Le départ de Sora et Toshiro avait jeté sur la chambre un silence à en faire vriller les tympans.
Trainant des pieds sur le tatami râpeux, le fils Tadashi s'installa en tailleur auprès de sa mère. Durant un temps indéfini, aucun d'entre eux ne fut capable d'émettre un traître mot.
À l'instar de son fils, Irina se remettait doucement de ce qu'elle venait de voir, le regard suspendu à la porte encore béante de la chambre.
La mère Tadashi déglutit avec difficulté.
Depuis son retour, les événements s'enchainaient à une telle vitesse qu'il lui était compliqué de tous les procéder un à un.
Au cours de ses années passées à servir dans ce clan, Irina s'était heurtée à bien des situations diverses. Son tempérament ardent et ses capacités l'avaient hissée à la place de nourrisse, puis d'unique servante d'un héritier du clan.
À propos de cet héritier, par ailleurs… Cette partie de son parcours professionnel ne s'était pas manifesté comme étant la plus aisée.
Elle ne pouvait nier qu'elle s'était inquiétée du sort de cet enfant, au départ, ne sachant que faire pour qu'il accepte de ne serait-ce que lui adresser la parole. Bien qu'il ait grandi en sa compagnie, Sora avait été un enfant très réservé. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait dû redoubler d'ingéniosité pour gagner sa confiance.
Si elle devait se montrer sincère, elle n'avait pas cherché à ce qu'il l'apprécie, au départ. Elle n'avait négligé aucune de ses tâches, il en allait sans dire – ce travail était une opportunité trop inespérée pour elle pour qu'elle ne le gâche en ne respectant pas sa part du contrat. Puisque c'était son travail qui était en jeu, et dans le sillage de celui-ci, la possibilité d'élever son propre fils, dont la naissance avait changé sa vie, dans un environnement plus propice que celui dans lequel elle avait pu grandir.
Hormis que cet enfant… Irina ne pouvait nier qu'elle n'avait pas cherché à l'aimer. Pas dans l'immédiat, en tout cas. Pourtant, la vie était bien souvent imprévisible. Son instinct de mère avait repris le dessus sur ses promesses personnelles. Au bout de longs mois passés à voir ce garçon aux yeux pétillants et à l'attitude fuyante s'ouvrir à elle, Irina avait elle aussi, avant d'en avoir pleine conscience, vu ses propres barrières s'effondrer tel un mur de neige fondant sous la chaleur du soleil.
Avant qu'elle ne le réalise, Sora s'était frayé une place dans le cocon de sa poitrine, bien au chaud, juste à côté de celle réservée à Hajime. Attendrie par ce qu'elle découvrait de lui, Irina n'avait pu que couver ce garçon sous l'étreinte chaude de ses bras, n'avait pu que le réconforter et le border le soir, quand tout lui rappelait en permanence qu'elle aurait dû s'en abstenir.
Il n'était pas son fils. Irina s'était confrontée à cette douloureuse réalité quelques heures auparavant. Pendant que Sora était soigné dans la chambre voisine à la sienne, les conseillers du clan étaient venus apporter la nouvelle qu'Irina était démise de ses fonctions de servante.
La brune s'y était préparée. Elle avait su, dès l'instant où elle avait compris, dans cette cave miteuse et glaciale, qu'elle ne pourrait rien faire pour protéger ce jeune maître qu'elle servait depuis tant d'années, que cette décision serait inévitable, que la sentence lui tomberait dessus, qu'elle le veuille ou non. Irina avait dû l'accepter à regrets.
Or, désormais… Elle ne craignait plus de devoir plier bagages.
Pour la première fois en dix-sept années de vie, Sora Ryūno, cet enfant qu'elle avait élevé comme le sien, à qui elle n'aurait jamais dû, pourtant, s'attacher à ce point, cet enfant qu'elle avait vu grandir sous le poids de l'illégitimité, du déni et de l'omerta, venait de se rebeller.
Sans fléchir, Sora avait tenu tête à un membre important du clan.
Irina ravala péniblement la boule qui enflait dans sa gorge. Depuis son réveil dans cette cave, Sora dégageait une aura singulièrement différente. Comme si cet incident avait révélé ce qu'il enfouissait depuis toujours au fond de lui. Comme si le Sora qui depuis toujours sommeillait en lui s'était enfin éveillé de sa torpeur.
