Sous l'écho des sirènes hurlantes, il vit la portière arrière de la voiture de service s'ouvrir. Le pas lourd et la démarche clopinante, son nouveau passager, Tōji, fut forcé d'y entrer par le policier qui l'y avait conduit. Le jeune dealer ne se laissa bien évidemment pas faire sans opposer de résistance, si ce n'est que ses efforts pour fuir furent aussi infructueux que pénibles. La portière du véhicule se referma ensuite derrière lui dans un « clac ! » à peine étouffé par le brouhaha ambiant.
De là où il se trouvait, Satoshi Seijuro, le jeune policier qui venait de procéder à son arrestation, vit son collègue à qui il avait confié la garde de l'interpellé monter la garde devant la voiture. Il serait impossible à l'interpellé de tenter de se carapater, puisque la voiture fut bientôt encerclée par un autre policier en uniforme, qui vint bloquer l'autre portière arrière de son corps.
Avalant tant bien que mal le goût de bile qui trainait dans sa bouche, Satoshi passa sa langue sur ses lèvres sèches et essuya la sueur qui perlait sur son front d'un revers de main.
Il avait observé la scène, celle où Tōji s'était fait embarquer, avec les poings serrés.
Ils l'avaient fait.
Ils venaient d'arrêter « Tōji », un des principaux jeunes dealers de la région.
'Finie', se dit-il, avec un soupçon de soulagement.
Satoshi s'accorda un profond soupir. Il pouvait se le permettre après avoir été tendu tout le long de l'opération. Ses paumes de mains vinrent appuyer sur ses paupières lourdes.
Il y a encore une minute, il était secoué par l'adrénaline. À présent, seule la fatigue l'assaillait.
L'enquête était finie. Ces longues semaines de filatures avaient porté leurs fruits. Il pouvait maintenant arrêter de jouer ce rôle de dealer. Ses collègues et lui avaient mené l'enquête à son terme ; ils avaient déniché la nouvelle plaque tournante des bas-fonds de Kabukichō, remplissant ainsi bien plus de cases que ce qu'exigeait leur première mission solo.
Ses collègues et lui pourraient dès maintenant prendre part à la mystérieuse enquête qui accaparait l'esprit de leur chef depuis des semaines. Satoshi ne put réprimer le sourire qui vint étirer les coins de ses lèvres à cette pensée.
C'était fini ; même s'il peinait encore à se faire à l'idée que leur plan avait fonctionné. Ils étaient novices, après tout, ils n'avaient pour ainsi dire intégré l'équipe que depuis quelques mois, pourtant leur chef leur avait laissé quartier libre pour les opérations.
« Je vous confie cette enquête ! À vous de me la mener à bien ! », tels étaient les mots de celui-ci quand, pris au dépourvu par l'annonce, ils avaient tous essayé de comprendre sa décision. Devant leur effarement évident, Satoshi avait pu discerner cette étincelle calculatrice dans le regard que leur avait retourné leur leader ; la même que le jeune policier avait parfois pu apercevoir lors de leurs premières enquêtes en équipe.
Il se souvenait des éclats de voix de ses collègues, qui avaient rugi jusqu'au fond du couloir ; mélangeant protestation et triomphe. Ils avaient par ailleurs retenti si fort qu'ils avaient pris par surprise l'une des secrétaires du département qui passait à ce moment-là devant leur bureau. La pauvre en avait fait un si grand bond qu'elle en avait lâché ses documents sur le sol. Elle en était demeurée un instant interdite, puis les avait fustigés de son meilleur regard assassin sous ses lunettes rondes comme des soucoupes – fallait-il avouer que leur groupe n'était pas à compter parmi les plus sages du tas, ils étaient même connus pour être assez turbulents, mais même Satoshi pouvait comprendre l'émoi de ses collègues.
Satoshi, pour sa part, était resté silencieux, les yeux rivés sur son chef, Masato Yasuhisa, qui ne s'était pas dépêtré de son sourire Colgate.
