Respirant à pleins poumons l'air doux venant de l'extérieur, Sora commençait à se demander s'il n'aurait pas mieux fait de réfléchir à deux fois avant de balancer à qui voulait bien l'entendre qu'il souhaitait créer sa propre faction.
Assis sur le parquet de l'entrée de sa chambre, celle donnant sur la vue du cerisier en fleurs du jardin entourant la propriété, le plus âgé des fils Ryūno enfonça mollement le poing dans sa joue, avant d'aussitôt le regretter. Un vif élancement venait de foudroyer de parts en parts sa main.
Sora fronça les sourcils en direction de celle-ci. Sa main s'était mise à trembler sous le coup de la douleur.
Si cela faisait déjà plusieurs jours qu'il avait été transféré dans la maison principale, et si la plupart des douleurs et des ecchymoses s'étaient déjà bien estompées, la guérison de ses mains demeurait toujours aussi lente et – pour le dire avec franchise – foutrement agaçante.
Un bâillement lui fit ouvrir en grand la bouche. La douceur du printemps et le calme de la pièce le rendait somnolent.
Le jeune héritier releva la tête du tas de feuilles d'imprimante siégeant dans ses mains. S'étirant de tout son long, il prit la peine de regarder autour de lui.
Sora s'ennuyait à mourir dans cet endroit. Il ne savait que faire pour s'occuper l'esprit ; sa collection de livres n'avait pas encore été transférée dans ses quartiers, le clan étant encore fébrile après les récents remous qui l'avaient secoué pour se préoccuper d'une collection de mangas, de light novels et de romans trainant sur une étagère.
Ses iris azurées se posèrent sur le jardin.
Comme si les récents événements n'étaient désormais plus qu'un lointain mais douloureux souvenir, la scène qui se présenta devant lui parut presque trop sereine pour le contexte actuel qui devait tenir en haleine les membres les plus importants de la demeure. Parmi la valse des pétales de fleurs de cerisiers, Irina, vêtue de son habituel kimono de servante, était actuellement occupée à étendre le linge avec son fils Hajime. Le fils Tadashi avait proposé son aide à sa mère dès son arrivée dans la chambre quelques minutes plus tôt.
Sora, quant à lui, ne pouvait pas être grandement utile au maintien de leurs quartiers temporaires. Et puis…
L'adolescent fixa longuement ses mains ficelées de bandages. Ce fut avec dépit qu'il avait été dans l'obligation de se rendre à l'évidence ; il n'était pas encore en capacité de faire grand-chose, hormis attendre que les jours s'écoulent. Les mouvements qu'il pouvait exécuter avec ses doigts s'étaient certes multipliés au cours des derniers jours, à défaut qu'ils ne se résumaient qu'à tenir une tasse chaude entre ses mains ou changer les chaînes de la télévision avec la télécommande à proximité.
Pour lui, dont les rouages du cerveau tournaient systématiquement à du cent à l'heure, aller se promener une demi-heure dans les jardins de la demeure pour espérer se leurrer son ennui mortel s'était, au bout du compte, là aussi métamorphosé en une tâche épuisante.
Il commençait à sérieusement trouver le temps long et s'efforçait tant bien que mal de se distraire en regardant la télévision quand il se retrouvait seul avec ses pensées. Ce faisant, il espérait ainsi négliger le fait que le jour fatidique de la réunion générale du clan approchait à grands pas.
Sora… commençait à regretter de ne pas s'être intéressé au clan et à sa politique interne par le passé. La raison à cela siégeait en cet instant dans le creux de ses mains ; les quelques feuilles qu'Irina lui avait apportées la veille, au soir.
Si Sora s'était penché sur la politique du clan auparavant, il aurait appris que le clan arborant son nom de famille pour symbole, n'était pas qu'un simple clan de yakuzas craint pour son histoire tumultueuse avec les forces de l'ordre. Le clan Ryūno devait autant faire parler de lui en raison des familles vassales qui y étaient rattachées et de par l'influence qu'elles avaient sur le monde de la nuit.
Neuf familles vassales. Le Clan Ryūno tenait la bride de neuf familles vassales.
En découvrant le document, Sora n'avait pu s'empêcher de se poser une question : combien de factions existaient au sein du clan ?
Préférant éluder cette question d'un revers de main imaginaire, Sora jeta un nouveau coup d'œil dubitatif en direction des lignes qui figuraient sur le dossier qu'Irina lui avait consciencieusement concocté au cours des derniers jours. Il parcourut pour la énième fois les noms qui y figuraient à l'encre noire ; ceux des personnes les plus importantes du clan Ryūno.
Sora aurait voulu maugréer, quelque peu agacé par ce qui l'attendait à l'avenir, pourtant il se fit la réflexion qu'il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même pour avoir fait perdurer son ignorance flagrante aussi longtemps.
L'adolescent aux cheveux ébènes se laissa retomber en arrière, allongeant le dos sur les tatamis de sa chambre. Avant de marquer une pause. Si en cet instant Irina l'avait vu faire, elle l'aurait invité d'une belle réprimande à se comporter comme le jeune maître qu'il était à présent.
Sora tendit l'oreille.
Aucune réprimande ne lui parvint aux oreilles. Si sa servante l'avait réellement vu faire, à l'instant, pendant qu'elle étendait le linge sur les fils qu'Hajime lui avait soigneusement attachés dans le jardin, elle avait de toute évidence décidé de ne pas intervenir.
Depuis le réveil ce matin, Irina paraissait bien plus conciliante avec lui, moins sévère, sans qu'il ne puisse en déterminer la raison.
Peut-être avait-ce été en raison de la tête de déterré qu'il avait tiré ce matin en ôtant bon gré mal gré les pieds de son futon pour la rejoindre à la cuisine ?
Son look groggy avait très certainement dû jouer, en effet. Après avoir étudié minutieusement les feuilles du dossier comprenant les noms des têtes pensantes du clan, Sora avait passé une bonne partie de la nuit dernière à cogiter sur les actions qu'il aurait à mener à l'avenir pour espérer créer une faction capable de tenir aux autres.
Le seul hic ? autant admettre qu'il n'était pas des moindres. Sora n'avait aucune fichue idée des actions qu'il devrait entreprendre pour espérer mener à bien ses objectifs.
Ce ne fut qu'après mûre réflexion qu'il était parvenu à une conclusion certaine : la première étape de son plan serait de recruter des membres. La première personne qu'il espérait dénicher au plus vite était un garde du corps. Un qui serait de préférence assez laxiste pour ne pas lui restreindre sa liberté de mouvements.
