Chereads / L'oublié du clan des yakuzas / Chapter 26 - Chapitre 24 : Promesse au chevet d'un lit

Chapter 26 - Chapitre 24 : Promesse au chevet d'un lit

Le bâtiment aux tuiles brunes que Sora apercevait par-delà la fenêtre du véhicule n'avait rien d'exceptionnel, vraiment ; il était à peine plus grand qu'un petit complexe et ne devait dénombrer qu'une petite dizaine d'appartements tout au plus. S'élevant sur deux étages et s'étalant sur la longueur, la bâtisse se fondait sans difficulté dans le décor du voisinage qui était en partie constitué d'habitations semblables. 

Les sourcils du noiraud se froncèrent sous ses mèches de cheveux. La mine sombre, il pressa son dos sur le dossier de la banquette arrière et attendit qu'Issei, qui venait de descendre du véhicule, ne vienne lui ouvrir la portière. 

D'un œil distant, l'adolescent aux iris clairs observait le bâtiment depuis le véhicule – que le conducteur avait pris soin de stationner sur le parking réservé à la résidence. 

Sora pouvait comprendre ce qui avait poussé son père à louer un appartement dans cette résidence. Parmi les gratte-ciels de Shinjuku, ce bâtiment faisait pâle figure. Il n'attirait pas l'attention ; ce qui en faisait le lieu parfait pour passer inaperçu. Personne d'extérieur au clan, sans en avoir eu l'indication, n'aurait pu imaginer que ce bâtiment à l'air si simpliste et désuet hébergeait à l'heure actuelle un yakuza.

L'adolescent profita que son garde du corps doive contourner le véhicule pour enfourcher plus loin sur la tête la capuche de son sweat noir. 

Dans la matinée, Sora avait émis la requête à son père et à son grand-père de sortir de la maison principale. Il avait bien entendu précisé qu'il n'en aurait pas pour longtemps, puisqu'il comptait simplement aller rendre visite à Yoshi. Son père avait adhéré à sa requête mais lui avait sommé de préconiser la discrétion et de camoufler son identité. 

Sora comprenait qu'il lui somme d'être prudent ; mieux valait-il, et il en avait conscience, que personne d'extérieur ne puisse distinguer correctement son visage. Personne n'avait encore découvert l'identité du traître, il était donc important de faire profil bas. 

Se pliant aux recommandations, l'adolescent avait donc enfilé des vêtements amples qui lui permettrait de se camoufler. Kaito et lui étaient les seuls adolescents dans le clan. Et même si Sora n'avait pu le voir qu'une seule fois depuis son entrée dans la maison principale, son frère avait laissé transparaître une musculature légèrement plus développée que la sienne sans pour autant être réellement plus grand que lui. Ces vêtements devraient suffire à confondre leurs carrures et à lui permettre de sortir sans attirer l'attention. 

Même Issei avait suivi le mouvement. Bien qu'il ait tendance à porter des costumes et des chemises tape-à-l'œil et à vider la bombe de laque sur sa tête, il avait cette fois opté pour un look plus passe-partout ; ses cheveux avaient été relâchés et tombaient sur ses oreilles et il portait un costume bleu nuit très sombre qui tirait sur le noir. Sora n'avait pu s'empêcher de penser, quand il l'avait vu revenir ce matin à ses côtés après s'être changé, que ce devait être le seul costume sombre qu'il ait pu trouver et qui ressemblait un tant soit peu aux costumes que portaient les kyodais officiant dans l'enceinte de la maison principale. 

Lors de leur conversation, son père lui avait proposé de sortir sur les coups de midi. À cette heure-là, mise à part les gardes de la porte principale se relayant par rondes, la plupart des kobuns et kyoudais étaient apparemment rassemblés autour d'un repas dans la grande salle. Ce qui, avait calmement énoncé le chef du clan, lui laisserait le loisir de pouvoir se faufiler sans attirer l'attention. 

Lors de leur conversation, Sora avait d'abord proposé que sa virée se fasse en soirée, mais son père et son grand-père s'étaient montrés plutôt réticents à cette idée. La surveillance de l'entrée principale avait été renforcée, lui avaient-ils tous deux expliqué, tout en insistant sur le fait qu'elle avait même été décuplée en soirée. 

Cette discussion avait ravivé les souvenirs que Sora gardait d'il y a quelques jours, quand Hajime, sorti fraîchement des cours, avait expliqué avoir vu plusieurs gardes devant l'entrée principale en passant en scooter au coin de la rue le soir précédent. 

« Je ne les ai vus que quelques instants, », avait dit l'étudiant en université, en déposant son casque de scooter sur un coin de meuble libre. « Mais même comme ça, je peux t'affirmer qu'ils semblaient sur le qui-vive. Leur manière de se tenir était presque militaire. L'ambiance avait vraiment l'air lourde. »

« Ce n'est pas étonnant, Jeune maître. », était alors intervenu Irina, avec une expression très sérieuse. « La réunion des hautes pointures du clan approche. »

« Mon père veut leur prouver qu'il peut parfaitement prendre soin de ses héritiers sans qu'ils aient à intervenir. », avait alors raisonné Sora, songeur. « Et même comme ça, voir ces trois hommes comparaître devant leur chef et être obligé de se couper le petit doigt devant tout le monde a dû en effrayer plus d'un. »

Sora avait expliqué l'incident du yubitsume à Irina et Hajime, et même si ce dernier avait d'abord pâli à l'idée de voir un homme s'amputer d'un appendice et l'offrir en guise d'acte de rédemption, il n'avait pu qu'être d'accord avec la décision d'Hizashi. 

