27 mars, 7h21 du matin. Abords du fleuve Ara, préfecture de Tokyo, arrondissement spécial d'Arakawa.
Dans la pénombre à peine vacillante de la nuit, les rayons de l'aube projetaient sur le fleuve Ara et ses rives leurs délicats éclats mordorés. Le vent encore frais de matinée transportait les parfums des arbres bourgeonnant, tandis que, dans le ciel, commençaient à se distinguer les rares oiseaux prenant leur envol.
En cette matinée aux allures si paisibles de début de printemps, rien ne laissait présager qu'une tâche viendrait ruiner le tableau.
Comme à leurs habitudes, les magasins de quartiers allumaient tout juste leurs lumières, les employés de bureau prenaient la direction de leur lieu de travail, et les étudiants profitaient de leurs vacances de printemps. Dans ce quotidien si bien rangé, personne ne s'attendait à soudain entendre retentir les sirènes de police à travers les rues encore éclairées par les néons vacillants des lampadaires, ni à voir se rassembler voitures de police et ambulances aux abords du fleuve Ara.
À 5h49, pourtant, deux jeunes joggeurs avaient malgré eux fait une découverte macabre. La dépouille d'un homme avait été repêchée des eaux du fleuve.
Garant sa voiture sur le côté, l'enquêteur Isao Watanabe s'accorda une pause d'une minute. Il se regarda quelques secondes dans le rétroviseur de sa voiture.
'Ah, bon dieu.'
Il avait définitivement la mine d'un flic rouillé jusqu'à l'os, avec les poches protubérantes qui ornaient les dessus de ses pommettes, sans oublier ses vêtements à moitié froissés qu'il n'avait même pas encore eu le temps de replacer.
Définitivement, il faisait peine à voir, même pour lui.
Ses mains cornées après tant d'années à utiliser son arme de service, glissèrent avec lenteur sur ses yeux fatigués par sa trop courte nuit de sommeil. Il n'avait encore rien fait et pourtant cette journée s'annonçait interminable. Il était parti si vite des locaux du département criminel qu'il n'avait même pas eu le temps de se faire couler son habituel café bien noir pour se donner un coup de fouet.
Tout ça, c'était la faute à ce fichu coup de fil. Quarante minutes plus tôt, son chef l'avait appelé pour lui demander de se rendre à Arakawa afin d'enquêter sur la découverte d'un corps.
D'après les informations qu'il avait pu glaner de son chef au cours de l'appel téléphonique, le poste de police de l'arrondissement avait été contacté par deux jeunes étudiants en université qui faisaient leur jogging du matin. S'ils avaient d'abord cru à une blague de mauvais goût, puisque aucun des deux témoins n'avaient pu décrire avec précision ce qui flottait sur le fleuve à cause de l'obscurité, deux policiers avaient quand même été dépêchés sur place.
À la stupeur de tous, la masse qui flottait près du bord de l'eau recelait une vérité bien plus sinistre qui leur avait retourné l'estomac. Ce qu'ils avaient mis du temps à identifier n'était autre que le corps inanimé d'un homme. Sans plus attendre, la police criminelle avait été mise sur le coup.
Son chef savait qu'il avait pratiquement élu domicile dans une des quelques salles vides du département – Isao n'avait ni femme ni enfant qui l'attendaient chez lui, rien que le silence, le vide, et les nouilles instantanées qu'il achetait au konbini du coin pour se restaurer, alors à quoi bon rentrer dans un appartement si impersonnel si ce n'était pour prendre une douche ? –, il lui était de ce fait plus simple de lui demander d'être le premier sur les lieux.
Haaa.
Isao soupira. Il se sentait arnaqué. Même si ce travail était toute sa vie – il vivait, dormait et respirait au rythme des enquêtes – lui aussi, quand il cumulait trop d'heures supplémentaires, ressentait l'envie de souffler un peu.
Il ravala son irritation.
Il courrait à perdre haleine après les heures de sommeil depuis plusieurs jours. Le taux de criminalité en ville connaissait récemment une hausse relative qui pourrait s'avérer préoccupante sur le long terme, et voilà qu'un cadavre repêché des eaux du fleuve lui était offert sur un plateau d'argent.
Le timing n'était-il pas trop parfait ?
Il savait que ce cas n'avait peut-être aucun rapport avec les affaires que ses collègues et lui traitaient en ce moment, mais ses nombreuses années d'expériences lui avait appris à développer son esprit de déduction. Et concrètement, dans ce cas-ci, son odorat d'enquêteur fouineur lui certifiait une chose : ça puait l'embrouille.