Lors de leur séquestration, elle avait été trop occupée à chercher par tous les moyens à les faire s'échapper pour prêter réelle attention au comportement de cet enfant qu'elle n'avait pu s'empêcher d'aimer comme son second fils de cœur. Or, depuis son retour, elle n'avait pu s'abstenir d'y songer, elle avait eu tout le temps à sa disposition pour le faire.
La vision de ce Sora aux épaules droites et à l'expression impénétrable, donnant pour la première fois un ordre sans scier à un des hommes les plus respectés et craint du clan Ryūno, s'était figé sous ses paupières.
Un bourgeon de sourire pinça les bords des lèvres de la servante. Pour avoir baigné dans les profondeurs de l'univers de la violence bien avant son entrée dans les murs si bien gardés du clan, elle savait que c'était dans les moments les plus difficiles que la valeur d'un humain se manifestait. Il avait fallu qu'un événement traumatisant se produise pour que cet héritier craintif et silencieux ne sorte enfin les griffes.
Même enchaîné, même interdit de fendre les cieux, un dragon demeurait un dragon. Épris de liberté, le suzerain céleste qui jamais n'avait appris à voler finirait par retrouver son trône au milieu des nuages.
Les battements de son cœur martelaient sa cage thoracique. Un sentiment d'anticipation la gagnait. Le clan Ryūno se blâmerait tôt ou tard des traitements infligés à cet enfant. Ils regretteraient amèrement d'avoir sorti la bête somnolente de sa tanière.
Pour se calmer, Irina reporta son attention sur son fils.
- Tu t'inquiètes pour lui ?
La voix de sa mère sortit Hajime de sa contemplation de la porte. Le brunâtre tourna la tête vers elle, l'expression stupéfaite.
- Euh. Eh bien… Je me demande… ? Est-ce que ça vaut vraiment le coup que je m'inquiète pour lui ? avoua-t-il entre deux expirations.
Un rire sincère ébroua les épaules de Irina.
- Je comprends ce que tu veux dire, admit-elle, un rictus amusé soulevant les plis sur les coins de ses lèvres. Attendons de voir de quoi il en retourne. Cela pourrait s'avérer intéressant, tu ne penses pas ?
Acquiesçant aux mots de sa mère, Hajime jeta un second coup d'œil en direction de l'ouverture de la porte, que ses yeux n'avaient quitté que quelques secondes le temps d'échanger avec sa mère.
Il savait ce qui avait poussé Toshiro à tenter de retenir Sora dans sa chambre. Sa mère aussi devait s'en douter, elle était trop perspicace pour ne pas avoir pris en compte ce qui attendait le jeune maître qu'elle avait servi tant d'années durant, à sa rencontre avec son père.
Des hauts placés du clan, qui avaient, d'une manière ou d'une autre, été avertis de l'existence d'un héritier plus âgé que Kaito, l'héritier légitime du clan, fils de Dame Hanae, l'épouse de Hizashi, réclamaient des explications.
Les agissements de Toshiro et ses hommes n'étaient pas passés inaperçus auprès du monde de la nuit. Le journal télévisé avait, dans les nouvelles du matin, relaté à la une les faits de la veille. N'ayant pas fermé l'œil de la nuit pour s'occuper de sa mère, Hajime avait fait défiler les pages sur son téléphone, pour tomber sur le journal télévisé. Il avait ainsi entendu les nombreux témoignages des riverains sur les événements, et la présence d'un groupe d'hommes armés présents sur les lieux des échanges de coups de feu, avait été relaté.
L'annonce avait sans nul doute fait le tour de Tokyo et ses environs. Hajime n'avait pas besoin qu'on le lui dise pour le comprendre. La nouvelle de l'existence d'un autre héritier annonçait une tempête au sein du clan, et dans l'œil du cyclone se tiendrait cet adolescent aux yeux azurés.
~ x.X.x ~
La respiration sifflante, Sora porta une main sur son flanc. Les élancements qui électrifiaient ses côtes à chacun de ses pas faisaient naître des gouttes de sueur sur son front, le long de ses tempes et dans sa nuque.
