dans ses meilleurs, il écoutait le raisonnement de son vis-à-vis, tirait une taffe sur son cigare et renvoyait la fumée âcre à la figure de ce dernier en expliquant toutes les failles qu'il pouvait y déceler.
Dans les deux cas, l'homme ne démontrait qu'un intérêt minime, voire inexistant, pour autrui.
Néanmoins… En dépit de tous les défauts qu'elle lui décelait, Hiromi ne pouvait le détester. Parce qu'il y avait une chose dont elle était certaine après l'avoir observé minutieusement pendant le peu de temps qu'elle l'avait côtoyé ; Isao Watanabe était l'incarnation de l'efficacité. Il était doué dans son travail et ne perdait jamais de vue les objectifs qu'il s'était fixé.
Ces deux raisons lui avaient permis d'acquérir les grâces des hauts gradés du département d'enquête, qui le laissaient à certaines occasions travailler en solo sur des enquêtes qu'il déclarait pouvoir résoudre par ses propres moyens.
- Crache le morceau.
Hiromi sursauta.
- Je vous demande pardon ? s'enquit-elle prudemment.
- Je m'attendais à devoir mettre un terme à d'éventuelles questions de ta part, expliqua l'enquêteur, mais tu es bien silencieuse, Shima. Dois-je en conclure que tu comptes me suivre comme une ombre sans mot dire car tu as déjà tout compris de mes actions ? Je te croyais plus longue à la détente.
Rêvait-elle ou son mentor avait-il, aujourd'hui, par le plus grand des hasards, décidé d'être loquace ?
Hiromi se racla la gorge.
- Je compte en effet vous suivre, Monsieur, mais c'est avant tout dans le but de remplir la tâche qui m'a été confiée. De plus, n'est-ce pas vous qui m'avez plus d'une fois dit d'analyser les choses avant de tirer des conclusions hâtives ? Je mets donc en pratique ce conseil.
- C'est pour ça que je t'ai dit de cracher le morceau, réitéra Watanabe, sur le ton de l'agacement. Pose ta question, qu'on en finisse et que je puisse enfin déguster mon cigare sans avoir à sentir ton regard creuser deux trous dans ma nuque.
Hiromi fronça le nez. Elle ne s'était pas rendue compte qu'elle avait observé son mentor si longuement.
- Qu'est-ce qui vous pousse à penser que cette affaire n'est pas du ressort du département d'enquête criminelle ? osa-t-elle enfin le questionner, après une profonde inspiration.
La jeune policière savait qu'elle devait profiter de l'occasion pendant qu'elle lui était offerte, parce qu'une opportunité pareille ne se représenterait peut-être plus à elle à l'avenir.
Watanabe haussa mollement des épaules.
- Parce que c'est ce que les preuves et le contexte me disent depuis le début, c'est aussi simple que ça. Tu dois analyser tout ce que la scène de crime te dit, la bleue, car elle te parle, la scène de crime.
- … D'accord, opina la jeune femme. Alors que vous dit cette scène de crime, enquêteur ?
- Ce gars s'est fait abattre sans avoir le temps de se défendre ; ce premier détail implique que ce gars n'a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait car l'attaque a été très brève. C'était une exécution. Le deuxième détail qui vient appuyer mes propos, c'est le fait que ce gars était un toxico. Et tu sais où la drogue est vendue ? Exact, dans le monde de la nuit. D'autres choses entrent en compte, mais tu n'as qu'à lire le dossier si tu espères progresser.
Isai fit un geste du revers de la main, afin de chasser d'éventuelles questions sur ce sujet.
- Quoi qu'il en soit, cet amas de détails me porte à croire c'est un membre de la pègre qui a fait le coup. Ce gars s'est fait descendre dans ce que j'estime être un règlement de comptes, ce ne serait donc plus à moi de m'en charger, puisque ce genre d'affaire est réglé par le département de lutte contre le crime organisé. Satisfaite ?
- On aurait donc affaire à une guerre de gangs ? s'étonna Hiromi, qui avait malgré tout réussi à comprendre le raisonnement de son supérieur.
- C'est une possibilité, effectivement, convint le plus âgé, en fixant les derniers étages qui s'allumaient tour à tour. Un deal qui aurait mal tourné, une somme d'argent non payée, une rancune ne s'étant pas tarie ; les coups classiques.
Hiromi n'avait pas manqué de noter que son mentor venait de mentionner que c'était une possibilité, pas la seule. Cependant, elle n'eut pas l'occasion de l'interroger davantage, car les portes de l'ascenseur s'ouvrirent l'instant suivant, et son mentor lui coupa la route pour sortir.