Watanabe balaya les lieux du regard.
Ambulances et véhicules de police formaient un périmètre de sécurité autour des lieux du drame, en prévention des yeux un peu trop baladeurs des rares civils curieux. Pour l'instant, seuls le personnel médical et les experts de la criminalité étaient présents.
Dès que la nouvelle de ce fait divers fuiterait et arriverait aux oreilles des journaux locaux, les rives du fleuve Ara grouilleraient de journalistes enfiévrés et de caméras envahissantes. Il voulait se dépêcher avant d'avoir l'impression d'étouffer.
Isao se décida enfin à bouger. Il appréciait le confort et la chaleur de sa Suzuki Ignis grise, si ce n'était que son arrivée sur les lieux n'était pas passée inaperçue. Un policier se dirigeait déjà vers son véhicule d'un pas décidé.
La rosée du matin recouvrit les semelles de ses bottes cirées lorsqu'il posa le pied dans l'herbe.
Encore courbaturé de sa très courte nuit passée sur le sofa de son bureau, il délia ses épaules douloureusement enraidies avant de refermer dans un « clac ! » sec la portière côté conducteur de sa voiture. Le vent encore bien frais de matinée s'insinua aussitôt sous les pans ouverts de son manteau, faisant remonter un frisson le long de sa nuque.
Isao se retint de maugréer.
Les mains dans les poches, il attendit que le policier en uniforme bleu n'arrive à sa hauteur.
- Les lieux sont sécurisés, Monsieur, fit l'agent de police. Il vous est interdit de stationner ou de vous aventurer plus loin.
L'enquêteur attendit qu'il eut fini de parler pour sortir son insigne de la poche intérieur de son manteau et la lui planter devant les yeux.
- Et maintenant, je peux m'aventurer plus loin ?
L'agent à la bedaine rondouillette et aux favoris rasés se figea droit comme un piquet.
- Je croyais qu'on vous avait prévenu de mon arrivée, fit Watanabe, en rangeant son insigne.
- Bien sûr, Monsieur. Veuillez m'excuser. Je suis le commissaire Futakuchi. Mon chef m'a chargé de vous accueillir et de vous aider dans votre enquête. Je suis à votre service, n'hésitez donc pas à faire appel à moi à la moindre nécessité.
Watanabe opina sans davantage de cérémonie.
- Dans ce cas… Je pense que je vais déjà user de votre aide. Vous avez des témoins que je pourrais interroger ?
- Quatre, Monsieur. Deux civils et les deux policiers arrivés les premiers sur les lieux du drame. Nous nous sommes chargés de les garder sur place pour vous faciliter la tâche. Ils sont chacun pris en charge près des ambulances.
Un des sourcils broussailleux de l'enquêteur fit un petit bond. Futakuchi dut se rendre compte de son scepticisme, puisqu'il s'expliqua :
- C'était le premier corps qu'ils découvraient, Monsieur. Le choc a été difficile à supporter pour eux. Ils auront certainement besoin d'un suivi psychologique.
Ah. Watanabe entrouvrit les lèvres, ne sachant quelle réponse lui fournir, puis les referma. Il chassa l'inquiétude du commissaire d'un geste de la main.
- Pas besoin de justification. On y passe tous à un moment où à un autre. Conduisez-moi jusqu'au corps en premier lieu. J'irai interroger les témoins après cela.
- Tout de suite, Monsieur.
Isao suivit le commissaire qui se mettait en marche. Le silence régnait en maître sur les rives du fleuve.
Son tic de toucher la boite de cigares dans sa poche quand il était pensif refit surface. Il était préférable de laisser du temps aux témoins, lui avait-on dit, et de toute manière il n'aimait pas trop faire passer les interrogatoires. Il n'était pas le meilleur ni encore moins le plus apte et adroit dans cette catégorie.
Lorsque ses collègues et lui étaient chargés de recueillir les témoignages des témoins et des familles des victimes, il se la bouclait et laissait le loisir à ses collègues de converser avec leurs hôtes. Il savait que dans des moments comme celui-ci, faire preuve d'empathie était une part essentielle du métier, ce dont il n'était pas vraiment capable de faire la plupart du temps. Isao se la bouclait donc et invitait son ou sa collègue à faire ce sale boulot à sa place, pendant que lui gobait les tasses de café et écoutait.
Autre chose le poussait à ne pas se diriger d'emblée vers les ambulances : si son esprit s'était endurci au point où il avait oublié comment ressentir certaines émotions, il comprenait ces deux policiers.