De son autre main, il chassa les perles d'eau salées qui dévalaient devant ses oreilles et à la naissance de son cuir chevelu. Il s'efforçait de ne rien montrer à son guide, qui marchait d'un pas relativement lent devant lui.
Le yakuza se déplaçait avec lenteur pour que l'adolescent puisse le suivre sans encombre. Sora se trouvait contraint à claudiquer pour espérer avancer, après n'avoir traversé que ce qui ne semblait être qu'une minuscule partie de la demeure.
- Jeune maître ?
Trop concentré sur le feu qui dévorait le côté de son buste, Sora ne remarqua pas tout de suite que Toshiro s'était arrêté brièvement pour venir se placer à sa gauche. Il ne réalisa l'inquiétude du garde du corps que lorsqu'il redressa le menton vers le haut et vit l'homme d'âge mûr penché à son chevet.
- Je pense qu'il serait plus judicieux d'aller vous reposer, tenta de le convaincre le yakuza.
Toshiro avait avancé ses bras tatoués dans une vaine tentative de retenir l'adolescent, qui penchait d'un côté. Le jeune homme cessa sa marche pour soutenir le regard de faucon du garde du corps qui le regardait depuis le haut.
- J'y songerai lorsque j'aurai eu une discussion en face à face avec mon père. Tu ne me feras pas changer d'avis.
- Loin de moi l'idée, Jeune maître. Mon rôle n'est pas de vous empêcher de pouvoir discuter avec Oyabun, cependant Maître Hizashi est pris par ses obligations en ce moment-même. Faire irruption dans ses quartiers sans le prévenir au préalable ne me parait pas judicieux, en particulier dans votre état.
- Mais je suis chez moi.
La confusion s'empara de son interlocuteur.
- … Bien sûr ?
Sora poursuivit :
- Tu as dit que j'habiterai ici, n'est-ce pas ? J'en conclus donc que cet endroit deviendra ma maison à partir de maintenant.
- Absolument, Jeune maître.
- Dans ce cas, je suis autorisé à aller où bon me semble dans cette demeure sans que l'on ait à me l'interdire ou à restreindre mes mouvements. À moins que l'on cherche encore une fois à m'écarter de tout contact avec le clan pour une raison que l'on ne souhaite pas me divulguer ?
Sora n'avait pas cherché à être condescendant, il avait expressément dit cela pour faire réagir Toshiro. Sa tentative de le provoquer fut efficace.
- Il est vrai que j'essaie de vous retenir d'avoir une discussion avec votre père, admit le plus âgé. Mais si je fais cela, c'est parce que j'essaie de vous préserver.
Sora eut le réflexe de croiser les bras sur son torse, mais il siffla de douleur lorsqu'un élancement bien plus violent que les précédents déchira son flanc et ses mains. Son corps entier le rappelait à l'ordre.
- Me préserver de quoi, exactement ? parvint-il à demander, tandis qu'il s'écartait de Toshiro, la voix tremblante.
L'adolescent avait presque craché sa question, tant il lui était difficile de se maintenir sur ses jambes sans éprouver l'envie de défaillir la seconde suivante.
- Jeune maître… La tension règne, en ce moment, expliqua Toshiro, d'un ton posé. La découverte de votre existence ne plait pas aux personnes faisant partie de la faction soutenant votre jeune frère. Votre père enchaine les entrevues pour espérer tempérer les choses.
- Mais je n'ai aucune légitimité… ?
Il ne comprenait pas les raisons d'un tel acharnement. Son droit au poste de chef avait été remis en question depuis sa naissance.
Toshiro secoua la tête, comme pour contester l'essence de cette idée.
- Nous ne pensons pas tous que vous n'êtes pas digne d'être notre prochain chef. Vous n'êtes peut-être pas l'enfant de Dame Hanae, il est vrai, mais vous possédez le sang de celui à qui nous avons juré fidélité. Peu importe ce que certaines personnes peuvent en dire, vous êtes et resterez un de nos Jeunes maîtres. Sans oublier que vous êtes le premier né. Votre majorité prochaine, à vos vingt ans, met en péril les droits à la succession du Jeune maître Kaito.