Ils débouchèrent sur le couloir menant au département de lutte contre le crime organisé. Une double porte de verre se dressait au bout du couloir, par-dessus laquelle un écriteau en fer annonçait le nom du département. Hiromi observa son supérieur, pendant que celui-ci avançait d'un pas nonchalant au travers des différents bureaux silencieux du département.
Ils dépassèrent plusieurs personnes qui, le nez plongé dans leurs dossiers ou devant l'écran de leur ordinateur, ne leur accordèrent pas la moindre attention, et arrivèrent bientôt devant le bureau d'un homme avoisinant l'âge de l'enquêteur. Celui-ci releva le nez de ses dossiers quand il vit du coin de l'œil leur deux ombres s'échouer sur son bureau.
- Oh, Watanabe !
Cet homme était vêtu d'un costume noir parfaitement repassé, avait de courts cheveux peignés sur le côté et l'air avenant qu'il décocha à Watanabe fit tiquer ce dernier.
- Je te ramène une affaire qui s'est perdue sur mon bureau.
Le membre du département de lutte contre le crime organisé fixa quelques instants le dossier qui venait d'atterrir sur la table – rectification : le dossier que Watanabe venait de lui lancer.
- Mon vieil ami, fit l'homme au costume, l'expression faussement peinée, ne peux-tu pas me saluer avant de me refiler impunément du travail ?
- Pas la peine, le coupa l'enquêteur. Te parler me pompe déjà trop d'énergie.
L'homme que Hiromi voyait pour la première fois soupira avec exagération et se contenta d'un haussement d'épaules résigné.
- Tu pourrais au moins faire les présentations. Tu ne donnes pas le bon exemple à la future génération, là.
- Yasuhisa, bougonna Watanabe, tandis que Hiromi apprenait le nom de l'homme qui étrangement s'amusait de l'agacement de son mentor. Voici ma squatteuse Shima. Et Shima, voici l'emmerdeur de Yasuhisa. Content, maintenant ?
- Tu es si peu avenant, se plaignit le dénommé Yasuhisa, et si vulgaire de surcroît. Mademoiselle Shima, fit le nouvellement nommé Yasuhisa, en se tournant vers la jeune femme, c'est un plaisir de faire votre connaissance. N'écoutez surtout pas cet aigri, il ne veut juste pas admettre que je suis son meilleur et pratiquement son seul ami.
Sans qu'Hiromi ne puisse lui rendre ses salutations, son mentor intervint d'un ton courroucé :
- Quand est-ce que tu as décidé de ça, exactement ?
- Quand j'ai compris que si je n'étais pas là pour t'apporter ton habituel café du matin, tu finirais sous la forme d'une flaque amorphe sur le sol tant tu es incapable de prendre soin de ta santé. C'est-à-dire depuis le premier jour qu'on se connait.
- Ouais c'est ça, fit Isao. Maintenant que les présentations sont faites, je retourne m'occuper du boulot qui m'attend.
- Watanabe ! le retint soudain le brunâtre au costume.
- Qu'est-ce que tu veux, encore ? Je n'ai pas le temps de parler avec toi, j'ai déjà bien assez de choses à faire.
- La cheffe a demandé à te voir.
Un des sourcils d'Isao tressauta.
- Que s'est-il passé ? fit-il avec prudence, pressentant que ce qui allait suivre ne lui plairait pas.
- Toujours aussi perspicace, hein ?
Yasuhisa se saisit d'un dossier sur son bureau et lui présenta.
- Tu ferais bien de lire ça.
Un dossier pour le moins épais apparut sous le nez d'Isao. L'enquêteur fronça les sourcils, ne daignant pas le prendre en mains.
- C'est quoi l'embrouille, cette fois-ci ? s'agaça-t-il. Je te donne un dossier et tu m'en rends un autre ? Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne, Yasuhisa. L'échange équivalent n'existe pas dans le métier.
- Je ne te le refile pas, je bosse dessus en ce moment. Je te demande simplement d'y jeter un coup d'œil, ok ? Lis-le, s'il te plait. C'est important. C'est en rapport avec l'incident d'Ikebukuro.
Cette fois, un des sourcils froncés de l'enquêteur tressauta nerveusement. Hiromi vit la mine de son formateur s'assombrir, comme si brusquement le soleil s'en était allé pour être remplacé par l'ombre formée par des nuages d'orage.