Le jeune policier s'était ainsi contenté de cligner des yeux en demeurant assis sur sa chaise dans l'attente d'un minimum d'informations supplémentaires ; d'étonnement, d'appréhension ou d'excitation, il n'aurait su le dire. Probablement les trois à la fois. S'en était suivi une soirée à décortiquer l'affaire qui leur était confiée.
La suite, ils avaient dû la gérer par eux-mêmes ; de l'élaboration de stratégies aux simulations d'intervention sur une carte de Kabukichō.
Ils avaient fait des rapports réguliers sur l'avancée de leur enquête à leur chef. À leur grande surprise, Yasuhisa n'était jamais intervenu de lui-même. Il s'était simplement contenté d'émettre l'une ou l'autre réserve sur certains pans de leur plan d'action ; un « Vous êtes sûrs de vous ? » par-ci, des « L'idée est bonne mais… » par-là, sans jamais lever les yeux de ses documents. Cette manière de faire leur avait fait se tirer les cheveux plus d'une fois, mais force était de constater que sa méthode avait été aussi efficiente qu'efficace ; en les mettant au pied du mur, il les avait forcés à remettre en question leur approche afin d'aborder les problèmes sous un angle de vue différent à chaque reprise.
Lors de leur dernier rapport, Yasuhisa s'était contenté de les écouter. La différence avait été que cette fois-là, il avait levé les yeux de ses feuilles et les avait regardés tour à tour. Il avait ensuite esquissé un sourire satisfait et un signe de tête approbateur, avant de leur dire « Faisons donc comme cela. ». Ainsi, non sans appréhension, l'opération, qu'ils avaient eux-mêmes nommée « Opération Tokage », s'était mise en route.
L'idée avait été de séparer leur plan en plusieurs étapes.
La première d'entre elles avait consisté à trouver un délinquant discret, de préférence dealer qui aurait un lien avec les gangs du coin, mais aux bons échos de ses clients. Cette première partie de leur plan avait été rapidement remplie quand ils avaient décidé de cibler « Tokage », celui que l'on surnommait « le lézard du monde de la nuit ».
La deuxième partie voulait qu'ils établissent le contact avec lui sous couverture, afin d'en apprendre au maximum sur sa manière de fonctionner pour pouvoir la reproduire à l'identique.
La troisième partie du plan voulait qu'ils parviennent à gagner sa confiance dans le but de parvenir à le coincer puis à lui soutirer des informations.
La dernière étape, celle qu'ils venaient de compléter avec franc succès, voulait que l'un d'eux prenne possession de son identité pour parvenir à également coincer ses clients.
Un vrai jeu d'endurance et de stratégie sur le long terme.
Leur jackpot avait été de trouver cette nouvelle plaque tournante du deal. Dire qu'ils avaient mené à bien leur intervention serait presque un euphémisme. Ils avaient pour ainsi dire porté un vrai coup au système du monde de la nuit se tapissant parmi les ombres de Kabukichō.
Satoshi avait besoin de souffler une seconde.
À présent, il n'avait plus besoin de jouer un rôle qui allait à l'encontre de ses principes ; il pouvait redevenir Satoshi Seijuro, une jeune recrue de la plus jeune équipe de la troisième division du Bōryokudan de Tokyo.
Conscient que son rôle avait été correctement rempli, il en profita pour ôter son bonnet de sa tête. Il reporta ensuite son attention sur la voiture dans laquelle Tōji, le jeune trafiquant que ses coéquipiers et lui traquaient depuis des jours entiers, avait été enfermé. Par-delà la vitre, Tōji était assis sur la banquette arrière du véhicule, la tête baissée. Les lumières rouges et bleues des gyrophares se succédaient sur son profil et donnaient l'impression que son nez et sa bouche avaient été taillés au couteau.
Le jeune trafiquant dût probablement se sentir épié, estima Satoshi, car, l'instant suivant, le dealer obliqua le menton vers le haut, ses yeux se plantant tels deux clous froids dans les siens. De là où il se trouvait et malgré la distance qui les séparait, Satoshi pouvait malgré tout sentir l'intensité du regard de l'homme sur lui ; la colère et l'amertume qui les emplissaient étaient toutes deux dirigées droit sur lui.