L'écoutant parler, Sora emmagasina l'information.
- C'est pour cela que tu dois veiller à ma sécurité à partir de maintenant, en conclut l'adolescent.
Sora avait murmuré cette phrase, plus pour lui-même, comme une note qu'il attacherait sur une ardoise dans un pan de sa tête, que pour qu'on l'entende. Toshiro l'entendit, cependant, et opina.
- C'est cela. Oyabun a été intransigeant sur ce point. Mes hommes et moi sommes censés nous relayer à tour de rôle pour veiller à ce qu'il ne vous arrive rien.
Sora comprenait enfin ce qui avait poussé Toshiro à se montrer si réticent à l'idée qu'il puisse tomber sur des grandes pompes du clan.
Puisque la succession chez les yakuzas s'exécutait de père en fils, à l'image d'un droit féodal, il était légitime de songer à Sora comme un potentiel successeur. L'inquiétude des membres du clan qui soutenaient l'autre héritier se révélait parfaitement justifiée dans ce cas de figure. Cela expliquait aussi sa mise à l'écart, afin d'éviter une guerre de pouvoirs dans les rangs mêmes du clan.
En tant que premier né, il s'avérait plus difficile à contester qu'un enfant arrivé plus tard que les autres.
Les rouages de son cerveau chauffaient doucement sous son crâne. N'était-ce simplement pas le meilleur moment pour lui d'agir ? Il lui fallait miser sur une situation qui conviendrait à tout le monde. Il y avait réfléchi après avoir entendu ce que Toshiro avait à lui dire.
Soupirant, Sora fit d'un ton songeur :
- Je comprends mieux tes réticences.
Toshiro parut soulagé.
- Vous accepteriez donc de retourner à votre chambre ? Je viendrai vous chercher lorsque Oyabun sera enfin disponible pour dialoguer avec vous.
Sora l'étudia, du haut de sa tête de moins.
- Non.
- … Pardon ?
Le garde du corps lui renvoya une expression abasourdie. L'éclat électrique qui crépitait dans les iris azurées de l'adolescent le firent presque esquisser un pas de recul.
- Je l'ai dit, je compte bien régler les choses à ma manière.
Sans davantage d'explications, l'héritier résuma sa marche, dépassant Toshiro d'un pas bien plus vif, bien que toujours boitillant, qu'auparavant. Tant pis si son corps douloureux lui permettait à peine de tenir debout. Sora comptait bien agir comme bon lui semblait.
- Que comptez-vous faire… ?
- Ce qui aurait dû être fait depuis longtemps.
Au grand dam de cet homme envers qui il devait une dette pour l'avoir sauvé, Sora avait d'autres plans en tête, et il comptait bien les mettre à exécution.
Il n'avait rien contre Toshiro, au contraire, il ressentait de la reconnaissance envers lui pour l'avoir sauvé de son épisode dans cette cave ; les scènes qu'il y avait vécues, vues de ses propres yeux, le hantaient dès qu'il clignait des paupières. Or, Sora ne devait rien aux hautes pointures du clan.
- Contente-toi de regarder, soupira Sora, tandis que la suspicion s'étalait sur la figure de son guide. Cela causera peut-être des remous mais j'imagine que ce sera bénéfique pour tout le monde. Est-ce que c'est encore loin ?
- Nous y sommes presque, répliqua précipitamment Toshiro. Oyabun se situe dans une pièce du prochain couloir.
Leurs pas les guidèrent jusqu'à un long couloir, ouvert sur le jardin. Parmi la verdure à foison, d'autres cerisiers s'élevaient çà et là, aussi imposants que celui qu'il avait pu découvrir depuis sa chambre. Des voix retentissaient de derrière une des deux portes sur leur gauche. Sora en distingua quatre, mais ce qu'elles se disaient ne parvint à ses oreilles que quand Toshiro et lui s'arrêtèrent devant.
- Oyabun, vos actions ont été inconsidérées ! Pourquoi avez-vous agi au grand jour ? Les têtes des hommes disparus sont affichées partout en ville depuis ce matin ! Qui croyez-vous que la police aura dans le collimateur si ce n'est notre clan ?