« Il est important de rappeler qui donne les ordres, surtout quand les actes des uns deviennent ingérables. » Cette fois, ça avait été au tour d'Irina d'intervenir, et Sora l'avait écoutée, car son expérience dans le clan, forte de longues années, lui avait appris à comprendre le fonctionnement et les bonnes pratiques d'un système hiérarchique. « Un tel incident n'est pas pardonnable aussi facilement. Il a beau vouloir être clément avec ses sujets, votre père se doit de sévir quand cela est nécessaire. Il n'y a que comme ça qu'un tel incident ne se reproduira plus. »

« Au bout du compte, » avait ensuite poursuivi Hajime, en se massant la nuque. « Ton père est en train de leur boucler le clapet les uns après les autres. »

'Aussi satisfaisant que cela n'en est frustrant.', avait alors pensé Sora en ne s'embêtant pas à cacher son dépit.

Visiblement, avait-il été obligé de constater, personne, son père et son grand-père en tête de file, n'avait oublié que son enlèvement s'était fait en soirée, à un moment où la vigilance dirigée sur les caméras de surveillance de la maison secondaire s'était inopinément relâchée. 

Sora ne savait pas encore comment son père s'y été pris jusqu'à maintenant pour garder son existence secrète. C'était vrai après tout. S'il y avait réellement des caméras pour surveiller l'extérieur de la maison secondaire, et qu'elles étaient fonctionnelles, il devait bien y avoir quelqu'un, là, assis sur un siège, pour les garder à l'œil ; quelqu'un qui avait eu pour ordre de sonner l'alerte quand du mouvement suspect se ferait remarquer aux alentours, quelqu'un, notamment, qui finirait, même sans en avoir l'affirmation, par faire le rapprochement d'un possible lien entre Sora et son père. 

Durant tout le temps qu'il avait eu devant lui pour se reposer, Sora n'avait pu s'empêcher de cogiter et de passer en revue les possibilités. Il avait notamment eu largement le temps de les étudier en long, en large et en travers. Au final, il en était, à chaque reprise, arrivé à la conclusion suivante ; soit la personne qui avait pour mission de garder un œil sur les caméras de surveillance était le traître. Soit cette personne avait été amenée à garder le silence ; que ce soit à renforts de dessous de table ou de menaces. 

Dans le premier cas, l'affaire du traître aurait été rapidement réglée. Il aurait simplement suffi que son père le confronte aux preuves évidentes de sa culpabilité. Mais puisque Sora n'avait eu vent d'aucune action de la sorte et que son père semblait se calfeutrer dans son mutisme, cela devait signifier qu'il traquait toujours le responsable. De ce fait, la deuxième option devait être la plus probable. 

À la vue des dispositions prises afin de s'assurer qu'un tel incident ne se reproduise plus, Sora ne pouvait que supposer que son père avait encore cet échec en travers de la gorge. 

Son honneur de chef au masque impénétrable avait été bafoué. Il était évident que cela l'amènerait à resserrer sa poigne sur ses sujets, à redoubler de prudence et à inciter chaque membre du clan à suivre l'exemple. 

Là encore, Sora pouvait comprendre les actions radicales de son père, même s'il ne pouvait nier que cela lui donnait la désagréable sensation d'être à nouveau mis à l'écart. 

'Un oiseau à qui on a imposé les barreaux d'une cage.', n'avait-il pu que penser, avec la même amertume qu'il avait pu ressentir durant toutes ces années. 

L'exemple typique de cela était là devant lui ; le fait qu'on lui ai imposé un chauffeur alors que l'appartement de Yoshi n'était qu'à quelques pâtés de maison de la maison principale. 

D'ordinaire, Sora préférait marcher quand sa destination était relativement proche de lui ; cela lui permettait d'être seul avec ses pensées et d'y faire un tri sélectif pour ne garder que ce qui lui serait nécessaire de dire. Lorsqu'il était stressé ou perturbé, il était aussi naturel pour lui de chercher à s'isoler dans sa bulle, de n'avoir que lui et lui seul à qui faire la conversation, que de respirer. 

Cependant, en prenant en considération la situation actuelle du clan, qui scrutait la présence d'un possible traître dans ses rangs, il n'était pas étonnant qu'il se trouvait soudain dans l'obligation de se déplacer avec un véhicule et une garde rapprochée peu importe la distance qu'il comptait parcourir. À présent qu'il avait vu son statut d'héritier approuvé et que son nom devait être sur toutes les lèvres, sortir à visage découvert était comme placer une cible au milieu de son front.

