Le département de lutte contre le crime organisé, un des nombreux départements de la police métropolitaine de Tokyo, se narrait d'une longue histoire parsemée de tumultes.
Ce département se distinguait par le peuple japonais sous le nom de « Bōryokudan » ; ou « Groupes violents ».
Comme son appellation l'indiquait, son domaine d'action, centré exclusivement sur les incidents ayant affaires de près ou de loin au domaine du crime organisé, regroupait notamment à plus forte raison les incidents ayant un quelconque lien avec des acteurs prédominants du monde de la nuit ; les yakuzas.
Dans l'un des nombreux bureaux de la troisième division du département, les cernes qui ornaient les dessous des yeux du chef d'une des unités de la division, Masato Yasuhisa, prouvaient que la nuit avait été plus courte que ce qu'elle n'aurait dû l'être.
Passant une main dans ses courts cheveux parfaitement peignés, l'homme aux lunettes rectangulaires coula un coup d'œil sur l'écran de son téléphone.
10h38.
Il n'avait toujours pas ingurgité de petit déjeuner et fonctionnait au capuccino du distributeur automatique, qu'il avait agrémenté d'une bonne dose de sucre sans doute loin d'être saine pour la santé.
Un rictus résigné se dessina sur un des coins de sa bouche tandis qu'un bref soupir s'échappait de ses lèvres. Lui qui avait, quelques jours auparavant, fait une énième fois la morale à son ancien camarade de promotion de l'école de police, Isao Watanabe, sur le fait d'avoir un minimum d'heures au compteur par nuit, voilà qu'ironiquement, il se mettait à imiter ses mauvaises habitudes : Yasuhisa n'avait pas réussi à fermer l'œil de la nuit à cause des différentes enquêtes qui lui tournaient en boucle dans la tête.
Une en particulier l'avait chiffonné, celle sur les regroupements récents de gangs dans les quartiers d'Ikebukuro et de Shibuya ; deux quartiers très fréquentés de la capitale nippone.
En temps normal, Masato parvenait à scinder sa vie professionnelle de sa vie de famille ; il savait quand il devait faire la part des choses. Il était en mesure de savoir quand il devait délaisser derrière lui son quotidien professionnel et il savait tout autant apprécier la présence de sa femme et de son fils quand il passait la porte du confort de son foyer. Or, la nuit dernière, la fracture entre le professionnel et le personnel n'avait été que trop floutée pour qu'il parvienne à trouver le repos qu'il n'avait pourtant pas de peine à dénicher dans les draps de son lit, en temps normal.
Ce fut donc très tôt le matin qu'il avait ôté les pieds du lit et s'était habillé en vitesse pour prendre la direction de son lieu de travail.
Depuis, il avait plongé le nez dans un des nombreux dossiers qui trainait sur son bureau, celui-là même qui parlait de ces regroupements, et l'avait parcouru en long, en large et en travers.
Un bruit sec, ressemblant à deux tapotements sur une porte d'entrée en bois, s'éleva soudain dans son dos. Masato cligna des yeux. Ses yeux larmoyants de fatigue se détachèrent du tableau accroché au mur qu'il était en train de compléter depuis bientôt une bonne heure, avant de basculer par-dessus son épaule, en direction de l'entrée de son bureau personnel.
Dans l'encadrement de la porte, son habituel air bougon placardé sur la figure, se tenait son ami de longue date ; un des enquêteurs du département de la police criminelle qui comptait à son actif un nombre impressionnant d'affaires élucidées, Isao Watanabe. Le même enquêteur qui lui avait, visiblement, refilé la maladie appelée par le commun des mortels « bourreau du travail ».
Lui offrant sa moue des plus mauvais jours, l'enquêteur au look débraillé arborait d'immenses cernes sous ses yeux sombres, encore plus grandes que celles que trimballait Masato. En découvrant les poches violacées par-dessus les pommettes de son ami de longue date, le membre du Bōryokudan se sentit tout de suite moins enclin à s'apitoyer sur son sort.
À n'en pas douter, Watanabe devait être dans une de ses nombreuses phases où il lui était difficile de dormir plus de deux heures par nuit. Les heures de sommeil qu'il comptabilisait cette semaine ne devaient sans nul doute pas atteindre un chiffre aussi élevé que celui du nombre de cafés qu'il était capable d'ingurgiter en l'espace de quatre heures seulement.
Malgré l'air intrigué que lui renvoya Masato, Isao ne daigna en aucune façon le saluer. De son œil analytique, il se contenta d'observer le tableau devant lequel se trouvait en cet instant-même son ancien camarade de promotion.
Le connaissant suffisamment pour comprendre que Watanabe n'était pas simplement venu pour discuter avec lui de la pluie et du beau temps, Yasuhisa l'invita à entrer d'un geste de la main.
- Watanabe ! Entre je te prie. Assieds-toi où tu veux, je suis à toi dans…
Il se stoppa pour couler un regard à ce tableau qu'il avait mis des heures à compléter.
- Cinq petites minutes. J'espère tout du moins.
- Ne te prends pas la tête. Je peux attendre.
Suite à cette brève réponse, son invité impromptu du jour s'avança dans la pièce sans demander son reste.
Comme si cela était une de ses vieilles habitudes – et cela en était effectivement une – il n'alla pas prendre place dans un siège comme lui avait gentiment proposé son ancien coéquipier mais vint plutôt se planter à la gauche de ce dernier. Ce ne fut qu'au bout de quelques secondes que Masato comprit que son ami de longue date s'était approché, non pas pour lui tenir compagnie – cela aurait été trop beau pour être vrai – mais pour bénéficier d'une meilleure vue d'ensemble du tableau qu'il était en train de compléter.
Le membre du département de lutte contre le crime organisé comprit sans difficulté que si son ami regardait ce tableau avec tant d'insistance, c'était parce qu'il s'intéressait ne serait-ce qu'un peu à ce cas, que cette histoire de rassemblements de gangs dans des lieux bondés avait un minimum piqué sa curiosité.
Cela était plutôt bon signe, se dit Masato, car Watanabe serait peut-être enclin à leur apporter son aide, même minimale, à son équipe et lui.
Sans mot dire, Watanabe lui tendit le dossier que Yasuhisa lui avait donné lors de leur dernière discussion.
- Tu as déjà eu le temps de le parcourir ? s'enquit Masato, en récupérant le dossier des mains de Isao pour le déposer sur une pile de feuilles à sa droite, qu'il avait promptement choisi d'ignorer pour le reste de la journée.
L'enquêteur lui rendit un haussement d'épaules avant de répondre sur son ton détaché habituel :
- Je n'avais rien d'autre à faire la nuit dernière.
- Encore une insomnie ?
Nouveau haussement d'épaules de la part de Isao. De toute évidence, cette insomnie ne l'avait pas dérangé plus que cela.
Yasuhisa poussa un soupir.