Si, en cet instant, Tōji avait eu des lasers à la place des yeux, nul doute qu'il aurait creusé deux trous dans sa tête avec joie.
Satoshi serra les doigts sur son bonnet.
« Habitue-toi à ce genre de regard. » lui avait dit son chef quelques mois auparavant, après qu'ils aient bouclé leur première affaire en équipe. « Ce ne sera pas le dernier que tu auras à affronter. C'est dur, mais cela fait partie du métier. »
Dans ces mots, Satoshi avait pu y lire de la compassion, comme si son chef avait posé une main invisible sur son épaule pour lui dire que lui aussi, il y était passé avant lui et qu'il en avait quelque part gardé les marques.
Satoshi savait qu'il avait raison, qu'il devrait s'habituer à ce genre de regard à l'avenir. Cependant, en cet instant, cet homme qu'il avait lui-même mis hors d'état de nuire lui faisait ressentir un semblant de compassion que beaucoup pourraient penser inappropriée ; compassion, se dit-il, qu'il ressentait peut-être pour se donner bonne conscience.
Dans ce milieu, il n'existait ni noir ni blanc, tout se teintait d'un gris variant d'intensité selon les personnes ; parfois plus clair, parfois plus foncé.
Certains se complaisaient dans ce milieu. Pour ceux-ci, l'espoir de les en extirper était moindre. D'autres, en revanche, y sombraient par coup du sort, parfois en désespoir de cause, car les aléas de la vie ne leur offraient aucune autre alternative envisageable. Pour ces derniers, il existait encore une once d'espoir.
Satoshi voulait croire, sans prétention ou once de naïveté, que chaque homme qu'il mettait derrière les barreaux faisait partie de cette dernière catégorie ; qu'il existait peut-être un moyen de les remettre sur le droit chemin si l'état décidait de leur venir en aide.
Au bout d'interminables secondes à soutenir le regard de Satoshi, Tōji détourna enfin les yeux, renfonçant le dos dans le dossier de son siège, et Satoshi en fit de même. Le contact avait été rompu, la bataille de points de vue cessait ici.
Il devait se ressaisir, la mission n'était pas terminée ; il leur restait encore toutes les personnes présentes dans le bar à mettre sous écrous.
Comprenant que la suite des opérations serait lancée sous peu, Satoshi s'écarta du restaurant. Il traversa un chemin entre deux des trois voitures policières placées devant la ruelle et vint se glisser derrière l'une d'elles.
Leur rôle de ce soir, à son équipe et à lui, avait été de faire sortir les principales têtes de file pour les prendre par surprise et les empêcher de créer la panique dans le bar. La suite des opérations, l'arrestation de toutes les personnes dans le bar ainsi que leurs complices se trouvant dans le restaurant, les policiers déployés sur place depuis les postes de police les plus proches s'en chargeraient.
Devant ses yeux, la ligne de policiers qui venait tout juste de se séparer en deux pour offrir passage à Satoshi se referma aussitôt en quelques mouvements rapides, engloutissant derrière elle la vue de l'entrée du restaurant de ramens. Se déroula alors, à quelques mètres de lui seulement, une scène similaire à celles des nombreuses vidéos d'arrestations visionnées à l'école de police lors de sa formation.
L'anticipation fixa ses pieds aux sol. Son cœur s'agitant dans sa poitrine, il observa la suite des événements, oubliant même que ses collègues devaient être en train de lui parler dans l'oreillette.
Le policier chargé de tenir le mégaphone prit la parole, faisant au passage crisser péniblement l'amplificateur de voix. De sa voix puissante, il incita tous les civils à sortir du restaurant et à se rendre auprès des policiers postés à l'arrière.
Derrière les fenêtres du restaurant, Satoshi pu apercevoir les silhouettes des civils s'agiter, maintenant plus qu'alertés par le rassemblement impromptu des forces de l'ordre postées à l'extérieur et formant une ligne intimidante d'hommes armés.