La suite… ? Erh… L'adolescent y avait bien réfléchi, certes, ses pensées s'étaient orientées vers divers scénarios. Toutefois, il en était parvenu à la conclusion suivante : il y penserait en temps voulu.
Il était préférable de nier les choses ennuyantes pour le moment. Il n'avait pas la moindre envie de s'arracher les cheveux sur des « et si » et des « peut-être » qui n'auraient, de toute manière, probablement jamais lieu.
Contrairement à ce que ses mots avaient pu laisser croire à son père, lors de leurs négociations, Sora ne recherchait pas la confrontation. Il n'espérait pas entrer en guerre contre son jeune frère pour la succession. Il n'avait aucunement l'intention de générer la haine de son frère et de sa faction. Son but final, à lui, était l'affrontement sans affrontement. Il voulait que sa propre faction devienne si intimidante que nul n'oserait engager de conflit avec elle.
Et de toute manière… ces derniers jours, Sora avait un peu pris du recul sur sa situation.
Cela avait été avec un œil moins pressé par l'urgence qu'il l'avait redécouverte qu'il avait eu le temps de prendre en compte l'entièreté de ce qu'il ne savait pas.
Parmi toutes ces choses qu'il peinait à comprendre, Sora avait dû se rendre à l'évidence. Il ne savait pas à quoi se résumait réellement ce rôle qui était désormais le sien ; celui d'hériter.
Par le passé, ce titre de « Jeune maître », il le voyait comme une grosse épine dans le pied qui l'empêchait d'être libre de ses mouvements. À l'heure d'aujourd'hui, il tentait d'en comprendre le sens.
Lui qui avait toujours vécu reclus de cette demeure, à l'écart de ce monde pourtant si proche de lui de par son ascendance… il avait compris bien malgré lui qu'il ne le connaissait pas. Hormis qu'il avait un nombre important de membres et que ses domaines d'exploitation touchaient plusieurs secteurs économiques de Shinjuku et ses alentours, Sora ne savait pas, à l'heure actuelle, ce que ce clan recelait dans ses coulisses.
Il était vrai, Sora ne savait strictement rien. Les documents qu'Irina lui avait transmis la veille le lui avait rappelé à la manière d'une douche froide.
Sa servante lui avait bien précisé, en lui tendant le document : « Ce sont toutes les informations que j'ai pu récolter du bouche-à-oreille des autres servants de la maison principale. Les noms suivants ne sont sans doute pas les seuls à figurer parmi les plus grandes figures du clan. Veuillez donc garder en tête que ce document n'est en rien exhaustif, Jeune maître ».
L'air peiné, Irina s'était ensuite excusée de ne pas pouvoir lui fournir davantage de renseignements, mais Sora n'estimait pas qu'elle avait fait un mauvais travail. Au contraire. La moindre information, aussi petite ou insignifiante soit-elle, était bonne à prendre à ses yeux.
Irina avait prouvé qu'elle était douée pour la collecte d'informations. Et par son biais, Sora avait pris conscience que le manque cruel de personnes dans leurs rangs était également un frein à leur croissance prochaine, tant pour le statut de Sora au sein du clan que pour ce qu'il souhaitait entreprendre à l'avenir.
En conclusion, en avait-il déduit, il lui était urgent de recruter des membres. De préférence, des personnes de l'extérieur, qui n'auraient aucun lien avec le clan.
Le noiraud rattrapa la pile de feuilles qui s'était perdue à côté de sa main lorsqu'il s'était échoué vers l'arrière, avant de la déposer sur la table basse.
Les informations que ces feuilles contenaient étaient une mine d'or. Il suffisait qu'il en fasse bon usage pour qu'elles obtiennent encore plus de valeur.
Tandis que Sora fermait les yeux, envahi par une soudaine envie de se laisser emporter par le sommeil sous un temps aussi agréable, une voix d'homme s'éleva depuis la porte d'entrée de sa chambre, celle donnant sur le couloir.
Le sommeil quitta aussitôt l'adolescent. S'étirant à la manière d'un félin ayant trop longuement fait la sieste, il se releva de sa position allongée.
À ses côtés, le dos face au battant de la porte, Issei remua.
Sora lui jeta un regard interrogatif depuis sa place assise. Son garde du corps affichait une mine bien plus neutre, voire légèrement plus sombre et sur le qui-vive, que la veille.
Le jeune héritier n'aurait su dire si cela était dû à l'ambiance étrange qui régnait sur les lieux depuis ce matin. Ce que Sora avait pu noter, en revanche, était que son nouveau garde du corps, qui d'ordinaire lui laissait un certain lest et acceptait qu'il s'éloigne de quelques mètres du moment qu'il demeurait dans son champ de vision, ne l'avait pas quitté d'une semelle depuis la matinée du jour précédent.
Sora avait d'abord pensé que cela était dû à la tâche qu'il avait confiée à Irina – Issei avait sans nul doute entendu les instructions que l'adolescent avait confiées à sa servante ; récolter des informations sur le clan – cependant, l'ambiance générale avait un il ne savait quoi de véritablement troublant.
- Jeune maître ?, demanda à nouveau la voix de derrière la porte. Êtes-vous disponible ?
Sora esquissa un geste pour se dresser sur ses jambes. Cependant, bondissant avec agilité de l'entrée menant au jardin, Irina s'interposa.
- Ceci fait partie de mon travail. Jeune maître, reposez-vous s'il vous plait.
Sora cligna des paupières.
Il aurait voulu lui répondre que si c'était se reposer qu'il devait faire, alors il l'avait déjà bien assez fait ces derniers jours, au point qu'il avait perdu la notion des jours de la semaine. Or, Irina affichait un visage si ravi qu'il se serait senti légèrement coupable de gâcher la joyeuseté de sa seule et unique servante.
Sans plus de cérémonie, Irina fit glisser la porte sur le côté.
- Toshiro ?
Le ton intrigué de la brune titilla immédiatement l'oreille de Sora.
Dans l'encadrement de la porte se tenait le garde du corps de son père, la seule personne à avoir été, depuis leur dernière discussion, autorisée à entrer dans les quartiers de Sora par Hizashi. Durant ces derniers jours, Toshiro avait été ordonné de s'assurer que tout se passait bien pour l'héritier aux yeux clairs et de garantir au chef du clan que son plus vieux fils ne manquait de rien durant son séjour en la demeure. Une autre de ses fonctions avait été de transmettre des informations, qu'elles soient importantes ou triviales.
Au vu du manque d'expression régnant sur le visage du garde du corps, Sora en déduisit que la raison de sa venue devait avoir affaires avec la dernière de ses fonctions.