- Tu devrais ralentir la cadence, fit-il sur un ton réprobateur. Ton corps va finir par lâcher, à ce rythme-là. Regarde-moi, je n'ai pas dormi mes sept heures de sommeil habituelles et je suis au bout du rouleau.
- Si mon esprit tient, répondit Isao, tandis qu'il fixait un point du tableau, c'est que je suis encore capable de travailler. C'est amplement suffisant.
- Penses-tu…
S'avouant vaincu, Masato laissa échapper un énième soupir en déposant le dossier sur son bureau. Une chose dont il était certain, après toutes ces années à le côtoyer, c'était qu'il était inutile d'insister quand Isao avait embrayé sur son mode « travail ».
- Quoi qu'il en soit, reprit-t-il, préférant faire bifurquer la discussion dans une direction qui n'énerverait pas son ancien coéquipier. Je n'ai pas encore reçu l'approbation de ma cheffe pour te compter dans l'enquête.
- Je n'ai pas besoin de son approbation pour venir jeter un coup d'œil.
Masato le jaugea du coin de l'œil. L'enquêteur se contentait de se rapprocher du tableau et de l'étudier plus en détails, tel un immense puzzle dont il jaugeait chaque pièce.
Ce tableau était recouvert ci et là de notes, et des fils attachés à de petits aimants et tirés vers les côtés de la carte d'Ikebukuro indiquaient différents endroits où des regroupements de gangs avaient été aperçus. Certaines photos d'individus, de jeunes adultes pour la plupart, prises de loin, jonchaient la carte, accompagnées par des notes manuscrites inscrites au marqueur. Ces photos, parfois prises dans la rue ou devant un magasin ou encore un salon d'arcade, avaient été prises discrètement – du moins Isao le devinait, puisque les individus présents sur celles-ci étaient souvent aperçus de profils ou parmi la foule de civils. Isao put lire des noms en dessous de ces photos, parfois des initiales ou ce encore ce qui pouvait faire penser à des pseudos.
Yasuhisa ne put contenir un rictus de déformer les coins de sa bouche en voyant Watanabe autant investi dans l'étude de cette carte.
Se forçant à ne rien laisser paraître, Yasuhisa expliqua, sans que Watanabe lui demande :
- Ce sont toutes les informations que mon équipe et moi avons pu glaner ces dernières semaines dans les rues d'Ikebukuro.
Il pointa un autre tas de dossiers empilé sur un coin de son bureau. Ce dernier comportait les informations qu'il avait encore à assembler sur un second tableau.
- Je dois en faire un deuxième, avec les informations des rassemblements de gangs dans Shibuya.
Watanabe se décida enfin à le regarder et à lui demander :
- Tu penses que ça pourrait avoir un lien avec le dossier que tu m'as fait lire ?
Même si cette question sonnait rhétorique, Yasuhisa savait que son ami s'était sûrement déjà fait sa propre idée sur le sujet. Il répondit malgré tout :
- Pour être honnête… Disons que les deux événements distincts ont un timing trop concordant pour que je ne songe pas à une quelconque liaison possible entre les deux.
- Autant envisager toutes les possibilités, approuva sur un ton neutre Watanabe, en plongeant les mains dans les poches de son long manteau.
- C'est ce que je me suis dit. En plus…
Isao daigna enfin détourner les yeux du tableau pour les porter sur son ancien camarade de promotion. Ce dernier trifouillait dans ses cheveux avec une certaine nervosité que Watanabe ne manqua pas de remarquer.
- Quoi ?
- Ce n'est encore qu'un pressentiment donc ne prends pas ce que je vais te dire pour acquis, mais… C'est comme si on tentait d'attirer l'attention vers l'ouest ?
Cette fois, un sourcil se dressa sur le front de l'enquêteur du département criminel.
- Ce n'est qu'une intuition parmi tant d'autres, s'empressa de rappeler Yasuhisa, en se confrontant à l'air peu convaincu de Watanabe. Mais… Je préfère être prudent.
Isao le fixa un instant de ses yeux pénétrants, avant d'incliner de quelques degrés la tête sur le côté et dire :
- J'ai l'après-midi de libre.
Yasuhisa cligna bêtement des yeux avant de pouffer d'un rire franc :
- Attends… Dois-je comprendre que tu me proposes de t'accompagner sur les lieux de l'incident ?
Watanabe s'agaça aussitôt. D'une voix courroucée, il précisa :
- Pour ta gouverne, je ne te propose pas de m'accompagner. C'est moi qui accepte de t'accompagner. Nuance. C'est toi qui a requis mon aide, rappelle-t'en et remets les choses dans leur contexte initial.
- Très bien ! À ton bon vouloir, après tout.
Isao se retint de grincer des dents devant l'air suffisant qui prit possession des traits de son ancien coéquipier. Face à l'énervement de Watanabe, Yasuhisa fit mine de fignoler son tableau en y ajoutant des notes manuscrites ci et là.
Le regardant faire, Watanabe replongea dans ses souvenirs.
Les informations qu'il avait pu retenir du dossier étaient encore fraîches dans son esprit. La nuit dernière, il avait attentivement lu la copie du dossier que lui avait fournie Yasuhisa. S'il devait descendre les cafés sur son canapé pour espérer passer le temps pendant une insomnie, autant qu'il fasse quelque chose de productif pour espérer fatiguer ses neurones en effervescence.
Ce dossier… avait été plus intriguant que ce qu'il avait cru au préalable.
Dans les grandes lignes, celui-ci exposait un rapport complet sur un incident ayant récemment eu lieu dans un quartier d'Ikebukuro. D'après les habitants du quartier et les nouvelles étant parues dans les médias, ainsi que les dépositions des policiers étant intervenus sur place, il semblerait qu'un groupe de yakuzas se soit confronté à un gang il y a de cela quelques jours ; des coups de feu avaient été entendus.
Si Watanabe en avait entendu parler dans les médias, les détails de l'incident n'avaient pas été divulgués au grand public. Ce fut pourquoi il s'était surpris à parcourir avec une attention toute particulière ce dossier en question.
Watanabe avait gardé toutes ces informations dans un coin de son esprit, bien au chaud, et avait pensé qu'il en discuterait avec Yasuhisa quand il ferait un détour par son bureau.
L'enquêteur du département criminel examina une fois de plus le tableau qu'avait si minutieusement réalisé son ancien collègue de promotion.
Ces rassemblements de gangs dans Ikebukuro, cet accrochage datant d'il y a quelques jours… Yasuhisa avait probablement bien fait de se demander ce qui poussait ces gangs à sévir dans l'ouest de la capitale. Le timing semblait trop opportun, trop parfait, pour qu'il ne songe pas qu'un quelconque lien entre les deux existe d'une manière ou d'une autre.
Évidemment, l'accrochage entre le gang et les yakuzas pouvait n'être qu'un incident isolé parmi tant d'autres… Cependant, s'il voulait en avoir le cœur net, Isao devait aller sur les lieux de l'incident. De plus…
L'enquêteur jeta coup d'œil à la dérobée en direction de Yasuhisa, maintenant occupé à se dépatouiller avec le fils rouge qu'il avait utilisé pour indiquer des lieux sur la carte d'Ikebukuro.