- Il était temps de rappeler à ces personnes que notre clan n'est pas à prendre à la légère. Ils s'en sont pris à un de mes enfants, il était hors de question que je cache mes actes car vous craignez les représailles avec les forces de l'ordre depuis la mise en place de la loi antigang. J'assume mes actes, et si cela n'en tenait qu'à moi, je les réitèrerai, que cela vous plaise à vous et vos minions, ou non.
Une première voix s'était faite entendre, furibonde, talonnée par une deuxième, qui laissait transparaître une pointe d'agacement dans la profonde lassitude qui s'y dépeignait.
- Justement, reprit la première des deux personnes à s'être exprimée, parlons-en de cet enfant ! Vous comptiez nous annoncer qu'il était de vous à quel moment ?
- De quoi avez-vous peur, Senku ? l'interrogea le chef du clan, d'un ton cinglant. Que vos manigances pour monter mon fils Kaito au pouvoir ne portent pas leurs fruits comme vous l'espériez ?
Cette dernière phrase projeta un froid sur l'assemblée. Lorsque le surnommé Senku brisa le calme plat, sa voix gronda tel le tonnerre sur la plaine.
- Si c'est de cette manière que vous cherchez à vous ôter de ce mauvais pas, Oyabun, je peux vous imiter et vous demander si vous ne nous cachez pas un autre enfant.
- Je vous conseille très fortement de modérer vos paroles, Senku, gronda une troisième voix, que Sora reconnut, avec une certaine joie, comme appartenant à son grand-père. Un mot de travers de plus et croyez-moi qu'aujourd'hui sera le dernier jour que vous possèderez de langue pour les proférer.
Plantés par-delà le pan de papier, Sora échangea un regard concerné avec Toshiro.
- Qu'à cela ne tienne, Maître Shigeru ! Je m'amputerais même des deux mains si cela vous est gré. J'ai trop donné à ce clan pour me laisser ainsi marcher sur les pieds par un dirigeant qui depuis plusieurs années a prouvé qu'il ne savait plus régner !
- Senku, vous dépassez les bornes ! tonna le dernier homme de la pièce. Présentez vos excuses !
- Ne me donnez pas d'ordre, Genji ! Je n'ai échangé de saké qu'avec une seule personne, et vous n'êtes certainement pas celle-ci. Je pense à très juste titre que je ne fais que dévoiler la stricte vérité.
Toshiro avait avancé la main, paré à annoncer leur venue, mais s'était stoppé quand le ton était monté d'un cran supplémentaire. Les sourcils froncés, les deux visiteurs impromptus écoutaient attentivement les différentes balles que se renvoyaient l'un l'autre le chef du clan et ses conseillers.
- Avant aujourd'hui, continua ledit Senku, et Sora décela ce qui s'apparentait à un soupçon de sentiment de trahison dans le timbre de sa voix de vieux fumeur. J'avais du respect pour vous, Oyabun. Malgré vos différents avec bon nombre de mes camarades, jamais je ne me suis interposé. Je pensais que ce clan avait encore un avenir devant lui, et la loyauté que je ressens pour lui, pour ce clan qui m'a accueilli à bras ouverts dans ses rangs, m'incitait à espérer voir votre descendance et celle de Dame Hanae se tenir au sommet. Mais vos actions irréfléchies risquent de détruire ce clan à ses fondations une bonne fois pour toute. Et cela n'est certainement pas la première fois que cela se produit.
- Les temps changent Senku. Je ne t'oblige pas à adhérer à chacune de mes décisions.
- Il en va sans dire ! Révolu est le temps où vous tiriez à balles perdues sur les policiers qui nous barraient la route et agissiez dans notre intérêt. Le Jeune maître Kaito est le candidat parfait pour nous diriger, mais il vient d'apprendre l'existence d'un frère pouvant usurper ses droits. Avez-vous seulement pensé à ce qu'il se passerait si cet enfant, que vous avez ignoré au point de nous cacher son existence à nous, vos plus fidèles subordonnés, une fois la majorité atteinte, décidait de se rebeller contre vous et de devenir le prochain chef du clan sans avoir suivi l'éducation nécessaire ? Il est hors de question que les miens suivent un enfant qui n'aurait aucune conscience de l'importance du clan dans le système politique !