Sous les yeux des civils curieux venus s'attrouper autour des barrières de sécurité, la ligne de policiers, postée jusqu'à lors en barrage devant le bâtiment, se mit en marche quand l'ordre lui fut donner.
Elle s'avança tel un seul homme, prenant en otage tant l'entrée du restaurant que celle du bar. Dans le meilleur des cas, ils éviteraient les coups de feu. De toute évidence, leur attaque fut si surprenante qu'elle ne nécessita pas le moindre tir d'intimidation. Leur intervention avait été minutieusement calculée.
Satoshi, lui, observait cette ligne intimidante de silhouettes humaines armées d'abord gagner du terrain puis s'engouffrer dans le bâtiment. Il pouvait sentir le sol gronder sous ses pieds, rugissant presque sous les pas des policiers lancés à l'assaut.
- Bon travail, Seijuro !
À l'entente de son nom de famille, Satoshi se ravisa. Il tourna la tête en direction de l'autre côté de la rue. Parmi la petite foule et les premières caméras de journalistes arrivés sur les lieux, s'avançaient vers lui deux hommes vêtus de longs manteaux. Le premier, qu'il reconnut aussitôt, lui adressait un salut décontracté de la main. Le deuxième, en revanche, ne lui accorda pas un regard.
- Chef !, s'exclama la jeune recrue, en s'inclinant pour le saluer. Vous êtes venu ?
- Évidemment !, répondit ce dernier avec un léger rire, comme si sa présence sur les lieux était l'évidence même. Hors de question que je rate votre moment de gloire ! Une première mission en solo qui fonctionne aussi bien mérite qu'on lui octroie l'intérêt que ses acteurs méritent !
Satoshi lui rendit un sourire. Son chef, Yasuhisa, s'était présenté en personne pour assister à l'aboutissement de leur opération. Après l'appréhension des derniers jours, c'était de la fierté qu'il ressentait à présent.
La jeune recrue reporta ensuite son attention sur le deuxième homme qui s'était avancé vers lui et qui avait enfin daigné lui accorder un regard. L'homme, les mains plongées dans les poches de son manteau, le regardait avec autant d'apathie que de fatigue – si Satoshi s'en référaient aux immenses cernes qui habillaient les dessous de ses yeux sombres. Satoshi le salua également d'un « bonsoir ! » en s'inclinant. L'homme ne s'embêta même pas à lui rendre son salut ; il inclina simplement la tête sur le côté et Satoshi crut voir danser sur son visage un soupçon d'agacement.
'Pour les présentations', pensa Satoshi, 'on repassera'.
Ce nouveau venu n'avait de toute évidence aucun problème à ne pas être l'incarnation de ce que l'on pourrait qualifier « d'accueillant » ou de « sympathique ». Ses iris vous transperçaient tels les balles d'un révolver.
Satoshi se souvenait avoir parfois vu cet homme. Son chef et lui semblaient partager une amitié étrange mais qui avait l'air de fonctionner plutôt efficacement. La jeune recrue avait ainsi pu apercevoir, souvent le matin, cet homme au visage fermé aux côtés de son chef en se rendant au distributeur de boissons chaudes de l'accueil.
- Cesse d'effrayer mes subordonnés, veux-tu ?
Son chef venait de réprimander l'homme en posant la main sur son épaule. L'homme aux cernes protubérantes quitta des yeux Satoshi et les reporta sur son voisin.
- Qu'est-ce que tu entends par « effrayer » ? C'est ton larbin qui me reluquait des pieds en tête.
- Subordonné, je t'ai dit, le corrigea Yasuhisa.
- Ça revient à la même chose. Il se charge du travail que tu ne veux pas faire.
Yasuhisa laissa échapper un soupir, suivi d'un regard désapprobateur, avant d'offrir un sourire à Satoshi.
- Excuse-le, d'accord ? Il est juste grognon de ne pas avoir pu observer l'intervention de plus près.