Watanabe savait que Yasuhisa était l'un des meilleurs éléments de son département. Ainsi qu'un cas complètement à part de ses collègues.
Ses intuitions s'étaient jusqu'à présent très souvent révélées justes. Si Watanabe était du genre analytique et pragmatique, Yasuhisa fonctionnait à l'instinct. Si, il était vrai, cette méthode de résolution d'enquête ne faisait pas l'unanimité auprès de ses supérieurs, Masato Yasuhisa était un membre efficace du département qui avait réussi à gravir les échelons grâce à ses talents d'orateur et d'enquêteur.
Cet homme au sourire pouvant paraître simplet comprenait les sentiments des autres. Il analysait chaque situation sous le filtre de ses intuitions et était plus que capable d'utiliser celles-ci à son avantage.
Sous les verres de ses lunettes carrées se cachait un tempérament manipulateur. Telle une araignée tissant sa toile, avec patience et minutie, Yasuhisa déployait ses fils et usait de ses talents de policier chevronné afin d'obtenir ce qu'il désirait de la manière dont il le désirait.
En soit, si ses manigances parfois douteuses pouvaient le faire passer pour un policier à la moralité grise, dans les faits, son taux de réussite atteignait des records non négligeables.
De ce fait, si Yasuhisa estimait que cette affaire de rassemblements de gangs nécessitait qu'on s'y intéresse de plus près, si son instinct lui soufflait que Watanabe était nécessaire à la résolution de son enquête, cela devait être vrai. Ou du moins, cela s'avèrerait dans un avenir proche.
Offrant à son ancien partenaire l'opportunité de terminer et de peaufiner son travail, Isao prit appui sur le bureau de son ancien collègue de travail.
Au bout d'un moment, Isao avait fini par trouver le temps long. Sans en demander l'autorisation à Masato, Isao avait attrapé un des dossiers en cours de son ancien camarade de promotion et avait commencé à le parcourir. Il avait même fini par aller se chercher un café noir au distributeur du service.
Yasuhisa entamait à présent son deuxième tableau en y attachant tant des fils que des photographies de lieux et de personnes.
Watanabe l'observa par-dessus le haut du carton de son dossier. Il se fit la réflexion qu'il irait simplement jeter un rapide coup d'œil sur les lieux. Cela ne lui coûterait rien.
Son chef lui avait accordé l'après-midi pour se reposer. Ce n'était pas une affaire d'accrochage entre un gang et des yakuzas qui allait le fatiguer plus que ce qu'il ne l'était déjà.
~ x.X.x ~
Un gobelet de café noir apparut sous ses yeux. Arquant un sourcil sur son front, Watanabe releva la tête en direction de l'homme qui venait de lui tendre. Yasuhisa, les cheveux légèrement ébouriffés après avoir passé une autre bonne heure et demie à remplir puis peaufiner son second tableau, lui rendit un sourire.
D'une voix légèrement fatiguée, Yasuhisa s'adressa à lui :
- Désolé pour l'attente. Je te devais au moins un café pour me faire pardonner.
Watanabe l'étudia quelques instants des yeux sans mot dire, notant par la même occasion que ses lunettes rectangulaires avaient glissées de quelques centimètres sur son nez et qu'il avait ôté sa veste de costume pour remonter les manches de sa chemise d'un blanc éclatant ; chose qu'il ne faisait que quand son travail demandait sa plus grande concentration.
Lorsque Yasuhisa se mettait à quadriller le secteur d'une enquête, sa présentation, pourtant si irréprochable en temps normal, se dégradait au fil du temps. Ce changement drastique, avant-après, prouvait qu'il avait terminé de rassembler toutes les informations nécessaires à l'enquête et qu'il était paré à mettre en œuvre un plan pour coincer ses cibles.
Faisant bien attention à n'en faire glisser aucune feuille, Watanabe referma le dossier qu'il examinait depuis tout à l'heure, le dos carré dans la chaise de bureau, ensuite il attrapa entre ses doigts le café brûlant qui lui était tendu.
- Fini ? demanda-t-il, sur un ton détaché, avant de déglutir une gorgée de sa boisson fumante.
Yasuhisa acquiesça.
- Je pense avoir tout passé en revue, oui. Là, j'ai vraiment besoin d'une pause bien méritée. Merci d'avoir attendu.
L'homme à lunettes lui offrit un nouveau sourire. Son doigt désigna ensuite le dossier que Watanabe avait posé sur ses cuisses et qui rassemblait un rapport d'enquête sur les différents regroupements de gangs dans Ikebukuro.
- Tu penses que les deux affaires pourraient avoir un rapport entre elles ?
Watanabe l'observa par-dessus son gobelet de café avant de reporter ses yeux marrons foncés sur le dossier qui trônait sur une de ses cuisses. Durant l'heure qu'il avait passé à attendre que Yasuhisa finisse ses deux tableaux, l'enquêteur avait largement eu le temps de parcourir une première fois le dossier et les témoignages des personnes interrogées dans le cadre de l'enquête.
L'enquêteur du département de la police criminelle finit par hausser mollement des épaules.
- On ne peut pas écarter cette piste, je dirais. Même si rien ne le prouve à priori.
L'expression neutre, Isao planta ses iris foncées dans celles de Masato.
- Toi, en revanche, tu le penses, pas vrai ? Que ces deux affaires sont liées. Et c'est pour ça que tu m'as demandé d'y jeter un coup d'œil. Pour confirmer tes hypothèses.
Pris la main dans le sac, Yasuhisa ne put que se racler nerveusement la gorge sans prendre la peine de confirmer les dires de son ancien coéquipier.
- C'est simplement que tout s'enchaîne d'une manière trop rapide pour être fortuite, à mon sens.
Yasuhisa descendit la moitié de son gobelet de capuccino. Il s'en alla ensuite récupérer sa veste sur le porte manteau de son bureau pour la passer sur ses épaules.
Il prit le temps de la lisser avec minutie, de recoiffer ses cheveux défaits et de replacer ses lunettes correctement sur le haut de son nez avant de répondre.
- Donc, comme tu dis, on ne peut pas l'exclure.
Le membre du Bōryokudan désigna la porte d'un geste de la main à son ancien collègue.
- J'ai quelque chose à te montrer.
Sans se débarrasser de son air bougon, Watanabe redéposa le dossier à l'endroit où il l'avait pris, sur le bureau, puis s'empara à son tour de son manteau qu'il avait accroché au porte-manteau un peu plus d'une bonne heure auparavant.
Une main dans une des amples poches de celui-ci, qu'il avait enfilé d'un geste souple, il suivit le membre du département de lutte contre le crime organisé, son gobelet de café à la main.
- Je ne sais pas s'ils en ont parlé dans l'actualité, mais l'incident entre les yakuzas et le gang des Scorpio n'est pas un incident isolé, expliqua Yasuhisa, tandis qu'ils entraient dans l'ascenseur vide à l'heure actuelle.