Le garde du corps personnel du chef du clan pencha la tête en direction de son Jeune maître, qu'il salua respectueusement en courbant le dos.
- Tu souhaitais me voir ?, questionna l'adolescent.
Le garde du corps hocha le chef.
- Oui, Jeune maître. Veuillez me pardonner de couper court à votre repos mais je suis ici sous les ordres d'Oyabun.
Sora arqua un sourcil. Pourquoi avait-il, subitement, la très nette impression qu'il n'apprécierait pas ce qui allait suivre ?
- Entre, l'invita-t-il malgré tout.
Toshiro secoua cependant la tête, faisant soulever un sourcil à ses hôtes.
- Vous m'en voyez désolé, Jeune maître, mais je ne peux cependant pas m'attarder. Je suis censé me rendre dans les quartiers de votre frère, le Jeune maître Kaito, après vous avoir transmis mon message.
Sora ne put répondre, car le yakuza sortit aussitôt de sa poche un morceau de papier soigneusement plié.
- Je suis ici pour vous transmettre ce message de votre père. L'information qu'il contient est de la plus haute importance. Veuillez donc en prendre connaissance avant de le faire disparaître.
Toshiro présenta à Irina, à sa droite, le morceau de papier.
Irina jeta un regard en direction de Sora, attendant d'avoir une réaction de sa part pour savoir si elle devait accepter le papier que Toshiro lui présentait. Sora lui rendit un hochement du menton, et le papier atterrit dans les mains de la servante.
- De plus, Jeune maître, reprit le garde du corps aux tatouages, Oyabun demande à ce que vous vous rendiez dans la grande salle réservée aux rassemblements.
- Maintenant ?, s'étonna Sora.
- Oui, aussi rapidement que cela vous est possible, s'il vous plaît.
Sora ferma la bouche qu'il n'avait même pas conscience d'avoir ouverte. Il la sentait de moins en moins cette affaire. Le détecteur à problèmes sur le haut de son crâne tirait la sonnette d'alarme.
Il commençait à sérieusement s'interroger sur l'étrangeté de la situation. Il n'arrêtait pas d'être convoqué à droite et à gauche de la maison, or, cette fois, l'urgence se faisait sentir pour une raison qui lui échappait.
- En connais-tu la raison ?, s'enquit-il, cherchant à grappiller autant d'informations qu'il pouvait.
Malheureusement pour lui, Toshiro fit un geste négatif de la tête.
- J'ai simplement pour mission de vous faire parvenir l'information.
Sitôt sa mission effectuée, Toshiro s'inclina à nouveau avant de s'éclipser. Avant de refermer la porte derrière lui, il lança un regard en direction de Irina, qui afficha une mine perdue, avant de le couler en direction de Issei.
Les deux hommes échangèrent un coup d'œil. Sora ne put s'empêcher de remarquer que celui-ci avait été peut-être un peu trop long pour n'avoir pas de signification particulière.
Pour échapper au moment assez étrange qu'il venait de vivre et qui lui laissait un goût d'inachevé dans la bouche, l'adolescent aux iris de la couleur du ciel s'adressa à sa servante.
- Irina.
- O-Oui, Jeune maître ?
Visiblement, l'attitude de Toshiro n'avait laissé personne indifférent.
Sora aurait presque eu envie de soupirer. Était-ce encore une réunion de son père ? Combien de réunions étaient prévues par semaine dans ce fichu clan ? Il avait la nette impression de n'avoir entendu que ce mot de toute la semaine.
Il continua en pointant du doigt la feuille pliée qu'Irina tenait en mains.
- Le papier.
- Pardon ?
Irina piqua le nez vers le creux de ses mains.
- Ah ! O-Oui, excusez-moi.
Ayant l'air de revenir à elle, la servante s'exécuta et s'avança vers son chef. Irina affichait toujours un air contrit et quelques peu soucieux.
Encore un peu secouée par l'attitude de Toshiro, la brune lui tendit le papier que lui avait transmis le garde du corps.
Sora prit le papier des mains d'Irina avec une certaine appréhension, pressentant que quelque chose d'anormal était actuellement en train de se produire, et l'ouvrit sans un mot.
Ses yeux parcoururent la série de mots qui y figurait. Une fois. Puis deux. Ensuite, après un instant de complet silence, Irina et Hajime purent très nettement voir ses épaules se tendre.
Sora serra le papier dans ses mains bandées. L'adolescent sursauta presque quand la voix d'Irina l'interpela.
- Jeune maître ?, fit-elle, la préoccupation se lisant sur son visage. Est-ce que tout va bien ?
Sora contracta la mâchoire avant de répondre.
- Ils ont été éliminés.
- Qui donc ?, intervint prudemment Hajime, qui rentrait avec un panier à linge vide sous le bras.
Sora en aurait presque oublié sa présence tant il s'était fait discret au cours des dernières minutes.
- Les membres du gang qui nous ont enlevés, Irina et moi. Ils ont été tués dans la nuit.
Sora avait parlé si doucement entre ses lèvres que ses mots ne furent pas plus audibles qu'un murmure.
Hajime écarquilla légèrement les yeux, ne s'attendant pas à ce genre d'informations, tandis qu'Irina demanda avec un mélange de prudence et d'incompréhension :
- Comment cela est-il possible ?
Hajime s'empressa d'ajouter :
- Attends, tu es certain que c'est une bonne idée de nous en parler ?
Sora lui jeta un regard en biais.
- Tu ne devrais pas plutôt garder cette information pour toi ? C'est trop important pour nous mettre dans la confidence, non ?
Devant l'air innocent de son fils, les épaules d'Irina se détendirent légèrement. Les épaules de Sora finirent par en faire de même. Étrangement, cette simple question l'avait ramené sur terre.
D'un ton placide, presque monocorde, il répondit à Hajime :
- Si tu cherchais à me nuire, tu serais actuellement en train de parler assez fort pour que quelqu'un t'entende à l'extérieur de la chambre. Et tu aurais à coup sûr cherché à donner cette information dans ta phrase.
Le brun cligna une fois des cils, la bouche en « o », puise se rétracta. Il passa une main dans ses cheveux ondulés en prenant une moue embarrassée. Avec un rire nerveux, il admit :
- Je suppose que tu as raison. Désolé, je voulais simplement t'éviter des ennuis. Dis-nous. On peut t'aider pour quelque chose ?
Sora jeta un regard perplexe à Hajime, sachant pourtant que le brunâtre ne voulait rien avoir affaires avec le clan Ryūno. Cependant, il n'eut pas l'opportunité de répondre à sa question, car Irina intervint dans la conversation.