Ouais, il s'en souvenait. Lui aussi avait dû passer par là, en début de carrière. Cela remontait à si loin, néanmoins, et il avait vu tellement de choses bien pires par la suite, que son cerveau avait oublié quel effet cela faisait. Même pour un policier correctement formé, il était difficile de demeurer indifférent face à ce genre de scènes. Seules les années et l'expérience du terrain atténuaient ce genre de traumatisme.
La mort, la vraie, celle que l'on ne voulait jamais découvrir, revêtait toujours un visage bien plus sinistre que celle que l'on représentait dans les séries télévisées, dans les films ou sur des photos d'articles. Le crime en deux dimensions n'était jamais aussi poignant ni aussi sinistre que lorsque l'on découvrait un corps sans vie de ses propres yeux.
Watanabe estimait que son collègue étant en chemin se chargerait tout aussi bien de prêter une oreille compatissante aux victimes collatérales, tandis que lui s'occuperait de faire ce qu'il savait faire de mieux : observer, repérer, comprendre et déduire.
Ils traversèrent le périmètre de sécurité érigé par une ligne de policiers et de voitures de police. Se succédèrent tour à tour des visages froids et des uniformes tirés à quatre épingles. Les silhouettes qu'ils dépassaient se déplaçaient à coups de gestes mécaniques, tels des métronomes humains dépossédés de conscience.
Cette vue, Watanabe l'avait observée plus de fois qu'il n'aurait pu le dénombrer sur les doigts de ses deux mains au cours de sa carrière, alors était-ce si étrange si jamais il n'avait pu s'y habituer complètement ?
Dans le métier, il était important, si ce n'était décisif pour préserver sa santé mentale, de se bâtir une carapace impénétrable. L'horreur ne pouvait décliner que si elle se regardait derrière l'armure du recul. Malencontreusement, celle-ci ne se forgeait et ne se consolidait qu'avec le passage des saisons.
- Monsieur l'enquêteur ?
- Hm ?
L'enquêteur inclina la tête vers Futakuchi en entendant son grade être prononcé.
- Nous y sommes, Monsieur.
Le commissaire s'écarta d'un pas de recul pour lui laisser le champ libre. Isao hocha le chef, ensuite glissa ses iris vers le bas, vers la masse blanche étendue à même le bitume. Le drap immaculé ne laissait entrevoir que les contours de ce qu'il recouvrait, sans pour autant laisser la place au doute sur ce qu'il recelait.
Un homme.
La couverture blanche fut balancée aux pieds de la victime.
Carrure développée et muscles saillants. Malgré cela, le corps dénotait une rigidité cadavérique avancée. Les tatouages ressortaient presque délavés sous la peau légèrement bleutée, preuve qu'il n'avait pas séjourné beaucoup de temps dans l'eau. Autre fait troublant, il ne décelait à première vue pas de marques visibles de défense sur les bras ou les mains, et les vêtements avec lesquels étaient habillé l'homme avaient l'air pratiquement intacts. D'après ce qu'il en déduisait, si l'analyse toxicologique ne venait pas le contredire en cours de route, le trou qui traversait d'un bout à l'autre le crâne de l'homme était la cause de son décès. La mort avait été immédiate, un coup feu qui avait eu l'air d'être porté sans hésitation.
Les pupilles surentrainées de l'enquêteur analysaient la moindre information sur la victime. Il en saurait davantage au moment où son équipe et lui recevraient les résultats de l'autopsie, mais Watanabe ne manquait jamais d'emmagasiner son propre lot d'informations, qu'il casait dans un tiroir de sa tête et ne ressortait que lorsque l'enquête débutait. C'était sa manière à lui de fonctionner.
Il était doué pour ce job, il le savait. Il abattait régulièrement le travail de deux personnes lorsqu'il se plongeait dans une affaire. Son chef le savait également ; il l'avait envoyé sur place car il lui accordait toute sa confiance.
Watanabe sortit sa boite de cigares après avoir rabattu le drap sur la dépouille froide du mort. L'envie d'une taffe le tiraillait autant que son besoin désespéré de café noir.
Il attendit de s'être suffisamment écarté du corps pour allumer un de ses cigares et le porter à ses lèvres.
Il interrogea le commissaire resté sans un bruit à sa droite, si bien qu'il en avait presque oublié sa présence.
- Des papiers d'identité ?