Watanabe lui laissa le temps de développer, préférant demeurer silencieux pendant qu'il buvait le reste de son café.
- Comme tu as pu le voir, plusieurs incidents ont eu lieu dernièrement. La plupart d'entre eux n'implique pas de blessés ou de morts, ou bien uniquement de simples blessés légers. Or…
- Les postes de polices des lieux concernés sont beaucoup sollicités, en déduisit Isao, qui attendit qu'il eut fini de dépasser un groupe de personnes agglutiné devant un distributeur pour répondre.
Comme attendu de lui, il avait compris ce que cela impliquait.
- En effet, approuva Yasuhisa, qui savait que Watanabe comprendrait sans mal où il souhaitait en venir. Si tant et bien que les effectifs pouvant intervenir sur des incidents plus importants sont de plus en plus réduits.
- Tagues de murs ou de trains, nuisances sonores en groupes, remue-ménage dans les bars, lancés de pavés et vols dans les vitrines des petits commerçants…
D'un ton placide, Isao énuméra l'ensemble des incidents qu'il avait pu passer en revue aujourd'hui, pendant qu'il patientait dans le bureau de Yasuhisa.
- Ce sont tous des délits mineurs. Mais réalisés en bande, la police ne peut pas se permettre de n'envoyer qu'un petit comité pour les accueillir. Pourtant, aussi dingue que cela le laisse entendre, pas la moindre bagarre impliquant deux gangs rivaux.
Yasuhisa marqua une pause et manqua de percuter une femme qui sortait en hâte et les bras chargés de feuilles d'imprimante de la salle des photocopies. Après s'être excusé au moins une demi-douzaine de fois, l'homme s'empressa de résumer rejoindre Watanabe où celui-ci s'était arrêté pour l'attendre, et de reprendre le fil de la discussion.
Il attendit qu'ils arrivent devant l'ascenseur pour oser demander :
- Alors tu as vraiment lu le dossier, hein ?
- Tu m'as vu le faire, tu plaisantes là ?
Devant l'air mauvais que lui renvoya aussitôt Isao, Masato se racla la gorge. Il attendit que les portes de l'ascenseur s'ouvrent et que les trois personnes qui l'empruntaient eurent fini d'en sortir, avant de reprendre.
- Mais tu as vu juste, approuva-t-il d'un hochement de menton, en montant le premier dans l'ascenseur. Comme toujours d'ailleurs. Pourtant, les guerres de gangs étaient monnaie courante il y a encore quelques mois de cela.
Il appuya sur le bouton du rez-de-chaussée avant de d'appuyer le dos contre une des parois de l'ascenseur, qui amorçait avec lenteur sa descente.
- De plus, et je suis certain que tu comprendras aussi où je veux en venir… Les gans ne sont pas les seuls à être territoriaux.
'Ah.'
Isao le regarda par-dessus le haut de son gobelet de café, duquel il venait de descendre une gorgée. Yasuhisa fixait sans pour autant réellement le regarder le fond de son propre gobelet, les yeux perdus dans les remous de sa boisson chaude.
- C'est pour cela que tu penses que les deux affaires sont liées, en conclut l'enquêteur.
- Disons que cela m'a traversé l'esprit, il est vrai.
L'ascenseur marqua un premier arrêt à l'étage numéro trois, laissant s'engouffrer une demi-dizaine de personnes. Isao se flanqua dans un coin, sirotant occasionnellement son café refroidissant peu à peu entre ses doigts.
Maintenant qu'ils ne pouvaient plus réellement discuter en toute tranquillité, Isao s'était écarté de Masato et se mettait à repenser à ce que celui-ci lui avait dit dans les secondes précédentes.
Les yakuzas.
Plus territoriaux, il était difficile de trouver. Une fois qu'ils avaient mis le grappin sur un territoire, ouvertement ou non, ils le défendaient bec et ongles. Menacer leur territoire en venant y mettre les pieds pour y créer du grabuge équivalait à déclencher des représailles certaines.
Toutefois… Cela n'équivalait que si ces territoires en question, en l'occurrence Ikebukuro et Shibuya dans le cas présent, appartenaient en effet à des yakuzas.
Isao avait depuis longtemps quitté le département de lutte contre le crime organisé pour être au courant des derniers clans encore en lice.
Si l'incident d'Ikebukuro impliquait véritablement des yakuzas… Dans ce cas, un possible lien entre les regroupements de gangs et cet incident n'était en effet pas à négliger. Il suffisait que les yakuzas aient senti que leur territoire était d'une quelconque façon menacé et aient décidé d'agir au grand jour, telle une piqure de rappel.
'Le bougre.', pensa avec une exaspération non dissimulée Isao, en lançant un regard empli d'éclairs en direction de Masato, lequel discutait joyeusement avec un de ses collègues s'étant inopinément retrouvé dans le même ascenseur qu'eux. 'Il voulait m'impliquer d'autant plus dans l'enquête en me donnant les informations de celle-ci au compte-goutte.'
L'engin de métal finit par atteindre le rez-de-chaussée tant attendu. Les doubles portes de métal s'ouvrirent sur un grand hall flanqué d'immenses fenêtres laissant filtrer la lumière du dehors.
Indiquant d'un coup d'œil à Isao de lui emboiter le pas, Yasuhisa sortit de l'ascenseur en saluant son collègue qui s'éloignait déjà. Isao profita de ce moment de latence pour jeter son gobelet vide dans une poubelle à proximité.
Tandis qu'ils s'approchaient des doubles portes de l'entrée, la voix suppliante d'une femme se fit soudain entendre devant le bureau de l'accueil. Yasuhisa et Watanabe tournèrent d'un même mouvement la tête. Les doigts accrochés si forts au bureau de la secrétaire qu'ils en étaient devenus blancs, une femme, son mari à ses côtés, qui la soutenait par les épaules et l'incitait d'une voix apaisante à regagner l'entrée – bien que lui-même ne paraissait pas en meilleur état que sa femme – suppliait des mots incompréhensibles à coup de gros sanglots.
Isao les regarda de loin, puis remarqua que Yasuhisa avait complètement stoppé sa marche pour les regarder avec un regard de pitié.
- C'était ça, que tu voulais me montrer ? s'enquit Isao.
- Depuis qu'ils ont appris que le dossier sur la disparition de leur fils a été transféré à la police de Tokyo, cette femme et son mari ne cessent de venir tous les jours pour demander des nouvelles de l'enquête.
- La disparition de leur fils ?, l'interrogea Watanabe. Qui sont-ils ?
Yasuhisa détourna les yeux de ces deux personnes pour les porter sur Watanabe, qui patientait en silence, impassible.
- Les parents d'un des disparus de l'incident d'Ikebukuro, celui avec les yakuzas. Ce sont les parents de Hiki Goto, le chef du gang Scorpio.
Les paupières de Watanabe s'ouvrirent lentement.