Brusquement, la porte s'ouvrit en fracas.
- Dans ce cas, vous avez du souci à vous faire.
Un instant de pur silence s'ensuivit l'irruption de Sora dans la pièce. Tous les visages s'étaient penchés vers lui. L'étonnement se lisait sur les visages de tous les hommes occupant la pièce. Parmi tous, le plus choqué de sa présence semblait être un homme dans la quarantaine, aux traits retirés et aux orbes d'un noir aussi profond qu'une nuit sans lune. Les yeux de corbeau de l'homme s'écarquillèrent progressivement.
Sora reconnut sans difficulté, cet homme dont il avait tant espéré recevoir un jour ne serait-ce qu'un soupçon d'attention et d'affection ; son père, Hizashi Ryūno.
- Qui ose nous interrompre ? Qui es-tu ?
Celui qui venait de l'apostropher était un homme dans la mi quarantaine, arborant une chevelure tirant sur un argenté délavé et savamment peignée vers l'arrière. Ses larges mains calleuses, à qui il manquait les auriculaires, entouraient ses genoux tels deux entonnoirs fripés. Vêtu d'un costume violet et noir coûtant probablement le double du salaire du jeune vendeur du konbini du coin, l'homme bourru dénotait une aura plus luxueuse encore que les autres hommes de la pièce, qui quant à eux s'habillaient de kimonos aux motifs travaillés.
Dès que Sora avait ouvert le pan de la porte glissante, une odeur pestilentielle de cigarette s'était insinuée dans ses narines.
- Moi ? Il se dit que je suis l'héritier illégitime dont vous parliez à l'instant.
Les quatre hommes se tenaient assis sur leurs genoux. Hizashi s'était figé à la vue de Sora. Son trouble ne s'éternisa pas davantage, néanmoins ; il héla Toshiro, dont la main était encore suspendue dans les airs.
- Que fait-il là ?
- Pardonnez-moi, Oyabun, s'excusa platement Toshiro, très embêté par la tournure des événements. J'ai essayé de lui expliquer que vous étiez occupé, mais il a insisté pour vous parler.
- Et parce qu'il insiste, il faut le laisser faire comme bon lui semble ?
- Tout doux, le molosse, tacla Sora, en arquant un sourcil devant l'animosité non dissimulée du dénommé Senku. Inutile de t'en prendre à lui, il n'y est pour rien. Je suis là pour vous éviter les bavardages inutiles.
- Comment m'as-tu appelé ?! s'insurgea le conseiller, une octave plus bas, tandis que le rouge de l'énervement s'emparait de ses joues. Sais-tu au moins qui je suis ?
Sa tentative de prendre le dessus sur Sora par les menaces fut aussi infructueuse qu'inutile. Après son passage dans la cave du gang, Sora trouvait que malgré son costume à n'en pas douter hors de prix, ce Senku manquait cruellement du charisme de l'homme trainant dans l'illégalité.
Les témoins de la scène purent voir l'adolescent rouler exagérément les yeux dans leurs orbites avant de répliquer sur un ton détaché :
- Le molosse. C'est un synonyme du mot « chien ». Et non, je ne sais pas à qui j'ai affaires, je m'en fiche.
- Mais c'est qu'il se paie ma tête en plus !
- J'aurais voulu le faire moins ouvertement, agréa l'adolescent, avec une telle désinvolture qu'il donnait l'impression que cette maison lui appartenait. Mais il semblerait que je n'en ai ni le temps ni la conviction.
- Jeune maître ! s'égosilla presque Toshiro, en se plaçant à moitié devant lui pour lui éviter les possibles coups perdus d'un Senku en fureur. Vous ne devriez pas vous adresser comme cela à cet homme !
- Et pourquoi pas ? s'agaça Sora.
- Il est un des conseillers de votre père !
- Et qu'est-ce que ça peut me faire ? S'il ne veut pas que je réplique, le clan n'a qu'à bien tenir en laisse son chihuahua. Il aboie plus qu'il ne mord.
Avec le même flegme que s'il ignorerait un chien trop bruyant, Sora négligea les véhémences de l'homme au costume cravate, dont l'énervement, en cet instant, était des plus palpables. Son intérêt se reporta sur l'homme au iris corbeau, cet « Oyabun » qui était aussi son père.