- Non Monsieur, aucun autre effet personnel n'a été retrouvé sur le corps si ce n'est les vêtements et les chaussures.
L'enquêteur fronça les sourcils si fort que ceux-ci se touchèrent presque.
- J'ai l'impression qu'on se fout de notre gueule.
- Pardon, Monsieur ?
Watanabe haussa les épaules devant l'expression troublée de son vis-à-vis.
- On veut nous faire croire à un vol à mains armées qui aurait mal tourné.
- Nous pensons également que ce n'est pas qu'un simple meurtre. Mais vous avez l'air persuadé de vos suppositions.
Futakuchi avait fait planer un doute à la fin de sa phrase, comme s'il n'était pas convaincu des conclusions tirées par l'enquêteur. Celui-ci oublia qu'il devait se montrer courtois en public et cracha sa fumée au visage du commissaire.
C'était à cause de bleus pareils qu'il n'aimait pas travailler en équipe, son schéma de pensée fonctionnait mieux quand il n'avait personne susceptible de le perturber. Personne ne suivait jamais ce qu'il disait et il fallait toujours se confondre en détails et en explications inutiles pour qu'ils puissent un minimum comprendre son raisonnement.
- Ce ne sont pas des suppositions, Monsieur le Commissaire, mais de l'observation saupoudrée d'un soupçon de déduction. Vu votre tête, vous devez vouloir comprendre comment je peux penser cela, pas vrai ?
- Je ne peux le nier, il est vrai, admit le commissaire.
- Dans ce cas, je vais éclairer votre lanterne. Lorsque vous le transporterez à la morgue, prenez le temps de mieux l'étudier. Aucune marque de liens ni de coups n'est visible sur le corps. Entre autres, ce gars ne s'est pas défendu, il n'en a même pas eu le temps. Il est mort sur le coup d'une balle dans la tête. Tout s'est déroulé si vite que l'instant d'avant il était vivant, et celui d'après il s'écroulait sur le sol sans comprendre ce qu'il lui arrivait. Ça, vous voyez, c'est la preuve que l'auteur du meurtre n'avait aucune considération pour la vie de ce pauvre homme. Ce gars, aussi baraqué fusse-t-il, est mort en étant traité comme un vulgaire moucheron par son ou ses agresseurs.
Il tira une autre bouffée de son cigare en concluant :
- On découvrira d'autres indices au fur et à mesure, en particulier quand on aura découvert l'identité de la victime, et on pourra tracer un semblant de chronologie quand on aura procédé aux interrogatoires des témoins, mais ce ne sera peut-être même pas au bureau des affaires criminelles de se charger de ce cas.
- Vous voulez dire que l'affaire sera transmise à un autre département ?
- Exactement. Enfin, à vue de nez, cela me semblerait logique. Vous savez, Monsieur le Commissaire, ce crime-là m'évoque un règlement de comptes. Je vous laisse donc tirer vos propres conclusions.
Il tira une dernière longue taffe sur son cigare, souffla lentement la fumée âcre vers le ciel, enfin tourna des talons en reprenant le chemin de son véhicule. Il préviendrait par message son collègue de passer par un café sur le chemin pour lui acheter de quoi se ressourcer. Un cigare sans café n'était pas assez pour combler sa routine matinale.
Ah. Vraiment. Il se sentait arnaqué.
Il l'avait su avant même de découvrir la victime : ça puait l'embrouille. Une de ses hypothèses tirait bien plus la sonnette d'alarme que les autres se bousculant sous sa boîte crânienne. Tout lui rappelait le règlement de comptes entre gangs.
Ce n'était pas demain la veille qu'il bénéficierait d'une bonne nuit de repos. Si pas mal de détails le titillaient – dont notamment la nécessité de jeter un corps dans le fleuve, à la vue de tous, sans essayer de le faire disparaître – il attendrait d'en savoir davantage. Même si ses déductions le menaient à songer à plusieurs pistes possibles, il irait lancer l'idée à son chef qu'une fois qu'ils seraient plus avancés dans l'enquête, il leur faudrait peut-être prendre contact avec le département de lutte contre le crime organisé.
Il avait l'impression que le (ou les) coupable leur riait au nez, et sa fierté d'enquêteur s'en sentait offusquée.
Il planta les mains dans le fond de ses poches tandis qu'il dépassait la rangée de policiers sans leur accorder ne serait-ce qu'un regard.
Isao Watanabe aimait son job. Vraiment. C'était toute sa vie. Mais il y avait des jours, comme aujourd'hui, où il le détestait plus que de raison.