La seule chose positive qui était ressorti de cet échange avec son père avait été que son souhait avait été respecté. Sora préférait sa tranquillité. Il était donc reconnaissant de ne disposer que d'un petit comité pour l'accompagner. Ils étaient trois ; le conducteur du véhicule, Issei et lui-même. C'était amplement suffisant selon lui, davantage encore quand il se devait d'être discret. 

Sora fut sorti de ses pensées quand la portière à sa droite s'ouvrit. Il releva la tête et vit Issei le regarder depuis le haut. 

'Ah…', avait songé Sora, avec une pointe de culpabilité. 'Il a dû toquer plusieurs fois.'

Le garde du corps, qui lui offrait une main pour l'aider à sortir du véhicule, avait l'air de s'inquiéter pour lui. 

Honnêtement, s'il avait été à sa place, Sora en aurait possiblement fait de même. Ses mains n'avaient pas arrêté de tortiller leurs doigts entre eux de tout le trajet, il devait clairement transpirer le malaise. 

Sora s'obligea à regagner contenance et rendit un sourire à Issei quand celui-ci s'écarta de la portière. 

Le jeune héritier mit rapidement pieds à terre. Issei n'avait pas parlé depuis qu'il lui avait ouvert la portière et, quelque part, Sora admettait que cela l'arrangeait. Il n'avait pas d'autres mots à exprimer, de toute manière ; pas à lui en tout cas. Il voulait simplement entrer dans ce fichu appartement et déballer ce qui alourdissait sa poitrine depuis des jours. 

Il avait besoin de voir Yoshi. Et de comprendre. 

Le conducteur du véhicule, qui était lui aussi descendu pour accueillir Sora à l'extérieur, les salua quand ils passèrent tous deux devant lui pour prendre la direction des appartements. 

Sora inclina la tête vers lui. 

Il devait sans doute le remercier du trajet. L'homme s'était tenu à l'écart de sa conversation avec Issei dans la voiture. C'était un détail qui n'avait pas échappé à Sora ; il aimait son intimité et appréciait qu'on la respecte. 

L'adolescent prit donc le temps d'accorder un signe de la main à son conducteur du jour. L'homme parut surpris, en premier lieu, puis il lui sourit en retour et s'inclina avait révérence. 

En s'éloignant, Sora se fit une note mentale de lui demander son nom à son retour. Cet homme lui avait fait bonne impression et il espérait pouvoir à nouveau profiter de ses services à l'avenir. Or, encore une fois, ce ne serait pas pour tout de suite. Pour l'instant… 

Sora marqua une pause pour fixer d'un œil réticent le complexe d'appartements le surplombant de ses deux étages. 

Pour l'instant, il fallait qu'il investisse son énergie dans ce qui allait suivre. C'était la partie la plus importante de sa journée. 

En silence, l'adolescent et son garde du corps dépassèrent le véhicule. La gorge nouée, le noiraud renfonça un peu plus la tête dans les épaules à mesure qu'il s'avançait vers le complexe d'appartements. 

Telle une ombre, la présence d'Issei s'était faufilé dans son dos et le talonnait. 

S'il il ne le voyait pas, Sora pouvait clairement affirmer que son garde du corps était sur ses gardes. Il se dégageait de lui une ambiance cinglante, aussi lourde que l'air remplie d'odeur de poudre à canon et semblable à celle qui avait éructée de chaque parcelle de son corps lorsqu'il avait troué d'une balle la main d'un des subordonnés du clan. Ses pas semblaient bien plus aiguisés que lorsqu'il devait assumer son rôle dans l'enceinte des murs de la maison principale et il donnait l'impression de juger d'un œil acerbe le moindre détail.

S'il n'avait pas pu entendu les différents préceptes qu'Issei avait récité lors du yubitsume, Sora en aurait presque pensé qu'il était un peu excessif. Mais, à l'évidence, le poste de garde du corps avait une place toute particulière dans le clan. Plus encore que respecté, il semblait être glorifié par les membres du clan. Il rassemblait des hommes au sommet de leur art, ou qui en frôlaient les cimes ; des hommes qui avaient, à l'évidence, une place spéciale dans l'enceinte des murs. 

Issei prenait son rôle très à cœur et Sora, qui apprenait encore à le connaître, voulait respecter ses convictions. Il se contenta donc de demeurer silencieux. 

Ils arrivèrent assez rapidement à l'appartement de Yoshi. Celui-ci se trouvait au rez-de-chaussée de la résidence, la dernière porte située dans le fond de l'allée du couloir. Cette information-là aussi, Sora la tenait de son grand-père. 

Le couloir en lui-même n'avait lui non plus rien d'extraordinaire ; sa banalité était même cuisante. Il n'était flanqué que de cinq portes brunes numérotées et n'était, en tout et pour tout, orné que d'une poignée de lumières rondes au plafond. 

Planté devant la porte, Sora eut un moment de doute. Dans le silence qui régnait autour d'eux, alors qu'ils étaient seuls dans ce couloir aussi banal que sombre, il put sentir les pupilles d'Issei lui brûler la nuque. 