- Rectification ; je n'avais juste pas envie de venir.
- Ah, et aussi car il est en manque de caféine.
Yasuhisa haussa les épaules et Satoshi ne manqua pas le regard noir que lui lança l'homme au long manteau.
- Bref !, reprit son chef, en regagnant son sourire. Je fais les présentations, puisque mon voisin ici présent n'en a pas l'air décidé. Seijuro, voici mon assistant-
- Collaborateur.
Yasuhisa se racla la gorge à l'intervention.
- Collaborateur, rectifia-t-il, qui prend une courte pause du département criminel et qui va nous aider à partir de maintenant pour l'affaire top secrète dont je vous avais parlée. Son nom est Isao Watanabe.
La mâchoire de Satoshi manqua de se décrocher.
Watanabe. Isao Watanabe. L'enquêteur avec le plus d'affaires résolues à l'année du département de la police criminelle. L'homme connu pour sa logique froide et son côté « bourreau du travail », mais dont les conférences étaient passionnantes. Satoshi avait assisté à quelques-unes d'entre elles lorsqu'il était à l'école de police. Il n'ait jamais pu voir l'homme de près, les amphithéâtres où il les organisait étaient toujours pleins à craquer.
S'il n'avait pas su depuis son plus jeune âge qu'il voulait intégrer le département de lutte contre le crime organisé, cela aurait été sous la tutelle de cet homme que Satoshi aurait aimé apprendre et travailler.
Cet homme se trouvait devant lui, en chair et en os.
Oh.
Satoshi sentit ses mains devenir moites. Il s'inclina de nouveau, cette fois à un angle avoisinant les nonante degrés.
- C'est un honneur, Monsieur ! Je suis Satoshi Seijuro et j'ai la chance de faire partie de l'équipe Yasuhisa.
Tandis qu'un sourire goguenard étirait la figure de Yasuhisa, pour toute réponse, Watanabe ne lui offrit qu'un silence, puis, sans s'embêter des cérémonies d'introduction, il demanda :
- Qui en a eu l'idée ?
Confus, Satoshi se redressa.
- … Pardon, Monsieur ?
Watanabe cligna des cils et peaufina sa question.
- L'infiltration, je parle. Qui en a eu l'idée ?
- Oh. Euh…
Satoshi déglutit, soudain mal à l'aise. Était-ce de l'agacement qu'il entendait ? Alors que leur chef avait validé leur approche ?
- L'idée est venue d'elle-même après avoir étudié des affaires similaires, avoua Satoshi. Nous avons conclu qu'aller au plus près des cibles serait la meilleure option dans le cas présent.
L'enquêteur huma un « Mmmh » qui sonnait presque comme une question. Yasuhisa lui infligea un coup de coude réprobateur qui voulait clairement dire « Arrête de faire ça. », mais Watanabe ne lui accorda même pas ne serait-ce qu'un coup d'œil.
- Excuse-le, Seijuro, intervint une nouvelle fois son chef. Il refuse d'admettre que votre plan était intéressant et plutôt culotté. Moi j'aime bien ce genre d'approche et je reste votre chef donc la décision me revient !
Yasuhisa balaya l'air d'un bref mouvement de main avant que son voisin ne puisse intervenir et tourna son attention vers le restaurant. Satoshi suivit son regard. Il vit que sortait à présent une foule de personnes. Certaines d'entre elles, à l'évidence en état de choc, étaient accompagnées de policiers qui les redirigeaient vers les ambulances. D'autres avaient les bras attachés dans le dos et étaient emmenées vers les différents véhicules de polices.
Parmi l'amas de monde, Satoshi reconnut deux de ses collègues, une femme et un homme, qui venaient d'écrouer les propriétaires du restaurant.
Yasuhisa les interpella et tous deux soulevèrent la tête à l'entente de leurs noms.
Le sourire aux lèvres, Yasuhisa fit un mouvement de tête.
- Il est temps qu'on aille rejoindre nos petits nouveaux. Ils ont fait du bon travail.