- H-Hiki, chouinait la dame, en présentant, les mains secouées de tremblements, un avis de recherche à la personne de l'accueil.
- Ma chérie, calme-toi, tentait de la raisonner son mari, en appuyant une main aussi tremblante que celles de son épouse sur l'épaule de celle-ci.
Isao vit les mains de la femme s'agripper avec désespoir aux bras salvateurs de son mari, telle une bouée de sauvetage lui permettant tout juste de garder la tête hors de l'eau.
Sincèrement. Isao détestait faire dans le sentimentalisme. Témoigner de la compassion ne s'agençait pas avec son cerveau pragmatique qu'il comparait lui-même souvent aux rouages d'un mécanisme réglé sur mesure.
La scène de cette femme, de cette mère qui hurle son désespoir à la perte de son enfant, la scène de ces membres de la famille effondrés, terrassés par le désarroi, lui était devenue familière. Pourtant, peu importe combien de fois il la voyait se dérouler devant ses yeux, il ne parvenait jamais à s'y faire.
- Avez-vous des nouvelles de mon garçon ?, insista la dame, pendant que son mari lui soufflait d'autres mots sans doute rassurants à l'oreille pour la forcer à rebrousser chemin, des mots que Watanabe ne put entendre de là où il se trouvait.
- Ils ont été mis sous protection policière depuis la disparition de leur fils, annonça Masato.
Isao se tourna vers lui. Yasuhisa avait le regard lointain.
- Sous protection ? Le dossier n'en faisait pas mention. Les yakuzas sont réapparus depuis la dernière fois ?
Yasuhisa secoua la tête.
- Non, plus rien depuis le jour de l'incident. Ils se sont volatilisés depuis leur dernière apparition. Mais d'après les dires de son mari, sa femme a développé une santé mentale fragile à force de subir les retombées néfastes des actions de son fils. Nous avons également mis leur maison sous scellée, il demeure trop de preuves importantes, de scènes accablantes et de risques pour la famille pour qu'on les laisse dormir sous ce toit. Le temps que l'enquête avance, ils dorment chez les parents du mari.
- Ils habitaient la maison où a eu lieu l'incident ?
Yasuhisa acquiesça.
- Ils étaient partis pour quelques jours au moment des faits. D'après leur déposition, ils avaient conscience que leur fils avait de mauvaises fréquentations et avaient plus d'une fois tenté de le ramener à la raison. Malheureusement, ils étaient loin de se douter qu'il traînait dans des affaires de gangs.
Par malheur, ne put s'empêcher de penser Isao, c'était, au final, toujours les proches qui souffraient le plus de ces situations. Les principaux concernés n'étaient, effectivement, en général, pas présents pour constater l'effet boule de neige qu'elles engendraient.
L'air toujours attristé, Yasuhisa soupira avant de sortir son téléphone de sa poche intérieure de manteau, taper rapidement un message et le ranger aussitôt. En reprenant sa marche, il souffla :
- J'ai envoyé quelqu'un pour les accueillir dans un de nos bureaux. Je sais que tu n'aimes pas t'éterniser, donc prenons la route.
Avant de suivre son ancien acolyte dans sa voiture, Isao lança un dernier regard en direction des parents du garçon disparu, dont il se souvenait avoir vu le visage dans le dossier qu'il avait parcouru la nuit dernière.
Sans un mot pour cet homme et cette femme éplorés, Isao se fit la réflexion qu'il était préférable pour eux de ne pas savoir que son ancien camarade de promotion et lui se rendaient chez eux.
Malgré ses nombreuses années de service, Watanabe n'était foutrement pas taillé pour faire preuve de sentimentalisme.
~ x.x.x ~
Après près de deux décennies de carrière dans les rangs de la police, Isao avait appris qu'il existait des scènes qui jamais ne changeaient dans le métier.
Le gel d'une scène de crime.
Une des premières étapes, si ce n'était la première et la plus importante, afin de garantir le bon déroulement d'une enquête était de « geler » la scène de crime. Espérer figer les preuves afin que les indices récoltés dirigent de la meilleure des manières vers la finalité la plus plausible et avérée possible.
Les scènes de crimes gelées commençaient toujours de la même manière : les barrages de police, les regards distants des membres de la criminalité, les pleurs et l'inquiétude des proches, les regards curieux ou préoccupés du voisinage, ainsi que l'ambiance de lourdeur insoutenable qui se dégageait des lieux du drame.
Après avoir parcouru l'autoroute durant plusieurs minutes dans le silence, la voiture banalisée de son ancien coéquipier avait pris la direction d'un des quartiers résidentiels d'Ikebukuro. Ralentissant lorsqu'ils eurent atteint leur destination, Yasuhisa se gara sur le côté, à seulement quelques pas de la maison des Goto.
Isao fixa cette maison en détachant sa ceinture.
Pas de membres de la crimino se bousculant au coude à coude pour assembler les preuves, ni de rubans de policiers sur le pied de guerre, mais une sempiternelle bande jaune empêchant l'accès. Puis cette ambiance de lourdeur qui se ressentait jusqu'à l'extérieur, comme si les scènes s'y étant déroulées avaient imprégné les murs de leur carnage.
- Nous y sommes, annonça Yasuhisa, en éteignant le moteur du véhicule.
- Qu'est-ce que viendraient faire des yakuzas dans un quartier pareil ? s'étonna Watanabe, en posant un pied sur le trottoir et en refermant la portière derrière lui dans un « clac ! ».
- Nous sommes justement là pour le découvrir, lui répondit placidement son voisin, en sortant également de l'habitacle qu'il prit soin de fermer à clef.
Les mains dans les poches, Watanabe s'avança.
Les lieux ne dénotaient pas par rapport aux autres habitations du coin, ce fut la première chose qu'il remarqua en s'avançant. Ils pouvaient même sembler tout aussi banals. Ce n'était pas non plus un quartier huppé qu'il était possible de requêter par le chantage.
L'option d'un vol ayant mal tourné était ainsi à exclure des probabilités entourant ce mystère.
'Pourtant…', se fit-il la réflexion, songeur, 'des yakuzas s'étaient pointés jusqu'ici et avaient pris la peine de sortir leurs armes pour s'en prendre à ce gang.'
Isao avait lu que les yakuzas avaient sorti deux personnes de la maison, cela était écrit noir sur blanc dans le dossier.
En parcourant les lignes du dossier un peu plus tôt dans la journée, Isao avait d'abord songé à ce que les deux personnes sorties de la maison fassent elles aussi partie du gang. Cependant il n'en avait pas lu l'entièreté, de ce dossier. Il préférait assembler les indices par lui-même sans se fier à l'enquête préalable. C'était sa façon de fonctionner.
Arrivé à proximité de l'habitation, Watanabe vit le plastique jaune se soulever au-dessus de sa tête.