Ce changement drastique d'ambiance lui donna soudain la très nette impression de trépasser des frontières qu'elle n'aurait pas dû franchir. Dans cette conversation, Hiromi n'était de toute évidence pas la bienvenue.
- Raison de plus pour que je ne le lise pas, fit d'un ton cinglant Isao, dont l'irritation grimpait en flèche.
- Je sais que tu lis et écoute les infos, insista pourtant Yasuhisa. Ça doit te trotter dans l'esprit depuis plusieurs jours, j'en suis certain.
- Vos enquêtes n'ont plus rien à voir avec moi. Tu as plein de gens à ta disposition, trouve quelqu'un d'autre. Je ne fais plus partie de ce département. Si ta cheffe veut s'entretenir avec moi, qu'elle fasse une requête en bonne et due forme auprès de mes supérieurs.
Isao se serait détourné et aurait déjà abandonné la discussion avec son ancien partenaire si la phrase de ce dernier ne l'avait pas stoppé net.
- Tu as dû le voir dans l'actualité.
- Voir quoi ?
- Les arrondissements de Tokyo, expliqua Yasuhisa, ils connaissent du changement depuis plusieurs semaines.
- Et en quoi ça me regarde ? contra l'enquêteur, qui avait de moins en moins envie de connaître la suite.
- Certains des témoins que l'on a interrogés nous rapportent des rassemblements ponctuels de gangs dans Ikebukuro ou encore Shibuya.
- Ils se tapent sur la figure car ils ne connaissent pas d'autres manières de discuter. Pas de quoi casser trois pattes à un canard.
- Justement non. Ils n'ont jamais engagé de combats.
- Pardon ?
- Tu m'as très bien entendu, dit avec un sérieux saisissant l'homme aux lunettes rectangulaires. Ils ne se sont jamais battus, Watanabe. Pas une seule fois en plusieurs semaines. Ils se contentent de rôder à moto, en voitures ou en groupes dans les rues à la nuit tombée, mais pas une seule fois n'ont-ils engagé de combat. Tu ne trouves pas ça étrange, toi ?
- C'est inhabituel, il est vrai, acquiesça l'enquêteur, qui ne témoignait plus son usuelle indifférence.
- Ouais, ce n'est pas tous les jours qu'on voit ça, renchérit Yasuhisa. Et si des gangs se rassemblent dans un endroit sans se taper dessus…
Il ne termina pas sa phrase, laissant à Watanabe le soin d'émettre ses propres hypothèses.
- C'est que soit ils ont trouvé un nouveau chef qui leur dicte cette conduite, soit qu'ils ont l'intention de taper ensemble sur quelqu'un d'autre… Soit les deux.
- Tout juste.
L'enquêteur de la criminalité claqua la langue.
- Dans les trois cas, ça pourrait très mal finir. Une coalition de gangs serait un véritable cauchemar à gérer. Un bain de sang pourrait finir par éclater.
- Tu acceptes ma requête, à présent ? se risqua Yasuhisa, plein d'espoir.
- Je n'ai jamais dit ça, démentit Isao, l'air de plus en plus sombre. Tu es le premier à savoir ce que je pense de ce milieu.
- Oui, je le sais. Et c'est pour cela que je te demande simplement d'y jeter un coup d'œil.
Yasuhisa désigna d'un mouvement du menton le dossier qu'il s'efforçait d'éplucher jour après jour.
- J'ai déjà des hommes sur le coup, mais tu as une approche différente des choses, alors j'aimerais, en tant qu'ancien camarade de promotion, que tu me fasses cette faveur. Parcours-le. S'il te plait.
- Ça va, ça va.
Isaso lui fit signe d'arrêter de parler.
- J'ai compris. Envoie ta demande au département d'enquête criminelle, fit Watanabe, en ponctuant sa phrase d'un soupir mécontent. Compose-moi un dossier qui tient la route et j'étudierai ta requête le moment venu.
Un grand sourire fendit le visage de Yasuhisa.
- Cependant, précisa son vis-à-vis, ce sera seulement après que j'ai terminé d'examiner mes affaires en cours et que j'ai trouvé quelqu'un pour me remplacer sur les autres. Et seulement si mes supérieurs acceptent la requête. Pour avoir leur approbation, débrouille-toi.
Sur ces mots, il lui tourna le dos et fit signe à sa subordonnée de le suivre. Il y avait trop de dossiers en attente sur son bureau et décidément pas assez d'heures dans une journée pour les traiter.
Isao avait définitivement besoin d'un autre café bien noir.