- Avez-vous besoin que je me charge de mener une enquête pour savoir ce qui se dit à ce sujet ?
Irina pencha le menton en direction du morceau de papier froissé dans la main de Sora. Le noiraud ne prit pas la peine de réfléchir et secoua la tête à la question de sa servante.
- Il ne vaut mieux pas s'y risquer.
En effet, il valait mieux laisser couler pour le moment. Agir serait trop dangereux. Il avait beau vouloir en apprendre d'emblée, il ne voulait pas que ses actions lui nuisent plus tard d'une quelconque manière. Si la parole était d'argent, le silence était d'or.
- Si le papier doit disparaître, c'est que l'information n'est destinée qu'à un cercle restreint de personnes. Elle n'a donc, si on s'en tient à ce raisonnement, pas dû être révélée auprès des autres membres du clan. Je doute même que qui que ce soit parmi les hauts gradés des familles vassales ait connaissance de cette information.
De plus…
Sora serra fort le papier dans le creux de sa main, ignorant la détresse de ses doigts.
Il ne devait pas être le seul à garder cette nouvelle en travers de la gorge. Son père devait être d'une assez mauvaise humeur en ce moment, ce qui expliquait peut-être le fait qu'il l'ait pressé à le rejoindre par le biais de son garde du corps personnel.
Et si Sora y songeait avec davantage d'attention…
- Il n'y a pas que cela.
Sa phrase piqua l'intérêt de ses deux vis-à-vis.
- Si j'étais à la place du chef de clan, relayer cette information à mes vassaux serait sans doute la dernière chose que je ferais.
- Et pourquoi cela ?, demanda avec sincérité Hajime.
Sora se laissa tomber de nouveau sur le tatami, assis en tailleur.
- Car cela risquerait de semer la discorde parmi mes sujets.
- Le clan est déjà sous tensions avec les récents événements, fit remarquer Irina. Cela risquerait de mettre le feu aux poudres.
- Parfaitement.
Sora appuya le coude sur la table basse.
- De plus…
- De plus ?, s'enquirent en même temps la mère et le fils Tadashi.
- Il y a une chose que je ne vous ai pas dit.
Hajime et Irina échangèrent un coup d'œil et d'un même mouvement, prirent place devant lui.
Sora s'adressa à Issei, son garde du corps, qui attendait depuis tout à l'heure à ses côtés, les mains dans le dos et un costume bleu électrique jurant terriblement avec ses lunettes de soleil aux reflets mauves.
- J'aurai besoin de leur parler en privé.
Derrière les lunettes de soleil, Sora ne vit pas que le regard du garde du corps, qui avait plissé les paupières avant de se diriger vers l'extérieur, était soudain devenu plus tranchant.
Comme pour lui signifier que cela serait la limite de distance qu'il accepterait, Issei esquissa quelques pas jusqu'au dehors et se plaça à quelques mètres d'eux.
Le noiraud se fit la réflexion qu'il aurait préféré qu'Issei s'écarte davantage, mais qu'étant donné la situation, il ne pouvait pas pousser le bouchon trop loin et devait s'estimer heureux que son garde du corps daigne accéder à sa requête. S'il refusait de lui laisser sa liberté comme à son habitude, Sora lui était néanmoins reconnaissant de faire mine de regarder ailleurs.
Tandis qu'il observait l'ombre que son garde du corps projetait sur la paroi de papier du pan amovible, l'adolescent sentait peser sur lui les regards des deux membres de la famille Tadashi. Ces derniers avaient leurs regards scotchés à ses lèvres.
Sora finit par reporter son attention sur eux, en particulier sur Hajime. Très honnêtement, Sora aurait préféré ne pas l'impliquer dans cette histoire, mais le brun donnait l'impression qu'il n'allait pas en démordre de lui demander plus d'informations s'il ne s'y pliait pas maintenant.
L'adolescent n'aurait pu dire pourquoi, ce regard le mettait mal à l'aise.
- Une possible discorde n'est pas l'unique préoccupation de mon père, en ce moment, finit-il par avouer, en se frottant la nuque, d'une voix suffisamment faible pour que seuls Irina et Hajime l'entendent.
Sora attrapa un des cookies qui étaient restés dans un plateau trainant sur la table basse et se mit à grignoter avec une expression ennuyée.
- Mon père doit être en pleine chasse.
- En chasse ?, répéta Hajime, un peu maladroitement, tandis qu'Irina affichait un visage où se mêlaient tant l'interrogation que l'incompréhension.
- Il semblerait qu'il existe une taupe, expliqua Sora. Il y aurait un traître dans les rangs du clan.
Soudain, un éclair de lucidité traversa les yeux mordorés d'Irina. Les pièces du puzzle qu'elles ne parvenait jusque-là pas à agencer s'étaient finalement touchées pour former un ensemble cohérent.
- L'enlèvement…, réalisa-t-elle dans un souffle.
- Exactement.
- Ça expliquerait votre enlèvement… ?, s'enquit Hajime.
L'étudiant en université espérait suivre mais ne parvenait décidément pas à la même conclusion que celle de sa mère et l'adolescent à la mine bougonne en face de lui.
- J'ai toujours pensé, tenta d'expliquer Irina à son fils, que l'enlèvement du Jeune maître Sora avait été orchestré par un clan rival. Je n'avais pas pris en considération la possibilité d'un traître, étant donné le caractère d'Oya-
Irina s'arrêta en plein milieu de sa phrase et se ravisa.
- Je veux dire, le caractère du père du Jeune maître, qui n'aurait pas permis qu'une chose pareille se produise sous son toit.
Irina s'était reprise. Sora n'avait pas manqué qu'elle avait promptement évité de se référer à son père sous le titre de « Oyabun ».
- C'est justement la situation inverse qui semble la plus probable. Car les pièces du puzzle ne semblent s'agencer correctement que s'il existe un traître dans l'enceinte du clan.
- Qui d'autre aurait pu en savoir autant si ce n'est une personne suffisamment importante pour avoir accès à ces informations, raisonna Hajime, la mine maintenant devenue songeuse à cause des nouveaux éléments que sa mère et lui venaient d'apprendre.
- En effet. Ce qui nous amène à devoir porter d'autant plus d'attention à nos faits et gestes si nous espérons coincer cette taupe dans les filets du clan.
- « Nous » ?, répétèrent en écho la mère et le fils Tadashi.
La bouche de Sora se contorsionna en un sourire carnassier. Une lueur nouvelle s'était mise à brûler dans les tréfonds de ses pupilles.
- Je compte bien coincer l'instigateur de tout ça moi-même. J'ai des comptes à régler avec lui.