Satoshi était soulagé que cette intervention fut un franc succès. Ces dernières semaines avaient été mouvementées, mais la promesse de leur chef de leur payer une tournée générale de sushis pour fêter ça lui fit instantanément oublier sa fatigue.
Pour ce soir, il s'abstiendrait de demander davantage d'informations sur la nouvelle enquête qui accaparait l'esprit de son supérieur.
~ x.X.x ~
Les yeux plongés sur ses doigts liés, ce fut tout à peine si Sora entendit le ronronnement du moteur du véhicule dans lequel il venait de monter s'allumer. Il était si perdu dans ses pensées qu'il n'avait même pas remarqué que ses doigts avaient commencé à blanchir.
La voiture entièrement noire et aux vitres teintées, que son père lui avait mis à disposition pour l'occasion, s'apprêtait à s'engager dans les rues de Shinjuku. Le trajet n'était pas supposé être long, « un peu moins d'une dizaine de minutes tout au plus » lui avait dit son grand-père ce matin, quand Sora était allé le voir pour lui parler de son projet. Dix minutes, ce ne serait définitivement pas suffisant pour que son cerveau détermine ce qui sortirait de sa bouche une fois arrivé.
Or, Sora avait décidé que ce serait aujourd'hui.
La voiture commença à s'avancer vers la grande porte de bois de l'entrée de la maison principale.
- Souhaitez-vous faire demi-tour, Jeune maître ?
Sora redescendit sur terre quand une voix lui vint de sa gauche. Il détacha les yeux de ses mains pour les porter sur l'homme assis à ses côtés, seulement pour remarquer que le conducteur du véhicule, un des subordonnés de son père et chauffeur, avait stoppé la voiture.
Sora cligna des cils.
Il en avait presque oublié qu'il n'était pas le seul passager du véhicule. Issei, son garde du corps dont il avait commencé à s'habituer à la présence silencieuse, l'avait bien évidemment accompagné.
Depuis l'incident du yubitsume, Sora n'avait pas manqué de remarquer que tous les subordonnés de la maison principale s'inclinaient respectueusement face à lui quand il se déplaçait dans les couloirs. Dès qu'il croisait un des subordonnés de son père, celui-ci cessait ce qu'il était en train de faire pour le saluer avec respect et ne relevait la tête, Sora avait-il noté, que quand Issei, qui marchait derrière Sora telle une ombre, se décidait à le lâcher du regard.
L'homme au costume tirant cette fois sur un bleu nuit très foncé – il avait l'air d'avoir fait un léger effort vestimentaire pour l'occasion – le regardait depuis l'autre côté de ses lunettes de soleil. Il était là, à sa gauche, à l'autre bout de la banquette arrière. Comme à son habitude, il n'émanait de lui qu'une décontraction absolue ; son coude était appuyé sur le rebord de la fenêtre fermée et les genoux de ses longues jambes touchaient le siège de leur conducteur.
Le seul détail qui démontrait qu'il n'était pas aussi décontracté qu'il le laissait paraître, était la main qui traînait à seulement quelques millimètres de son arme à feu, parée à dégainer à la moindre occasion.
- Que veux-tu dire ?, lui demanda Sora, déchiffrant à peine la question.
Dans la noirceur de l'habitacle, les yeux du garde du corps n'étaient pas visibles derrière les lunettes de soleil qu'il portait. Pourtant, Sora aurait pu jurer que la voix d'Issei avait laissé transparaître un soupçon de compassion lorsqu'il avait posé sa question.
- Vous semblez nerveux, lui expliqua Issei, de manière posée. Nous pouvons toujours reporter cela à demain. Personne ne vous tiendra rigueur si sortir vous est encore inaccessible.
Sora déglutit. Il était conscient qu'il ne devait pas afficher la meilleure des mines en cet instant, mais il secoua la tête et fit signe au conducteur de poursuivre ce qu'il faisait. L'homme posté devant le volant acquiesça et remit le véhicule en mouvements. Au pas d'homme, la voiture dépassa les deux gardes du jour, des kyodais qu'il avait vaguement aperçus lors de la cérémonie du yubitsume. Ils franchirent rapidement l'imposante double-porte de bois donnant sur la rue.