Sora n'avait définitivement pas le temps de laisser le nœud qui enflait dans sa gorge le freiner. Se motivant en silence, il prit une profonde inspiration et porta son doigt au bouton de la sonnette. Une succession de notes retentit de l'autre côté de la porte et Sora sut qu'il ne pouvait plus reculer à présent. Des bruits de pas se firent ensuite entendre, suivi par le bruit d'une clef que l'on tourne dans une serrure, puis la clinche tourna vers le bas. 

La seconde qui suivit, dans un grincement de gongs, un homme émergea dans l'embrasure de la porte. S'il était, à première vue, bien moins grand que Yoshi, c'était son visage patibulaire qui le rendait intimidant ; l'homme avait premièrement l'air un peu plus âgé que Yoshi et était vêtu d'un costume entièrement noir. Sora le scanna rapidement des yeux ; il se tenait le dos raide comme un piquet, ses pieds étaient bien ancrés dans le sol et son corps paraissait lourd comme l'ancre d'un bateau. Le plus marquant chez lui, cela dit, était que la main qui tenait encore la clinche était recouverte de tatouages en partie effacés par des cicatrices en formes de longues estafilades. 

À l'entrée de cet appartement si banal, il faisait presque office d'une tâche incompréhensible sur un tableau parfaitement œuvré. 

Le nez toujours enfoui sous l'ombre de sa capuche, Sora ne releva le menton que pour croiser le regard sévère de l'homme au costume. La première chose qui le frappa aussitôt, fut que ce dernier ne prenait clairement pas la peine de cacher son animosité ; il le toisait ouvertement avec sa demi-tête en plus que lui. 

Lorsque leurs yeux se happèrent, Sora vit les épaules robustes de l'homme se tendre aussitôt, secouées par un courant électrique, et il aurait pu jurer que la main qui était cachée derrière le battant de la porte venait de glisser non loin du dessous de la veste de son costume. 

Cependant, cette scène ne fut que très brève. En un clignement de cils, l'air redevint respirable. L'homme aux mains tatouées venait de porter ses orbes bruns sur la silhouette effilée d'Issei derrière Sora. L'étincelle de sévérité qui flamboyait dans ses yeux se dissipa alors telle une volute de fumée soufflée par le vent et fut remplacée par l'ombre d'un sourire. 

- Jeune maître Sora, s'inclina-t-il avec révérence, je m'appelle Ogai. Nous attentions votre venue. 

Sitôt sa phrase terminée, l'homme s'écarta de la porte pour leur laisser passage. Sora prit le temps de reprendre son souffle, encore un peu secoué par ce qu'il venait de vivre, et opina. Déglutissant avec plus de difficulté qu'il ne voulait l'admettre, il resserra un peu plus fort les poings dans la grande poche de son sweat avant de s'engouffrer dans l'appartement d'un pas résolu, Issei dans son sillage. 

- Vous saviez que je viendrai aujourd'hui ?, s'enquit l'adolescent, après lui avoir rendu un signe de la tête. 

Même maintenant qu'il était en intérieur et qu'il aurait été poli d'enlever son couvre-chef, Sora ne chercha pas à se dépêtrer de sa capuche Il ne se sentait pas encore prêt à enlever la seule chose qui lui offrait l'opportunité de se cacher. C'était la seule barrière dont il disposait. 

- Maître Shigeru a dû les prévenir de votre arrivée, lui expliqua Issei, en se penchant légèrement. 

Le garde du corps échangea ensuite un signe du chef avec leur hôte, qui venait de refermer la porte derrière eux. 

- En effet, lui confirma l'homme au costume. Nous avons reçu un appel ce matin de Maître Shigeru pour nous avertir de votre venue. Nous ne savions pas l'heure de votre arrivée, cependant, c'est pourquoi je vous prie d'excuser mon manque de chaleur lorsque je vous ai ouvert la porte. 

Sora secoua la tête. Il lui était encore éprouvant de savoir comment réagir devant un tel témoignage de respect. 

- Pas la peine de s'excuser. Tu es là pour veiller sur Yoshi, j'imagine ? 

- C'est cela, en effet. Nous sommes chargés de nous relayer, un autre collègue et moi, pour nous assurer qu'il se remette de ses blessures. 

'Et probablement pour le faire manger, aussi.', compléta Sora en pensées. Car s'il y avait bien une chose qu'il avait retenue de sa discussion ce matin avec son grand-père et son père, c'était que Yoshi refusait de se nourrir correctement et évinçait toute aide à domicile.

« Tu sais, mon enfant… », lui avait dit son grand-père, d'une voix trainante. « Yoshi ne s'en est toujours pas remis. ». Si Sora avait d'abord estimé qu'il faisait référence à sa convalescence, il avait vite déchanté en entendant la suite de la phrase. « Il n'est pas à exclure qu'il ne se décide pas à aller mieux dans le futur. La nourriture aurait pu être un bon début pour lui, pour reprendre des forces. Mais là encore, il semble que rien n'y fait. Je pense que tu le réaliseras par toi-même ; il ne serait pas étonnant de penser que, dans sa tête, là, quelque part, Yoshi ne soit toujours pas sorti de cette cave. »

Balayant ce souvenir de sa matinée de son esprit, Sora détourna la tête et brossa du regard l'appartement. L'endroit était petit mais bien entretenu. Il ne comportait que trois pièces en comptant ce qui devait être la porte des toilettes et de la salle de bain, et celle menant à la chambre. La cuisine et le salon, quant à eux, étaient regroupés dans un même espace illuminé par une fenêtre à taille humaine. 