Ouais, des comptes, il en avait à régler. Sora s'était promis de rendre les coups, même ceux que recevaient ses subordonnés. Il comptait bien être le premier à mettre le grappin sur cet individu et l'obliger à rembourser sa dette.
- C'est pourquoi, reprit-il, je vous demanderai à l'un et l'autre de garder cette discussion pour vous. Rien ne doit sortir d'entre ces murs.
Hajime et Irina acquiescèrent avec grand sérieux.
- Tu peux compter sur nous, lui promit Hajime.
- Y a-t-il autre chose que l'on puisse faire pour vous aider ?, questionna Irina.
Sora agita la tête de droite à gauche.
- Non. Maintenant, j'ai simplement besoin de me trouver un garde du corps dans les plus brefs délais.
- Mais tu as déjà Monsieur Issei… ?, fit remarquer le fils Tadashi, en désignant le garde du corps qui jamais ne quittait son arme à feu.
À nouveau, Sora nia.
- Issei est un subordonné de mon grand-père, prit-il le temps de leur expliquer.
- Et cela change quelque chose ? s'enquit encore une fois Hajime.
L'expression de l'universitaire témoignait qu'il avait grande peine à comprendre ce qui n'allait pas dans l'histoire.
- Sans un mot de mon grand-père pour appuyer les miens, je n'ai aucune influence sur lui.
L'héritier illégitime s'empara d'un second cookie et le porta à ses lèvres. Avec un certain dépit, il développa.
- J'ai besoin d'un garde du corps qui serait dans mon camp. Le problème, c'est que je ne veux pas qu'il fasse partie du clan. Et je n'ai aucune idée de comment m'y prendre pour en trouver un.
S'il souhaitait être libre de ses mouvements, il devait premièrement s'extirper de l'ombre que projetait encore le clan sur lui, même si cela revenait à devoir rabrouer le garde du corps que son grand-père lui avait sincèrement choisi avec attention. Cependant… Plus Sora y réfléchissait, moins il savait comment s'y prendre pour en trouver un.
Le problème ne parut pas déphaser Hajime le moins du monde, puisqu'il intervint après un moment de réflexion.
- Dans ce cas… Pourquoi ne pas passer une annonce ?
Sora marqua une pause, puis ouvrit des yeux ronds en sa direction. Il répéta avec prudence, voulant s'assurer qu'il avait bel et bien entendu :
- Une annonce ?
- Une annonce, oui ! Dans le journal ou dans les magasins du coin. S'il faut commencer quelque part, commençons par ça.
Hajime haussa les épaules avant de pousser plus loin le fond de sa pensée.
- Il suffit que les commerçants fassent passer l'info aux autres. Le bouche-à-oreille fonctionne plutôt bien pour les recherches d'emploi. Surtout quand il s'agit d'un travail plutôt atypique. C'est par ce biais-là que j'ai décroché mon job étudiant.
- Oh !, s'exclama Irina.
Elle s'était mise à claquer ses paumes de mains entre elles avec enthousiasme.
- Ce serait une excellente idée ! Jeune maître, vous pourriez mener des entretiens d'embauche afin de trouver un garde du corps qui répondrait à vos attentes !
Sora les regarda tour à tour, pas certain d'être en phase avec cette idée, qu'il considérait aussi saugrenue que sortie de nulle part.
- Il te suffit de trouver une personne qui sait se battre, pas vrai ?
- Une annonce ?, répéta à nouveau Sora, après une interminable pause.
Étrangement, son cerveau avait du mal à passer outre cette information.
~ x.x.x ~
Après avoir quitté ses quartiers, Sora arpentait les couloirs menant à la salle de réunion qu'il devait rejoindre. Devant lui, le dos droit, Issei lui faisait, comme à son habitude quand il se déplaçait dans l'enceinte des murs de la maison principale, office de guide.
Distrait par l'échange qu'il avait quelques instants auparavant eu avec sa servante et le fils de cette dernière, l'adolescent repensait à ce que lui avait proposé Hajime ; imprimer des annonces pour espérer recruter un garde du corps.
« On a qu'à imprimer quelques exemplaires de l'annonce et la distribuer aux commerçants du coin ! » avait proposé Hajime, avant que Sora ne doive aller se changer pour assister à la réunion. « Je peux même en mettre une sur le lieu de mon job étudiant, si tu veux ? Mon employeur est sympa, il sera ravi d'aider si je lui dis que c'est pour rendre service à un ami, je suis sûr ! »
À la suite de ces mots, Sora l'avait longuement regardé, et avait ensuite demandé avec prudence.
« Pourquoi tu ferais une chose pareille ? Tu sais que je m'apprête à devenir ce que tu détestes, quand même ? »
Hajime avait cligné des cils, croisé les yeux mordorés et plissés par le sourire de sa mère, enfin s'était concentré à nouveau sur Sora.
« Je te l'ai dit, non ? Je pense qu'on pourrait bien s'entendre, toi et moi. Et puis… ». Le brun avait glissé une main embarrassée dans sa nuque. « C'est le moins que je puisse faire pour te remercier d'avoir protégé ma mère lors de votre enlèvement. »
Ne sachant pas trop quoi en penser, Sora avait simplement répondu, à la suite d'interminables secondes, qu'il avait besoin d'y réfléchir. Néanmoins, dans les faits, cela pouvait en effet être une première piste d'exploration. Il avait affreusement besoin de se trouver un garde du corps le plus rapidement possible.
C'était pourquoi, au fond, il ne pouvait s'empêcher de réfléchir avec attention à la proposition de Hajime.
En effet, si, officiellement, il n'était pas convaincu par la manière de s'y prendre, officieusement, tous les moyens étaient bons pour recruter du monde du moment que les caractères et les envies de chacun soient respectés. Il lui suffirait de manipuler d'une manière assez habile l'information pour que le travail proposé sur l'annonce puisse au moins paraître alléchant.
Sora devait au moins admettre que cette alternative possédait un avantage dont il avait cruellement besoin à l'heure du jour ; celui de la rapidité.
L'héritier illégitime manquait cruellement de temps en ce moment. Si Hajime jouait de ses relations pour l'aider à étendre son champ d'action, il ne pouvait pas se permettre de refuser, quand bien même la manière d'arriver à ses fins qu'il proposait lui semblait ô combien saugrenue.
Coupant court à leur conversation Sora avait décrété qu'il devait rapidement aller s'habiller. Avant que Hajime et Irina ne sortent de la chambre pour regagner celle de la servante, Sora s'était emparé d'une allumette dans un tiroir, avait rallumé la bougie déjà bien consumée qu'il utilisait le soir quand il s'asseyait face au jardin pour déguster des biscuits et boire un thé, et avait approché la flamme du papier plié que Toshiro lui avait rapporté.