Les lèvres pincées, Sora vit s'éloigner derrière lui le sigle du clan qui était gravé à même le bois ; le kanji « Dragon » qu'il avait si souvent vu de l'extérieur de la demeure.
Franchir cette porte lui faisait ressentir un sentiment étrange. C'était comme si son cerveau comprenait enfin qu'il n'avait pas imaginé tout ce qu'il s'était passé ces derniers jours.
Ces derniers jours avaient été les plus mouvementés qu'il ait connu depuis longtemps. Irina et lui avaient été enlevés et séquestrés, puis sauvés. Son existence avait été révélée au grand jour. Son père avait accepté qu'il prenne part au processus de succession. Il avait appris que Yoshi avait été sauvagement attaqué.
Le soir de leur enlèvement, Yoshi avait été blessé.
Par sa faute.
Parce qu'il n'avait pas été suffisamment prudent. Parce que, comme toujours, il n'en avait fait qu'à sa tête.
Sora serra les doigts davantage.
- Il faut que ce soit aujourd'hui, finit-il par rompre le silence quand la voiture tourna à la première intersection.
Issei, qui n'avait pas détaché ses yeux de lui depuis leur départ, laissa planer un silence avant de dire d'une voix toujours aussi calme :
- Vous avez vécu des choses horribles, Jeune maître. Ménagez-vous. Personne ne vous en voudra si sortir vous est encore inaccessible.
- Ce n'est pas que ça m'est inaccessible.
Sora laissa échapper un soupir avant de passer une main nerveuse dans ses mèches noires.
- C'est seulement que… Je ne sais pas… comment je devrais m'y prendre ?
Sora ne redoutait pas de sortir, c'était même plutôt le contraire. Les murs de sa chambre commençaient à devenir étouffants.
Sa séquestration ne l'avait pas détruit psychologiquement ; du moins pas autant que ce que sa famille était encline de penser. La seule chose qui demeurait de cette nuit étaient les cauchemars, pour la plupart dépeignant le moment où ce membre du gang s'était échoué à ses pieds, ventre contre terre.
S'il y réfléchissait, les dernières années de sa vie devaient avoir forgé son caractère, y amenant un léger twist dont il ne prenait conscience qu'à retardement. Il s'était tellement habitué à ce genre de violence gratuite qu'il avait oublié comment aurait dû réagir une personne « normale ».
De plus, son tempérament asocial n'était pas le facteur censé arranger les choses dans l'équation.
Entre les quatre murs froids de cette cave, douloureusement retenu sur cette chaise par des liens et malmené des jours durant, Sora avait découvert un pan de sa personnalité dont il n'avait lui-même pas eu connaissance jusqu'à lors.
Secoué par les éclats de rire qui s'échappaient de sa gorge, il avait fini par comprendre que l'héritage des Ryūno ne se limitait pas qu'au sang coulant dans ses veines. Sous les coups des hommes de ce gang, à la manière de son grand-père qui s'amusait d'une main et de doigts coupés, Sora avait découvert qu'il était lui aussi, sous certaines conditions, capable de s'esclaffer face à la violence – bien que celle-ci se soit concentrée sur lui.
Visiblement, avait saisi Sora, il avait également hérité de ce rapport douteux à la santé mentale que sa famille semblait faire prospérer dans ses gênes.
Alors non, dans les faits, Sora ne redoutait pas de devoir se confronter au monde extérieur à nouveau. Il n'avait pas peur de ce qui l'attendait par-delà les murs de la maison principale. Il supposait que dans la logique des choses, il aurait hypothétiquement dû, à défaut que ce n'était pas le cas. Ce que Sora redoutait, en revanche, c'était la manière dont réagirait l'homme à qui il allait rendre visite.
Ce qu'il appréhendait, c'était de retrouver Yoshi dans un état encore plus déplorable que ce que ce que Sora pouvait imaginer.