Connaissant le caractère humble et réservé de Yoshi, il n'aurait pas accepté qu'on lui offre plus. Sora le connaissait depuis trop d'années pour ne pas le savoir. Yoshi était du genre à préférer l'utile à l'agréable, à se restreindre plutôt que d'accepter un semblant de confort. 

- Et Yoshi ? demanda finalement Sora, après avoir scanné l'entièreté de la pièce et n'avoir, sans grande surprise, trouvé vent de son ancien garde du corps nulle part. 

L'adolescent ne manqua pas le léger changement qui s'opéra sur le visage du dénommé Ogai. Le yakuza avait maintenant l'air préoccupé et semblait plus tendu. Il parut chercher ses mots, avant de pointer son index en direction de la porte tout à droite qui flanquait la porte vitrée donnant sur un petit balcon, que Sora venait de remarquer.

- Monsieur Yoshi est… dans sa chambre. 

Sora fronça les sourcils au ton qu'il avait employé. Il n'en était transparu qu'une profonde préoccupation. Le jeune héritier contracta la mâchoire et lui demanda en une question muette s'il pouvait y pénétrer. Pour toute réponse, l'homme opina et les invita à passer en s'écartant. 

Sora s'exécuta. Après avoir fait quelques pas, il annonça sa venue en toquant à la porte de la chambre. Là non plus, sans grande surprise, personne ne lui répondit. 

Sora attendit un instant, puis après avoir toqué une nouvelle fois et n'avoir reçu qu'un silence en retour, il se décida à ouvrir la porte. Il fit un pas dans la pièce et put noter, d'un rapide coup d'œil, que les tentures avaient été tirées, que la seule source de lumière venait de la télévision allumée et que la pièce n'était, à l'image de l'appartement, pas très grande et relativement simpliste. 

Ce fut là qu'il le vit. Là, à seulement quelques pas de lui, assis dans son lit avec le dos contre le mur, la silhouette d'un homme aux épaules robustes était visible. Sora reconnut sans difficulté le corps tout en muscles de Yoshi. Avachi sur lui-même, son ancien garde du corps avait les yeux rivés sur la télévision. La lumière de celle-ci projetait une succession d'éclats bleutés et jaunes sur son visage et sur le devant de son corps. 

Silencieux, paraissant à mille lieux d'eux, Yoshi ne leur prêtait aucune attention. Il ne semblait même pas avoir conscience qu'il n'était plus seul dans la chambre. Il était simplement là, prostré, le regard dans le vide, et même dans la semi obscurité de la pièce, Sora pouvait affirmer qu'il devait avoir perdu au moins trois kilos.

Le jeune héritier se mordit la lèvre inférieure. 

- Yoshi. 

Sa voix se fit à peine entendre par-dessus le zozotement de la télévision ; qui était jusqu'à lors l'unique témoignage de sons dans la pièce. Pourtant, les épaules larges de Yoshi se redressèrent très nettement en angles droits. 

Au ralenti, Sora le vit glisser la tête dans sa direction. Son corps entier se figea quand ses yeux orages tombèrent sur ceux plus clairs de Sora, planté à contre-jour devant la porte encore ouverte. 

Yoshi écarquilla les paupières. Il avait l'air si pâle, presque frêle en cet instant. C'est à ce moment-là, au moment où Sora put lire la détresse dans les yeux de Yoshi, qu'il comprit ce qui l'avait mis si mal à l'aise en voyait Ogai lui ouvrir la porte à la place de son ancien garde du corps. 

Il savait pourtant. Il savait que Yoshi ne pouvait plus se déplacer. Il savait que des personnes seraient avec lui dans l'appartement pour veiller sur lui. Cependant… 

Des gardes du corps. 

Yoshi était affublé de gardes du corps, alors qu'il en était lui-même un. Quant à savoir si c'était pour le protéger du reste du monde ou bien le protéger de lui-même…

Sora aurait nettement préféré que la petite voix dans sa tête n'ait pas tendance à pencher vers la dernière option.

Celui qui se trouvait devant lui n'était plus l'homme qui l'avait suivi comme une ombre durant des années. Il n'était pas l'homme au visage neutre qui l'avait tant de fois porté sur son dos pour le ramener du parc où Sora aimait aller lire quand il était petit. Il n'était pas cet homme imposant qui faisait détourner les yeux à plus d'un quand il croisait leur regard. 

Il n'était plus ce Yoshi-là. 

Celui qui se trouvait devant ses yeux, là, avachi contre le mur, était un Yoshi brisé que Sora ne reconnaissait pas. Celui qui se trouvait devant lui, là, à quelques pas de lui, recroquevillé sur lui-même, était un Yoshi qui présentait des fissures profondes que Sora voyait pour la première fois et qu'il ne savait pas comment colmater. 