Dès que la flamme chancelante avait touché le papier blanc, celui-ci s'était consumé, ne laissant derrière lui que des cendres et une vague odeur de brûlé.
« Personne d'autre ne doit savoir. », avait-il dit, tout en se tournant vers sa servante et le fils de cette dernière.
D'un même mouvement du menton, ils avaient tous deux acquiescé et lui avait laissé le champ libre pour se changer.
Sortant de ses pensées, Sora enfonça ses mains dans l'unique grande poche sur le devant de son sweat à capuche. L'aîné des héritiers Ryūno avait troqué le kimono qu'il utilisait pour dormir contre un des sweats à capuche et un des jeans qu'Hajime lui avait ramené d'une course en ville en disant fièrement :
« Comme maman ne peut pas encore sortir à cause de sa convalescence, et que la maison secondaire est en suspens, elle m'a demandé de te rapporter ça. »
Des vêtements avaient bien été préparés pour lui par les servants de la maison principale avant leur arrivée, à Irina et lui. Or, connaissant ses goûts, Irina savait qu'il préférait être à l'aise dans des vêtements simples.
Sora repoussa ce souvenir étrangement simple de ses pensées.
Il s'attarda alors sur l'endroit vers lequel l'amenait son garde du corps. Issei et lui avaient traversé le jardin jusqu'à l'arrière de la demeure, pour ensuite prendre la direction d'un bâtiment tout en longueur ressemblant à un dojo utilisé pour la pratique d'arts martiaux.
Sora vit Issei bifurquer vers une porte glissante devant laquelle l'attendait deux servantes de la famille principale habillées de leurs kimonos aux couleurs unies.
En le voyant arriver, les deux femmes s'inclinèrent en le saluant poliment. Ne sachant trop quoi faire, Sora leur avait simplement rendu un hochement du chef en guise de salutations.
Sans que l'adolescent ne s'y attende, l'une d'elle ouvrit la porte qu'elles gardaient toutes les deux, tandis que l'autre, s'écartant pour lui laisser passage, annonça d'une voix solennelle :
- Le Jeune maître Sora Ryūno et son garde du corps, Issei Akamatsu !
La porte s'ouvrit devant ses yeux. Sora put très nettement ressentir un frisson le parcourir du bout des orteils jusqu'à la racine de ses cheveux. Les poils de ses bras s'étaient hérissés. L'air autour de lui s'était subitement raréfié et l'oxygène s'était mis à frémir entre ses lèvres.
À peine avait-il mis un pied dans l'imposante salle recouverte d'un bout à l'autre de tatamis, que le poids étouffant de plusieurs dizaines d'yeux s'était écroulé à la manière d'une massue sur lui.
Sora sentit la bouffée d'air qu'il venait d'inspirer se bloquer dans sa gorge.
Qu'est-ce que c'était… ce délire ?
Flanquant la salle, des rangées de yakuzas, certains portant des tatouages, d'autres arborant des cicatrices çà et là, se tenaient assis sur leurs genoux. Tous donnaient la sensation d'attendre patiemment son entrée, les lèvres fermement scellées.
Tous le fixaient de leurs regards sagaces, tels des fauves prêts à bondir. Parmi tous ceux-ci, Sora crut par ailleurs reconnaître certains visages, qu'il avait pu apercevoir gardant la double porte en bois de l'entrée de la maison principale.
Sora s'était raidi. L'envie irrépressible de rebrousser chemin contractait chaque parcelle de sa peau.
Il demeura planté en plein milieu de l'entrée de la salle, sans avoir aucune fichue idée de ce qu'il devait faire. Lui qui redoutait les grands rassemblements de personnes, le voilà servi jusqu'à plus soif.
Pour quelle fichue raison y avait-il autant de monde pour une réunion ?!
N'était-ce là pas encore une réunion individualiste comme il avait pu en avoir un aperçu avec le dénommé Senku ?
Malgré les rouages de son cerveau tournant à plein régime, il lui était difficile de comprendre ce qui amenait autant de monde dans un seul endroit.
Dans ce silence assourdissant, les genoux de l'adolescent devinrent brusquement fébriles. Ses iris cristallines parcoururent l'entièreté de la salle, commençant par la gauche et finissant leur lente course jusqu'au bout de la salle sur la droite. Il happa ainsi au passage les regards de plusieurs yakuzas, qui s'inclinèrent humblement devant lui.
Sora se crispa davantage ; un tel respect d'autant de personnes le mettait inexplicablement mal à l'aise.
L'héritier illégitime du clan Ryūno déglutit avec difficulté, tentant de ravaler le nœud de nervosité qui refusait de se dénouer dans sa gorge. Il se concentra plutôt sur les silhouettes des personnes qui occupaient le fond de la salle.
Sur une estrade légèrement surélevée par rapport au reste siégeaient deux personnes que l'on remarquait par leurs prestances ; son père, l'Oyabun du clan, Hizashi Ryūno, ainsi qu'un adolescent d'environ son âge.
Sora ne mit pas longtemps à comprendre à qui il avait affaires, tant le garçon devant lui avait un il-ne-savait-trop-quoi de singulier, quelque chose d'inexplicable ; une ambiance qui l'enveloppait et qui, irrémédiablement, faisait de lui le centre de l'attention, une drôle d'aura qu'il dégageait.
L'adolescent possédait de courts cheveux noir de suie lui tombant au niveau du bas de ses oreilles, ainsi que de pétillants yeux de la couleur de l'onyx. Le regard de Sora s'agglutina malgré lui sur cet adolescent. Ce dernier, assis à la droit d'Hizashi, s'il partageait une très nette ressemblance avec son père, avait néanmoins des traits plus doux hérités sans doute de sa mère. Une boucle d'oreille en forme de pendentif pendait à son oreille droite.
- Approche, Sora, l'invita Hizashi.
Répondant à l'invitation de son père avec des jambes devenues soudain aussi lourdes que du plomb, Sora s'avança dans la pièce. Les paumes de ses mains étaient devenues moites et les cookies qu'il avait ingurgités quelques minutes auparavant dansaient à présent une lambada endiablée dans son ventre.
Le pas flageolant, il vint se poster à l'endroit que lui avait indiqué son père ; sur un coussin à sa gauche, à l'exacte opposé de l'adolescent que Sora supposait être son demi-frère, Kaito Ryūno.