N'accordant qu'un « Nh » en guise de remerciement à Yasuhisa, l'enquêteur du département criminel passa sous la ligne de sécurité, traversa le portique de l'entrée et entra à l'intérieur de la maison, qu'Isao ouvrit avec des clés qu'il avait sans doute dû demander aux parents Goto afin d'assurer la bonne continuité de son enquête.
L'odeur saumâtre qui les frappa de plein fouet leur fit presque monter les larmes aux yeux.
- « Qu'est-ce que viendraient faire des yakuzas dans un quartier pareil ? », disais-tu tout à l'heure ? récita Yasuhisa, en regardant autour de lui, tout en enfuyant le nez dans la manche de son manteau. Moi, la première question qui m'est venue à l'esprit, quand je suis venu inspecter les lieux la première fois, ça a été « Qu'est-ce qui pourrait bien pousser des yakuzas à venir s'en prendre à un aussi petit gang ? ».
- Il n'y a aucune raison valable à chercher dans un incident mêlé au milieu du crime organisé, rétorqua Watanabe, qui avait paraissait-il plus de retenue que son ancien collègue et parvenait mieux que lui à supporter l'odeur qui imprégnait les lieux. Ni dans le monde du crime, d'ailleurs. Tu le sais comme moi : le moindre motif de discorde suffi à mettre le feu aux poudres.
- Certes, c'est ta propre vision des choses. La mienne diffère quelque peu cela dit. L'idéaliste que je suis, aime penser qu'aucun être humain ne pourrait agir sans raison valable.
- Dans ce cas, tu n'es pas un idéaliste mais un idiot. Travaille ne serait-ce qu'un mois dans mon service et tu ne pourras que remettre en question tes convictions. Si certains estiment avoir des raisons valables pour justifier l'impensable, d'autres agissent sur le coup d'une pulsion.
Watanabe serra les dents en concluant :
- Aucune raison ne justifie un meurtre.
Un silence de malaise s'ensuivit ces mots. Yasuhisa avait pleine connaissance de l'aversion qu'éprouvait Watanabe envers les criminels au passé de meurtrier. Il ne savait jamais comment répondre quand Watanabe exposait au grand jour ses sentiments personnels. S'il ne le montrait pratiquement jamais en raison de son caractère, Isao Watanabe avait parfois, quand cela touchait sa corde sensible, grand mal à se détacher des situations éprouvantes qu'il pouvait vivre dans l'exercice de son métier.
- Le dossier d'enquête stipulait qu'il y avait eu un échange de coups ?, reprit soudain Isao, ramenant sur terre Masato.
Ce dernier gesticulait sur place à la recherche d'une manière d'aider son ami à faire la part des choses.
Inconscient du malaise qu'il venait d'instaurer, Isao pointa du doigt les traces de sang ayant été délimités par des cartons avec des petits numéros. Masato hocha le menton.
- Les voisins ont rapporté avoir entendu des coups de feu, qui ont très vite cessé.
- Le rapport balistique avait raison, fit Isao, en pointant les traces de sang éparpillé sur le sol et les murs de l'entrée. Elles sont toutes dirigées vers l'intérieur. Si le gang se trouvait à l'intérieur au moment de l'accrochage, ce que les voisins semblaient rapporter dans leur témoignages… Alors il doit être le seul à avoir été attaqué. L'attaque a été unilatérale.
Un silence s'ensuivit. Isao glissa un air interrogateur en direction de son chauffeur du jour. Celui-ci clignait des yeux, la bouche en « o ». Yasuhisa finit par hausser les épaules avec un sourire résigné
- Tu te souviens même des témoignages que tu as lu lors d'une insomnie.
L'expression de pure expression qui contorsionnait les traits de son voisin ne sembla pas affecter le moins du monde Watanabe, qui ne s'en exaspéra que davantage.
- C'est un prérequis de tout enquêteur. Ne commence pas à jouer les surpris.
- Non mais je suis surpris ! Je le suis vraiment ! Et très honnêtement, je ne sais pas si je dois être jaloux ou me sentir offusqué de ne pas être aussi efficace.
L'homme aux lunettes laissa s'échapper un petit rire de ses lèvres.
- Je ne rigole pas, Yasuhisa !
- Oh mais moi non plus ! Je me disais simplement qu'on manquait cruellement d'éléments comme toi dans nos rangs. Tu ne serais pas tenté de m'envoyer ton CV, à tout hasard ? Promis, je suis un chef qui sait se faire apprécier de ses subordonnés.
Isao préféra ignorer les élucubrations de son voisin en n'y répondant tout bonnement pas et poursuivit son inspection de la maisonnée. Habitué à ce genre de scène et professionnel dans l'âme, chacun de ses pas évitait soigneusement d'entacher les traces de sang éclaboussées un peu partout.
- Ton affaire là…
Isao se stoppa, dos à Yasuhisa. Il n'avait pas besoin d'en voir davantage ; il y avait une chose certaine qu'il avait comprise en inspectant le rez-de-chaussée de cette maisonnée.
- Ce qu'on a devant les yeux, Yasuhisa… C'est une mise à mort. Pour une raison qu'on ignore encore, les yakuzas voulaient leur peau.
Dans son dos, Yasuhisa poussa un profond soupir. Cette fois, il répondit avec une certaine résignation dans la voix.
- C'est ce qu'il semblerait, en effet.
Isao tourna son corps d'un quart de cercle pour pouvoir regarder Yasuhisa dans les yeux.
- J'en suis arrivé à la même conclusion que toi. Seulement, un problème se pose…
- Aucun corps n'a été retrouvé, raisonna Watanabe.
- C'est cela. Le temps que la police arrive sur les lieux, ils avaient déjà fui, emportant surement avec eux les membres du gang.
- La rancune qu'ils détenaient à l'égard de ce gang devait être tenace. Qui sait ce qu'ils pourraient être en train de leur faire, à l'heure actuelle…
Yasuhisa indiqua du doigt la porte de la cave, située non loin.
- Justement, on pense avoir une idée sur ce qui a bien pu causer cette rancune.
Yasuhisa s'approcha de la porte de la cave et l'ouvrit en posant un mouchoir en tissu qu'il avait sorti d'une des poches de son manteau sur la poignée. Sans mot dire, l'enquêteur lui emboita le pas. Tous deux descendirent les marches de l'escalier de pierres qui s'enfonçait vers la cave.
- Les policiers sur place ont rapporté que deux chaises avaient été retrouvées dans la cave.
- Des chaises ?
Isao n'avait pas eu le temps de passer en revue l'entièreté du dossier, c'est pourquoi cette nouvelle information lui fit hausser un sourcil.
Arrivé en bas des marches, la scène qui les attendait tous les deux semblait tout droit sortie d'un film. Des éclaboussures noirâtres, Isao comprit sans mal que cela devait être du sang, jonchaient le sol de pierre. Les deux seuls détails qui dénotaient dans cet endroit sentant l'humidité et l'odeur âcre du sang, furent deux chaises en bois. Perdues au milieu de la cave, ces dernières étaient tâchées par endroits de tâches sombres semblables à celles visibles sur le sol.