- Oyabun.
En s'adressant à lui sous ce titre, et non sous celui de « père », il s'adressait au chef du clan.
- Vous pouvez continuer à m'ignorer comme vous l'avez toujours fait, ou vous pouvez même m'oublier, tout simplement. En vérité, cela m'arrange bien.
Le visage de l'oyabun du clan s'était obscurci à la mention de l'oubli de son existence, mais l'adolescent ne s'en retourna pas. Si ses mains n'étaient pas aussi douloureuses, il aurait serré les poings.
Sora n'avait bénéficié d'aucun des privilèges lui étant normalement dus. Avec le recul, il avait été forcé de l'entendre, de le comprendre, il n'avait été qu'une ombre parmi tous, qu'un pion de rechange que l'on avait cherché à chasser de l'échiquier des jeux de pouvoir.
Quel était le dicton, déjà ? Ah oui, voilà, « on ne regrettait la présence d'une personne que lorsque celle-ci s'éloignait de nous, et on ne comprenait son importance dans notre quotidien qu'une fois cette personne perdue à jamais ».
Il était hors de question qu'il démontre de la compassion pour un père qui avait ignoré son propre enfant pendant près de deux décennies sous prétexte, l'adolescent l'estimait, d'éviter une guerre intestine de clan.
Sora avait été le premier à le comprendre : au risque de jouer l'avocat du Diable, il était trop tard pour avoir des regrets. Les années écoulées dans l'absence ne se rattraperaient jamais. Les semaines, les mois et les années qui les écartaient lui, Sora, et son père, Hizashi, ne pourraient se remplir d'attentions sans consistance ni s'abreuver de mots de consolation. Ce qui était fait ne pouvait être défait.
Que cela le fasse passer pour un gamin en crise d'adolescent, qu'à cela ne tienne ! Sora n'aurait, désormais, plus aucun scrupule. Il en allait de la sécurité des siens. Pour le plus grand malheur des autres, dans le fond, Sora s'était récemment découvert un côté plutôt rancunier.
Le sortant de ses sombres pensées, Sora fut interpellé par un homme défiguré d'une longue estafilade sur le visage, qui n'était autre que son grand-père Shigeru. Le vieil homme ressemblait à un grizzli balafré et borgne, pourtant le regard qu'il appuyait sur lui était sans conteste le plus doux des quatre. S'il n'en laissa rien paraître, Sora était sincèrement heureux de le revoir.
- Qu'entends-tu par-là, Sora ?
- Que peu importe à quel point vous avez tenté de me cacher aux yeux du monde, Oyabun, j'existe. Et pour ce qui est de mes détracteurs…
Personne ne manqua le regard appuyé qu'il avait coulé en direction de Senku.
- J'aimerais leur dire que j'ai essayé de vivre une vie tranquille. Vraiment, j'ai essayé. Je n'ai jamais causé le moindre problème, ni même jamais voulu m'accaparer l'affection de ce père qui n'était qu'un étranger pour moi. Je vivais des journées paisibles avec ma servante et mon garde du corps.
Sora se mordit la lèvre, le nez penché vers ses pieds nus.
Tout en disant ces paroles, le visage en partie tuméfié d'Irina s'était insinué sous ses paupières. Ce n'était pas le moment pour lui de se montrer sentimental, ni de dévoiler ses faiblesses.
- Mais tout ça s'est effondré il y a quelques jours. Mon expérience dans la cave de ce gang m'a fait comprendre que peu importe ce que je fasse, le fait que je sois affilié à ce clan ne changera jamais. Dans ce cas…
Sora redressa le menton et fixa droit dans les yeux ce père pour qui il ne ressentait à présent que de l'indifférence.
- Vous avez vraiment du souci à vous faire. Car j'ai réalisé que si je ne peux pas me défaire de clan, je n'ai qu'à le changer dans son intégralité pour qu'il me convienne.
Le silence médusé qui s'ensuivit ses mots fit soulever lentement les rebords des lèvres de Sora.
Si, en cet instant, l'on lui avait demandé quel était son passe-temps préféré, Sora aurait répondu sans hésiter « mettre le bordel là on l'attendait le moins ».