Sora n'échangea qu'un bref regard avec ce dernier, qui lui rendit un sourire poli et étrangement gentil. Maintenant que Sora le remarquait, le sourire que l'adolescent lui envoyait lui donnait un ton espiègle.
L'adolescent aux yeux azurs s'empressa de détourner la tête. Malgré qu'il n'ait échangé aucune parole avec lui, la présence inopinée de son demi-frère le rendait nerveux.
Les mots que Toshiro lui avait dits quelques minutes auparavant faisaient sens dorénavant.
« Je suis censé me rendre dans les quartiers de votre frère, le Jeune maître Kaito, après vous avoir transmis mon message. »
S'accordant une longue inspiration, Sora prit la peine de calmer son mal-être avant de se mettre à observer la scène qui se présentait à lui.
Parmi la foule, posté sur un coussin en début d'une des deux rangées, Sora reconnut son grand-père. Le vieil homme buvait sans mot dire un thé, paraissant à des années lumières de l'agitation silencieuse qui embrasait la grande salle. Cependant, et Sora n'aurait su en dire la raison, son grand-père avait bizarrement l'air sombre. Aux côtés de l'ancien chef de clan se tenait Genji, le conseiller de son père et également le paternel du garde du corps Toshiro.
En parlant de Toshiro, celui-ci attendait devant une seconde porte d'entrée, celle menant à l'estrade.
En l'observant, Sora eut un déclic. Il venait de comprendre qu'il aurait normalement dû entrer par cette porte, que cela aurait normalement été plus logique, puisqu'elle définissait le chemin le plus court menant à l'estrade. Or, pour une raison qui lui échappait, son entrée s'était minutieusement, à la manière d'une pièce de théâtre, orchestrée par la porte du fond.
Les iris azurs de Sora balayèrent une fois de plus l'assemblée, qui n'avait pas détaché son attention de lui. Chacun le fixait avec intérêt ; certains lui offraient un sourire avenant, d'autres penchaient simplement la tête, dans l'attente qu'un mot prenne forme sur ses lèvres.
L'héritier le plus âgé des Ryūno serra les dents. Il avait saisi. Il venait tout juste de comprendre ce que cette mise en scène signifiait. En l'obligeant à passer par la porte du fond, son père venait d'exposer Sora aux yeux de tous.
Chacun des yakuzas qui officiait à la maison principale avait pu le regarder, l'étudier, et prendre conscience de son état.
Dans cette ambiance lourde, Hizashi fut le premier à briser le silence écrasant comme la pierre qui tenait tout le monde en haleine :
- À présent que nous sommes tous réunis, je ne passerai pas par mille et une explications pour résumer la raison de votre convocation. Le temps de punir ceux à l'origine de l'incident ayant impliqué un de mes fils est à présent venu.
Sora ouvrit grand les yeux et fit presque un bond en se tournant rapidement vers son père.
… Quoi ?
Qu'avait-il dit ? Avait-il seulement bien entendu… ?!
Son père… comptait punir les responsables devant toute l'assemblée ?
Une vague de murmures traversa l'attroupement de silhouettes amassées devant lui.
Sora fut incapable de réagir ; ses neurones étaient en train de surchauffer sous sa boîte crânienne. Puisque les membres du gang ayant perpétré les faits avaient été éliminés durant la nuit… il ne restait qu'une seule solution.
Soudain, émergeant des rangs des yakuzas, trois hommes d'âges différents se redressèrent sur leurs jambes, le dos voûté.
Sora les observa sans savoir qu'en dire. Il en avait oublié de respirer le temps d'une seconde.
- Avancez-vous ! ordonna le chef du clan, d'une voix étonnement grondante.
Les trois subordonnés, la tête baissée, s'avancèrent face à la basse estrade.
D'un geste du menton, Hizashi leur ordonna sans un mot de prendre place sur les coussins posés sur le sol.
Sora les regarda faire, tandis qu'ils s'agenouillaient avec des mouvements raides sur les coussins. L'aîné des frères Ryūno regarda ensuite son père, cherchant une réponse, les sens trop engourdis pour savoir comment il faisait, auparavant, pour former une phrase cohérente.
Face au peu de réaction de son aîné, Hizashi détourna la tête des trois hommes pour la porter sur sa gauche. Ce fut à cet instant-là qu'il prit conscience de l'air interrogatif qu'arborait Sora.
- Je ne fais que tenir mes engagements, expliqua le chef du clan, avec une douceur que Sora ne lui connaissait pas et qui, en cet instant, se présentait comme inapproprié au contexte. J'ai accepté de te considérer comme possible successeur et de te reconnaître devant tous comme mon fils de sang, ce qui implique de punir ceux qui t'ont porté atteinte.
Hizashi plissa les paupières tandis que ses orbes noir charbon revinrent se porter sur ses trois subordonnés.
- Ils ont avoué être ceux qui ont eu un accrochage avec le gang qui est à l'origine de ton enlèvement. C'est ce qui a probablement dû pousser ce dernier à mener l'offensive. Aujourd'hui, dit-il, je compte bien les punir pour cela.
Sora demeura sans mot dire. Il ne savait véritablement comment répondre, ni si son cerveau digérait l'information.
Son père venait de lui apprendre qu'il avait devant lui les personnes qui avaient vraisemblablement mis en colère le gang qui était à l'origine de ses jours de tourments dans la cave. Pourtant…
Sora n'aurait su dire s'il était en colère contre ces hommes, écœuré d'avoir été un dommage collatéral, ou s'il était simplement d'accord avec le fait de les punir parce qu'il avait envie d'en finir avec cette histoire ; de tourner la page sur le cauchemar qu'était cette séquestration, lui qui peinait à avoir des nuits de sommeil complètes sans sursauts.
Tout cela à la fois, sans doute.
Devant chacun des trois hommes fut posée une table basse sur laquelle s'assemblèrent une lame plus longue et épaisse qu'un couteau normal, ainsi qu'un tissu blanc.
Hizashi poursuivit en indiquant d'un autre signe du menton lesdits objets :
- Aujourd'hui, vous paierez pour vos fautes. Puisque vous avez refusé de rendre votre coupe après la période de réflexion que je vous ai laissé, chacun de vous procèdera, devant toute l'assemblée, au yubitsume. L'un après l'autre, vous vous sectionnerez le petit-doigt et l'offrirez à mon fils ici présent, Sora.
Tremblants de la tête aux pieds, les subordonnés ne purent que s'incliner en dogeza. Leur sort était scellé.
Le premier à se lever fut l'homme posté le plus à gauche. Les rides qui ornaient son visage faisaient de lui le plus âgé des trois.
L'homme gardait la tête baissée, incapable de soutenir le regard assassin de son chef ou de son fils.