- Des prélèvements ont été réalisés sur ces chaises. Ils ont été mis sous scellées et envoyés en laboratoire.
- Cela fait penser à une séquestration.
- Et ce n'est pas tout. Un départ de feu a été constaté dans le salon. Heureusement, il a rapidement pu être maîtrisé. L'origine venait d'un mégot de cigarette non éteint.
- Ils ont voulu mettre feu à la maison ?
- Nous ne savons pas si cela était intentionnel ou non, car le mégot s'emblé avoir été jeté à la hâte sur le divan, comme s'ils avaient tenté de fuir précipitemment. Ou si les fautifs étaient les membres du gang qui ont oublié de l'éteindre correctement. Quoi qu'il en soit, on a rien pu récupérer du mégot, pas la moindre trace d'ADN. Il était calciné.
- Si cela était intentionnel de la part des yakuzas… C'est qu'ils ont cherché à effacer les preuves.
Dépité, Yasuhisa s'enfonça dans un profond soupir las.
- On ne peut rien affirmer ni au contraire infirmer. Et c'est ce qu'il y a de plus frustrant dans cette affaire.
- Certes. Cependant, nous pouvons faire des suppositions. Et si celles-ci se démontrent vraies, cela signifie que les yakuzas ne veulent pas que l'on découvre qui étaient les deux personnes qu'ils ont escortées hors de la maison.
Les méninges d'Isao s'étaient déjà mises à tourner à plein régime. S'ils ne pouvaient ni affirmer ni infirmer quoi que ce soit, il était néanmoins envisageable d'orienter les recherches sur les hypothèses les plus plausibles. Si l'on ne pouvait clore des portes, il suffisait d'emprunter celles qui guidait vers une sortie éventuelle.
- Yasuhisa.
Le susnommé, qui était occupé à observer une trace d'éclaboussure de sang sur le mur gris de la cave, ainsi qu'un impact de balle laissé sur le sol, concentra son attention sur celui qui l'avait appelé.
- Qu'y a-t'il ?
- Je pense qu'il nous est possible d'écarter certaines pistes en raisonnant correctement.
- Oh ! Mon ancien coéquipier serait-il sur le point de dégainer un lapin de son chapeau ?
Isao tiqua de dédain.
- La magie n'est qu'un assemblement de tours et de trompe-l'œil. Ne t'avise pas de comparer mes talents d'enquêteur à des conneries pareilles.
- Compris. Vous m'en voyez désolé, monsieur l'enquêteur de génie.
Isao roula des yeux. Voilà pourquoi il préférait travailler seul. Pendant que lui préférait le pragmatisme, il y en avait toujours un dans le lot pour plaisanter quand l'instant ne s'y prêtait pas. Et en cet instant, celui qui s'entêtait à le déconcentrer était cet énergumène qui se prétendait être son meilleur ami et le scandait à tue-tête à qui voulait bien l'écouter.
- Concentre-toi ! On l'a peut-être, la « raison » que tu recherches tant.
Sitôt qu'il eut dit cela, toute trace de plaisanterie disparut du visage de Masato. Le chef de la troupe mobile du Bōryokudan se tourna entièrement vers lui, montrant qu'Isao avait dès à présent son entière attention.
- Que veux-tu dire ?
- Il suffit d'ouvrir un peu les yeux ! Si tu arrêtais de plaisanter à tout bout de champ, tu l'aurais déjà compris depuis des lustres.
- Crois-moi, j'ai les yeux grands ouverts, répliqua Yasuhisa, avec un air soudain solennel qui n'allait foutrement pas à cette figure d'ordinaire moqueuse. Et même les oreilles. Je suis toute ouïe.
- Soit, soupira avec une exaspération non dissimulée l'enquêteur.
Il désigna ensuite d'un signe du menton les deux chaises trônant au milieu de la cave.
- Prends cette déduction avec les plus grosses pincettes car ce n'est pas mon enquête donc je te balance ce qui me vient.
- Tes déductions sont parmi les plus élaborées que je connaisse.
- Imaginons que les yakuzas soient venus pour sauver deux personnes, comme l'indiquent les témoins… Dans ce cas, nous pouvons estimer qu'ils étaient importants à leurs yeux, n'est-ce pas ? Et qu'il y a donc des chances pour que ces personnes fassent partie de leur clan.
Yasuhisa regarda un instant Watanabe avant de secouer mollement la tête.
- Crois-moi, on y a déjà pensé, nous aussi. Cependant, cela semble invraisemblable. Comment des yakuzas pourraient se faire enlever par un gang aussi jeune et surtout avec une telle facilité ? Les Scorpio ont beau avoir une mauvaise réputation dans Ikebukuro, ils sont loin d'être les pires parmi les gangs du coin.
- Peut-être car les personnes séquestrées n'avaient pas la force de riposter, tout simplement ?
- Des nouvelles recrues, tu veux dire ? La hiérarchie prime chez eux. Les kobuns préfèreraient mourir ou pratiquer le seppuku, plutôt que de décevoir leur chef. Et une séquestration est une raison suffisante pour vouloir mourir à leurs yeux, crois-moi.
Watanabe secoua la tête.
- Justement, c'est là où tu fais fausse route. Tu viens de le dire toi-même, la hiérarchie prime. Les personnes séquestrées étaient peut-être importantes dans le clan ? Ce serait une « raison » que tu pourrais estimer « suffisante » pour attaquer, tu ne penses pas ?
D'un sérieux qui ne lui ressemblait pas, le membre du département de lutte contre le crime organisé étudia quelques instants la question.
- C'est plausible, il est vrai. Toutefois, j'ai du mal à croire qu'une hiérarchie ne dispose pas d'une protection suffisamment rapprochée pour se faire enlever par un gang aussi petit.
- Je te répète tes propres mots : « On ne peut rien affirmer ni au contraire infirmer dans cette affaire ». Ajoute cette piste dans ton dossier.
Un rictus plissa les coins des lèvres de Masato.
- Je savais que tu avais une approche différente des choses. Cependant… À quel type de « hiérarchie » fais-tu référence ?
- On s'en care de quel type de hiérarchie, Yasuhisa ! Même un kyodai ferait l'affaire. Il suffit que cette personne soit suffisamment importante et indispensable au clan pour lancer l'assaut. Des cas comme ça se sont déjà produits par le passé.
- C'est là où tu te trompes, Watanabe, l'interrompit Yasuhisa, soudain devenu très sérieux.
- Hein ? s'agaça l'enquêteur, piqué au vif dans sa fierté. Si tu n'es pas prêt à écouter mes déductions, tu n'avais pas besoin de me demander de l'aide.
- Ce n'est pas ce que je veux dire, rectifia Yasuhisa, sans sourcilier malgré le regard menaçant qu'Isao portait sur lui. J'ai reçu un rapport ce matin.
Isao arqua un sourcil.
- Un rapport ?
- Exact, un rapport. Des policiers étant intervenus sur les lieux le jour de l'incident.