- Jeune maître, souffla enfin Yoshi, comme s'il ne savait pas si ce qu'il voyait, si l'image du Sora qui se dépeignait dans l'encadrement de la porte, était réelle. 

Yoshi inspira un souffle court ; sa respiration était rauque, comme si faire passer l'air dans ses poumons lui demandait toute son énergie. 

Sur le visage de son ancien garde du corps, Sora pouvait lire de la confusion, de l'incompréhension et du soulagement, ainsi que, bien dissimulé dans l'étincelle nouvelle qui s'était allumé dans les tréfonds de ses pupilles, ce qui s'apparentait à de la culpabilité. 

Sora ne laissa rien paraître de la boule qui venait d'enfler comme un ballon dans sa gorge. Dans l'histoire, ne put-il se retenir de se dire à nouveau, Yoshi n'était pas celui qui aurait dû se sentir coupable. 

Le seul à devoir ressentir un tel sentiment était la personne qui l'avait blessé. 

L'adolescent esquissa un léger sourire et s'approcha sans prendre la peine de fermer la porte de la chambre derrière lui. Il savait qu'Issei ne lui aurait pas permis de le faire de toute manière. 

En parlant d'Issei, Sora l'avait vu du coin de l'œil rester à l'extérieur de la chambre puis se glisser sur le côté de la porte. Actuellement, Sora le distinguait leur tourner le dos et ne pouvait apercevoir que les lignes de son profil. Or, il n'aurait pas été étonnant qu'Issei écoute la conversation en silence. D'après ce qu'Irina lui avait raconté, Yoshi était le sempai d'Issei et ce dernier lui vouait un grand respect. 

Avant de s'avancer vers Yoshi, Sora avait cependant pris le temps d'appuyer sur l'interrupteur de la lumière à sa gauche. Et très honnêtement, il n'avait pas été surpris de découvrir un bol de riz et du poisson trônant sur un plateau et même pas entamé. 

Irina lui aurait sorti son meilleur German Suplex si elle avait été là pour voir que Yoshi n'avait pas daigné toucher à un seul morceau de nourriture. Le gaspillage titillait rapidement sa corde sensible. Heureusement, donc, que Sora était venu seul. 

- Et alors, grand dadet, fit enfin l'adolescent, d'une voix qu'il voulait apaisante. Qu'est-ce que tu nous fais, là, au juste ? 

Ce disant, il vint s'accroupir à ses côtés, les coudes enfoncés sur les genoux. 

- Vous…, commença Yoshi, sur le même ton et avec toujours la même émotion dans la voix. Vous êtes vivant. 

Sora laissa échapper un petit rire et lui prit la télécommande des mains pour la poser sur la table basse sous laquelle Yoshi avait étendu ses longues jambes. Le jeune héritier s'installa en tailleur sur le sol, à côté du futon sur lequel était positionné Yoshi.

- Quoi, tu en doutais ? Grand-père ne t'avait pas mis au courant ? 

- Si, admit Yoshi. Si, bien sûr que Maître Shigeru me l'avait dit quand il est venu me rendre visite à l'hôpital mais… 

- Mais comme d'habitude, ce grand dadet qui se trouve là devant moi était trop occupé à se morfondre sur ce qu'il s'est passé pour entendre raison, compléta Sora, quand il comprit que Yoshi ne terminerait pas sa phrase. 

Sora tenta un sourire narquois, ayant voulu plaisanter pour détendre l'atmosphère lourde qui emplissait la pièce, mais Yoshi ne fit que se rembrunir davantage et fuir son regard. 

Ce fut à ce moment que Sora sut que plaisanter ne servirait à rien et que la seule chose qui pourrait peut-être fonctionner était d'être sincère avec lui. 

- Yoshi. 

Mais Yoshi ne répondit pas. Il s'était muré dans son silence et s'était fermé comme une huitre. 

Voyant que Yoshi refusait de relever le nez même après qu'il ait prononcé son prénom une seconde fois, Sora insista avec davantage de fermeté : 

- Yoshi, c'est le petit-fils de ton chef qui te parle. Relève les yeux et regarde-moi. 

Yoshi daigna enfin arracher ses yeux du coin de la table basse qu'il s'était mis à fixer avec insistance et découvrit un Sora sans capuche, dont les hématomes, encore présents sur son visage jusqu'à il y a peu, s'étaient à présent presque tous entièrement résorbés. Sora vit le souffle de Yoshi se bloquer dans sa gorge mais ne lui laissa pas le temps d'émettre une parole ou de faire quoi que ce soit. 

- Yoshi, je vais bien. Irina va bien. On est tous les deux rentrés à la maison. Ce que tu vois, là, sur mon visage et sur mes mains, ce n'est rien. Ça va disparaître. Ce n'est pas de ta faute. Tu as tout fait pour nous protéger et grâce à toi, on a évité le pire ce soir-là. Tu n'as plus à t'en vouloir, maintenant. 