Parmi les trois, il donnait l'impression d'être le plus accablé par la faute qu'il avait commise. Sora plissa les lèvres. Il se serait presque senti compatissant pour lui s'il n'avait pas été la première victime de leurs actions.
L'homme qui devait avoir dans la mi cinquantaine se présenta.
- Jeune maître, je me prénomme Yudai.
L'homme courba pleinement le dos devant Sora.
- Je ne saurais comment me faire pardonner mes actions passées. Je vous prie de me croire, Jeune maître, je regrette que les choses se soient passées comme cela.
La gorge serrée, les images de sa séquestration s'esquissant sous ses paupières, Sora acquiesça doucement. Pour une raison qu'il aurait préféré ignorer, la vue de ce vieil homme, tremblant des pieds en tête, avait le don de lui retourner l'estomac.
- Si cela est votre souhait, reprit Yudai, je suis même prêt à me couper plus d'un doigt. J'accepterai ma sentence en âme et conscience.
Sora ne put qu'opiner à nouveau. Les mots refusaient de se franchir la barrière de ses lèvres.
Prenant cela pour un agrément de la part de Sora, le vieil homme s'empara sans broncher de la lame finement taillée.
Sora déglutit avec difficulté tandis que le vieil homme inspirait un grand coup. La sueur dévalait ses tempes garnies de favoris. Sora bloqua sa respiration, retenant son souffle, pendant que d'un geste sec et tremblant, Yudai appuyait la lame sur son doigt.
Il lui fallut presser avec force sur le couteau pour y parvenir. À grands renforts de larmes, le vieil homme finit par cisailler net son petit-doigt, les larmes s'écoulant en cascade ininterrompue de ses yeux.
Le vieil homme laissa échapper un souffle haché d'entre ses lèvres, renifla, puis, résigné, s'empara de son doigt coupé. Ce fut les mains baignées de sang et parcourues de tremblements qu'il présenta à son membre découpé à Sora.
L'adolescent s'efforça avec toute la volonté dont il était en mesure de faire preuve de refouler le violent haut-le-cœur qui menaçait de lui faire remettre l'entièreté du contenu de son estomac. Il entendit Yudai se confondre une nouvelle fois en excuses avant de reprendre sa place dans le rang.
Le subordonné suivant fut quant à lui moins loquace. Malgré qu'il arborait un visage plus sombre et pâle que son prédécesseur, qui se tenait toujours la main pour l'empêcher de saigner, le second subordonné daigna se présenter avec respect : Junji.
Il n'eut, contrairement à Yudai, pas l'air d'être éploré par la perte d'un bout de sa main, mais parmi les trois, il fut celui qui montra le plus de remords par rapport à l'incident. Le teint livide, il avait l'air d'être celui à le plus se repentir pour le mal qu'il avait involontairement commis.
Comme l'homme qui l'a précédé, Junji reprit sa place sur son coussin après avoir coupé sans hésitation son doigt et l'avoir présenté également à Sora. À contrario de Yudai, il ne chercha pas à faire cesser le saignement de sa main.
Le dernier kobun à passer devant le chef du clan et ses fils se présenta, pour sa part, comme une autre paire de manche.
Ne le voyant pas bouger de sa place, ce furent la voix sans appel d'Hizashi et les éclairs dansant dans ses yeux noirs qui obligèrent le dernier des trois subordonnés à esquisser un mouvement.
L'homme se leva sans motivation de son coussin, puis vint, à son tour, enfin, se poster devant la table basse. En découvrant de plus près son air peu avenant, Sora se fit la réflexion qu'il aurait dû se douter que l'un d'entre eux se montrerait plus retors à gérer.
De sa voix toujours menaçante, Hizashi lui rappela avec une lenteur mesurée :
- Souviens-toi. Je t'ai laissé le choix. Tu es celui qui as accepté l'ablation de ton doigt. Soit tu le fais, sois je te raille moi-même des registres du clan. Maintenant, décide.
Hizashi, qui s'exprimait d'ordinaire avec beaucoup de respect et de dignité, même à ses plus jeunes subalternes, avait maintenant laissé place à un homme sans la moindre once d'émotions.
Sora demeura muet, la situation avait pris une tournure inattendue. Il prit conscience, en détaillant la situation, que si son père était devenu si intimidant, c'était à cause de son aura de chef qui émanait de lui en ce moment-même. Ce qui le rendait si distant était son charisme de dirigeant, le même que celui qu'arborait son grand-père au quotidien, mais qui était toutefois plus cinglant et distant dans le cas de son père.
Le troisième subordonné à comparaître dût sentir tous les regards de ses camarades s'enfoncer dans sa nuque, attendant qu'il s'exécute, car il empoigna d'un geste lent la lame qui siégeait devant lui.
Son autre main s'étendit devant lui, s'appuyant sur le tissu limpide que l'une des deux servantes de l'entrée été venu changer.
Cependant, la suite ne se joua pas comme prévu. La lame qu'il brandissait ne toucha jamais son autre main. Au lieu de cela, elle valdingua à quelques mètres derrière lui et atterrit un peu plus loin sur le sol.
- Pourquoi, Oyabun ?!
Le subalterne avait les yeux convulsés par la colère.
- Pourquoi on devrait avoir à subir ça ?! Pourquoi moi, je devrais avoir à subir ça ?! Je vous ai été fidèle depuis le premier jour ! J'ai suivi les principes du clan pour espérer m'en sortir !
Il bascula soudain la figure en direction de Sora et se mit à le pointer du doigt.
- Vous dites qu'il est votre fils de sang, mais on en savait rien ! Pourquoi je devrais payer ? Hein ? Qu'est-ce que j'y peux s'il s'est fait enlever ?! Je n'ai jamais demandé à ce gang de faire du mal à un enfant sorti de nulle-
Mais il n'eut pas le temps de finir sa phrase.
Une bruyante détonation aigue scinda violemment l'air en deux. Les oreilles de tout le monde se mirent à siffler tandis que, dans la salle, une fraction de seconde plus tard, un hurlement déchirant s'échappait de la bouche grande ouverte de l'homme.
À la stupeur de tous les kobuns assistant à la scène, le corps du subordonné s'effondra net au sol. Il se recroquevilla sur lui-même, se tordant de douleur.
Désorienté par la détonation qui avait brutalement retenti non loin de son oreille, Sora secoua la tête. Il lui fallut une bonne seconde pour comprendre ce qu'il venait tout juste de se passer ; un coup de feu venait d'être tiré dans la salle, et venait tout droit de sa droite, à seulement quelques centimètres au-dessus de lui.