- Tu l'as déjà dit dans le rapport, ça. Et donc ?
- J'attendais d'avoir davantage d'informations avant d'émettre des hypothèses, mais tes déductions m'y ramènent inexorablement.
Isao croisa les bras sur son torse, sentant l'impatience le gagner.
- Les policiers ont récemment repris le temps d'interroger certains témoins ayant été réveillés par les bruits de coups de feu la nuit de l'incident. Certains d'entre eux ont rapporté qu'ils ont vu les yakuzas escorter deux personnes en dehors de la maison.
- Oui, on le sait ça. C'est le principe d'une récupération d'otages, en effet. Tu te répètes, ironisa Isao, avec mauvaise humeur. Ces deux personnes étaient de toutes évidence celles qui devaient être séquestrées dans cette cave par le gang.
- Mon cher ami, tu as la fâcheuse manie de ne jamais me laisser finir mes phrases et c'est bien triste, si tu veux mon avis.
- Crache le morceau.
- Là où je veux en venir, compléta Masato, en regagnant son sérieux, c'est que parmi ces témoins, l'un d'entre eux s'est souvenu d'un détail important. Il a affirmé que l'une des deux personnes escortées par les yakuzas avait l'air jeune.
- Jeune ?
Masato acquiesça.
- Le témoin a avoué ne pas avoir pu distinguer les traits de son visage car il faisait sombre, mais que la silhouette ressemblait fortement à un jeune homme, peut-être même un adolescent pas très grand.
- Et qu'en est-il de l'autre personne ?
- Tout aussi peu d'informations, car elle a été redirigée vers un autre endroit que le témoin n'a pas pu voir.
- Donc nous avons un témoin qui pense avoir aperçu ces deux personnes mais qui a pu n'en décrire brièvement qu'une seule…
- C'est cela. À cause de l'obscurité, il lui a été impossible d'en faire un portrait-robot. Et il ne peut même pas affirmer l'âge de cette personne. Toutefois…
- Si les yakuzas se sont déplacés pour les sauver, c'est que ces deux personnes devaient être importantes. Si ce supposé premier otage avait l'air d'un jeune homme… Le fils d'un haut-gradé du clan, par exemple ? Ce serait une première piste à explorer.
- J'avais peur de cette possibilité mais c'est envisageable, oui.
- Mais là encore, cela semble peu probable. Les héritiers sont les premières cibles des rivaux. Quoi de mieux que de rompre la concurrence en rayant la descendance ? En sachant cela, comment un chef pourrait laisser son successeur être enlevé aussi facilement ? Ils leur fournissent en général la meilleure garde rapprochée.
- Là encore, c'est un point que j'ai étudié. Et j'ai aussitôt fait des recherches. Mais la guerre de territoires implique trop d'acteurs.
- Dans ce cas, il faut prendre en compte un possible manque de moyens mis en œuvre pour protéger ces deux personnes. Concentre-toi sur les plus jeunes clans en premier. Peut-être que leur politique interne n'est pas encore solide ni correctement établie ?
- Rechercher parmi les nouveaux clans dans Tokyo ? C'est comme rechercher une aiguille dans une meule de foin.
- Nous avons peut-être un moyen de réduire le champ d'action.
Yasuhisa cessa de marmonner pour observer son meilleur ami.
- L'ADN, Yasuhisa. Il nous suffit de tester l'ADN des deux personnes ayant été séquestrées avec le registre des criminels de la police pour espérer trouver un match potentiel.
Un air sérieux prit place sur le visage d'ordinaire si jovial de Masato.
- Je vais demander à ce que les échantillons prélevés sur les chaises par la crimino soient priorisés en laboratoire. Cela nous donnera peut-être une piste sur quel clan aurait pu faire cela.
- Le plus tôt sera sans doute le mieux, effectivement.
- Je sens qu'on touche au but, s'exclama Yasuhisa, avec un soulagement non dissimulé. Nous venons peut-être de faire un bon de géant. J'en ressens un certain soulagement et une certaine satisfaction.
- Pas moi. Je pense plutôt que cette enquête ne nous mènera nulle part. Si c'est vraiment le cas, si ce gamin mystérieux est vraiment quelqu'un d'important et si les faits se sont véritablement déroulés de cette manière…
- Je sais, souffla Yasuhisa, avec résignation, tout en continuant avec bien plus d'amertume qu'il n'aurait voulu laisser suinter de ses mots. Si c'est vraiment le cas, alors nous ne sommes mêmes pas certains de retrouver les membres de ce gang en vie.
- Il semblerait. Ce qui se cache là-dessous sont peut-être les prémices d'une prochaine effusion de sang. Tes gars et toi avez peut-être donné un grand coup de pied dans une fourmilière.
- Ne me le rappelle pas, j'ai déjà bien assez d'affaires compliquées à gérer au quotidien…
Isao fixa les murs si gris de cette cave, qui se décoraient dès à présent d'éclaboussures sombres et de larges tâches brunies.
- En parlant de quotidien… Tu as dit que les réunions de gangs se passent dans Ikebukuro, pas vrai ?
- C'est cela. Et dans Shibuya principalement.
- Tous deux des lieux très fréquentés, raisonna Isao, pensif.
- Exactement. Et c'est suffisamment problématique comme ça…
Un air songeur s'installa sur les traits de l'enquêteur du département criminel.
- Tu comptes organiser une réunion avec ton équipe, à ce sujet ? s'enquit-il, avec intérêt, alors qu'ils reprenaient tous deux la direction des escaliers menant à l'étage supérieur.
- Je compte fixer la date prochainement.
- Bien ! Dans ce cas, j'attends que tu me fournisses tout ça au plus vite.
- Tu vas y participer ?! s'enthousiasma Yasuhisa, après avoir marqué une longue pause, le temps que l'information ait fait son bout de chemin entre ses deux oreilles.
- J'ai du temps à tuer depuis que j'ai trouvé des collègues pour me remplacer. Et n'oublions pas que j'ai aussi des responsabilités de formateur à fuir. Je suis un homme parfaitement libre.
Leur discussion se solda sur un rire de Yasuhisa, empli d'un peu plus d'entrain que ce qu'il n'en avait démontré de la journée.
Isao Watanabe n'était pas un bourreau du travail comme pouvait le prétendre Masato. Il avait simplement besoin de comprendre. Il ne pouvait trouver le repos qu'une fois le mystère lui trottant en tête résolu.
Ces deux incidents pouvaient, in fine, révéler n'avoir aucun lien de cause à effet, mais Isao pensait sérieusement qu'il était préférable de songer à la pire des situations pour parvenir à gérer au mieux la meilleure.
Dorénavant qu'il avait plongé le nez dans ces affaires aux contours troubles, il ne pouvait s'en empêcher ; l'enquêteur chevronné qui était en lui fulminait de résoudre ce puzzle.
Isao Watanabe ressentait depuis toujours le besoin compulsif de mettre en lumière ce qui se tapissait dans l'ombre.