Sora ne put s'empêcher d'ébaucher un léger sourire quand les yeux de Yoshi se mirent à briller, hormis qu'aucune larme ne fendit ses joues. À la place, de ses propres gigantesques mains tremblantes, il attrapa les mains de Sora, qui ne portaient plus de bandages et laissaient apparaître les dernières traces de ce qu'il avait vécu, et les porta avec précaution à son front. 

Yoshi resta de longues secondes dans cette position, et Sora le laissa faire. C'était sans doute sa manière à lui d'exorciser ses propres démons. 

Même si, au fond de lui, connaissant le caractère de Yoshi, Sora s'interrogeait de savoir si ce qu'il lui avait dit serait suffisant pour complètement éradiquer la crevasse encore béante qu'il enfouissait dans les profondeurs de sa poitrine. 

La nature humaine était vraiment imprévisible. Cette fois encore, Sora aurait aimé être en mesure de mieux la comprendre ; dans l'espoir, même à une échelle aussi petite que la sienne, de disposer de meilleurs mots à offrir à cet homme agenouillé devant lui, qui s'accrochait désespérément à ses mains comme à une bouée de sauvetage ballotée par les flots incontrôlables d'une mer déchainée. 

~ x.X.x ~

Durant l'heure qui suivit, Sora ne laissa plus rien passer. Il força Yoshi à finir l'assiette qu'Ogai lui avait fait réchauffer au micro-onde, demeurant à ses côtés afin de s'assurer qu'il finisse jusqu'à la dernière miette. Il fut quelque part soulagé que Yoshi s'exécute sans opposer de réelle résistance et put délier les épaules quand son ancien garde du corps finit par reprendre des couleurs – même s'il demeurait très silencieux et fuyait encore son regard régulièrement, quand Sora s'attardait à le fixer.

Le jeune héritier supposait qu'il ne pouvait pas lui en demander davantage, que le simple fait que Yoshi accepte de se nourrir alors qu'il sautait régulièrement des repas – d'après Ogai – était déjà un bon début ; une avancée significative pour lui, qui, par dépit, avait même refusé toute aide à domicile à sa sortie de l'hôpital. 

Son incapacité à se déplacer devait probablement le hanter. Et pour ne rien arranger, Sora n'avait pas la moindre idée de comment aborder le sujet pour ne pas froisser davantage son égo déjà écorché vif. 

Cependant, Sora devait le faire. C'était là une autre blessure sanguinolente qu'il se devait de panser à sa manière. 

Il ne pouvait pas laisser les choses dans un tel état, il était important de s'attaquer au nœud du problème ; du moins, ce qu'il estimait être le nœud du problème. 

Quand Yoshi eut fini d'engloutir le dernier grain de riz de son bol sous son œil acéré, l'adolescent attendit que Ogai ne soit sorti de la pièce avec le plateau vide et un air de gratitude sur son visage pour revenir sur la silhouette encore recourbée de son voisin. 

Il s'écoula de longues secondes avant qu'il ne se décide à briser le silence qui s'était installé entre eux. 

- Yoshi, amorça-t-il, et il attendit patiemment les iris orageuses du yakuza se portent sur lui pour poursuivre. Comment tu vas ? 

Yoshi se tendit à nouveau, cette fois sans chercher à le dissimuler, et suivit la ligne du regard de Sora, qui s'était plantée sur ses jambes immobiles. 

Sora se souvenait que son grand-père lui avait mentionné que la blessure de Yoshi l'avait laissé incapable de sortir de son lit. Mais le jeune héritier avait refusé en entendre davantage. 

« Il est préférable que la question vienne de toi, mon garçon. », avait approuvé son grand-père. « Demande-lui avec tes propres mots. Ils le toucheront sans doute bien plus que ce que les miens ne pourront jamais faire. »

Sora n'avait pu qu'acquiescer d'un piètre hochement du menton, sans réellement savoir si c'était la bonne solution tel que le sous-entendait son grand-père. Tout ce qu'il espérait, c'était que la réponse finale, provienne de la bouche en ce moment pincée de Yoshi. 

Sora observa le visage déconfit de ce garde du corps qui l'avait tant de fois suivi dans les rues animées de Shinjuku. Son expression ne faisait que s'assombrir à mesure que les secondes s'écoulaient en silence. 

Au bout d'instants qui parurent aussi interminables que trop brefs, sa main calleuse aux doigts épais avait fini par se lever du lit sur lequel elle s'était appuyée. Sora l'observa tracer une ligne vers le haut, tressaillir dans les airs, puis redescendre. Elle finit sa lente course sur sa jambe gauche, entourant sa cuisse musclée qui était restée immobile malgré l'heure qui s'était écoulée depuis l'arrivée de Sora et d'Issei. 

Comme pour donner le coup de grâce, la mâchoire de Yoshi s'était contractée, puis les muscles de ses joues s'étaient desserrés quand son regard acier avait fini par se perdre dans le vague. 

Sora crispa ses doigts sur ses chevilles, et manqua de 

'Un long silence vaut mieux que mille mots.'

Le jeune héritier n'avait pas besoin de réponse plus claire que ce long silence. 

Sans un mot, par son mutisme criant de sens et lourd d'émotions, Yoshi venait de lui faire comprendre à sa façon que la cause était perdue pour sa jambe. Les nerfs avaient probablement été endommagés pendant l'attaque. 