Il craignait trouver un Yoshi n'étant réduit qu'à l'ombre de lui-même, et de réaliser, au bout du compte, que peu importe les mots qu'il s'évertuerait à lui dire, peu importe les mots de réconfort qu'il parviendrait à lui formuler, qu'aucun d'entre eux ne parviendrait à lui venir en aide.
Parce que oui, Sora s'apprêtait à aller lui rendre visite. Il voulait constater de ses propres yeux l'état dans lequel cet homme d'une fidélité inconditionnelle se trouvait en ce moment. Il n'était pas doué en matière de relations humaines. Et si, en temps normal, il estimait que cela n'était pas un frein à sa vie, en cet instant, il ne pouvait nier qu'il aurait aimé qu'il en soit autrement.
- J'ai décidé, admit Sora, en tentant de chasser ses sombres doutes de son esprit, que je me devais d'aller lui rendre visite le plus tôt possible.
L'adolescent se remit à trifouiller ses ongles.
- Je pense que je lui dois au moins ça.
Sora expira un souffle brûlant aux travers de ses lèvres.
Le plus tôt possible s'était traduit par le fait de sortir de sa tanière dès que ses côtes ne lui feraient plus mal ; du moins, plus mal au point qu'il ne sache pas tenir debout plus de dix minutes.
- Et puis, admit à nouveau l'adolescent, j'ai besoin de le voir.
À sa gauche, Issei marqua une pause. Sora ne voyait pas l'expression sur son visage en ce moment, trop occupé à gratter le bout de l'ongle de son pouce avec son autre main, mais peut-être qu'Issei cherchait une fois de plus à lui témoigner de la compassion.
- Ce que vous verrez ne vous plaira peut-être pas, finit par dire le garde du corps, semblant peser ses mots.
Sora ne s'embêta pas à croiser son regard une nouvelle fois.
- Je sais…
Il savait que ce qui l'attendait ne lui plairait peut-être pas. Mais c'était de Yoshi dont il était question, il ne pouvait pas faire sans aller lui rendre visite. Lui demander de rester cloîtré entre les murs de la maison principale était comme lui demander d'abandonner son ancien garde du corps à son triste sort, ce qui n'était clairement pas dans ses plans.
Sans oublier que… la culpabilité ne disparaîtrait pas aussi facilement. Il se sentait responsable de l'état tant mental que physique dans lequel était Yoshi. Alors non, Sora ne pouvait simplement pas se tourner les pouces dans sa chambre.
Il avait entendu de la bouche de son grand-père que son ancien garde du corps avait subi une lourde opération du dos qui l'avait laissé incapable de sortir de son lit pendant plusieurs jours.
Aujourd'hui, Yoshi était revenu chez lui, dans un appartement de rez-de-chaussée payé par le clan et situé relativement proche de la maison principale. Ses soins d'hôpitaux avaient, quant à eux, été assurés par les fonds du clan Ryūno.
Son état mental, en revanche, d'après son grand-père, était des plus préoccupants.
Comment Sora, qui avait eu vent de la situation, pouvait-il se tourner les pouces une seconde de plus dans ses quartiers ? Comment aurait-il pu ne serait-ce que songer à rebrousser chemin quand il était en partie responsable de l'état dans lequel se trouvait à présent Yoshi ?
Sora contracta la mâchoire et se redressa sur son siège. Il tourna la tête et planta son regard dans celui d'Issei.
- Je veux voir son état de mes propres yeux.
Si tôt eut il terminé de dire cette phrase que la voiture s'arrêta devant un petit complexe d'appartements. Sora acquiesça quand le chauffeur du véhicule, l'un des chauffeurs personnels de son père et également l'un des subordonnés de ce dernier, lui notifia qu'ils avaient atteint leur destination.
Sora serra les poings et s'extirpa du véhicule quand Issei vint lui ouvrir la portière. Yoshi était dans l'un de ces appartements et Sora s'apprêtait à entretenir une longue discussion avec lui.