Les doutes se confirmaient ; c'était encore pire que ce qu'il avait pensé. Yoshi ne pouvait, concrètement, plus se déplacer sans l'assistance d'un fauteuil roulant ou de béquilles. Pour un garde du corps, cela signifiait rendre les armes. 

Sora fit son possible pour ne rien laisser paraître du poing de remords qui venait de s'enfoncer droit dans son plexus. Il ne devait pas flancher, car celui qui avait le plus mal, celui qui souffrait le plus, en cet instant, était Yoshi. 

- Tu sais, fit soudain Sora, d'une voix enrouée. 

Il avait été le premier à être surpris d'entendre sa propre voix. Il ne savait pas ce qu'il voulait dire, tous les mots qu'il avait cherchés, tous ceux qui avaient pu lui traverser l'esprit dans la voiture, s'étaient dissipés quand la tristesse avait noyé l'expression d'ordinaire si neutre et calme de Yoshi. 

Même se l'adolescent avait su, en cet instant, ce qu'il aurait souhaité dire, il doutait sincèrement réussir formuler ses pensées de manière correcte. 

C'est pourquoi, sur le coup, Sora préféra poursuivre sur sa lancée et laisser ses lèvres sèches et sa langue pâteuse décider à sa place. 

- Tu sais Yoshi, j'ai… L'autre jour, j'ai demandé à ce qu'on coupe la main de quelqu'un.

Les épaules du yakuza furent parcourues d'un tressautement. 

Yoshi marqua une pause, semblant digérer les mots qui avaient fait leur bout de chemin jusqu'à ses oreilles, ensuite lui rendit un air étonné. Cependant, il ne dit rien. Il se retint de parler… et, cette fois encore, Sora apprécia cela, chez lui. 

Il appréciait que Yoshi, ce grand dadet large comme une armoire, dont la simple carrure suffisait à en faire changer de trottoir plus d'un dans la rue, soit en vérité l'un des hommes les plus gentils et attentionnés qu'il ait un jour pu côtoyer. Il appréciait que Yoshi accepte l'idée que Sora, ce Jeune maître maladroit avec les mots et gauche avec les pieds qu'il avait protégé tant d'années durant, ne soit ni plus ni moins qu'un adolescent ayant des difficultés sociales. Il estimait le fait que Yoshi comprenne qu'il ait besoin de temps pour assembler son torrent de pensées, pour porter son courage à bouts de bras et se lancer. 

- Je l'ai fait, Yoshi. C'est moi qui en ai donné l'ordre en âme et conscience. Et j'ai regardé la scène se dérouler devant mes yeux sans chercher à l'interrompre. 

Étrangement, la posture de Yoshi changea. Il déroula le dos et s'appuya un peu plus sur le mur, comme s'il attendait que Sora continue. Alors, c'est ce qu'il fit.

- Je ne l'ai dit à personne, tu sais. Enfin… Irina sait qu'il y a eu une cérémonie de yubitsume, mais je ne lui ai rien dit de tout ça. 

S'il s'en référait aux nombreux regards insistants qu'elle posés sur lui, sa servante devait se douter qu'il lui cachait quelque chose. Sora n'avait pas trouvé la force de lui en parler, en premier lieu car il en avait été secoué pendant une journée entière, et puis, par la suite, parce qu'il ne se sentait pas de soutenir son regard inquiet. 

- En parler n'en valait pas le coup, selon moi. Du moins, je le pensais jusqu'à présent. Tu es la première personne à qui j'en parle. 

À nouveau, ce fut le silence qui l'accueillit et Sora reprit quand il comprit que Yoshi ne dirait rien. 

- Je ne sais pas si j'ai pris la bonne décision, dût-il avouer, en passant nerveusement sa main dans ses cheveux. Cet homme, il vivra le reste de sa vie avec une main en moins, tandis que moi… 

L'adolescent se stoppa pour porter ses yeux clairs sur ses mains. Il y manquait toujours des ongles, qui recommençaient lentement, très lentement, à repousser. Elles avaient désenflé ces derniers jours et les coupures qui les parsemaient s'étaient presque toutes refermées correctement. 

- Moi, mes mains iront mieux au bout du compte. Avec le temps, mes ecchymoses finiront elles aussi par disparaître. 

Sora recommençait à se reconnaître quand il se confrontait à son reflet dans le miroir le matin et le soir. Bientôt, il ne resterait plus rien de son séjour dans la cave. Bientôt, Irina ne porterait plus les marques de leur séquestration. Sous peu, il ne resterait que les images dansant dans sa tête pour le lui rappeler. 

Yoshi, lui, néanmoins, en porterait toujours la marque indélébile. Et cette simple idée lui refilait la nausée. 

- Je ne sais pas si ça en valait la peine, et tu vas sans doute trouver ça dingue… mais je n'éprouve pas de regrets. Je ne sais pas si je n'aurais juste pas dû accepter qu'il se tranche le doigt pour se faire pardonner. Je ne sais toujours pas si cet homme méritait ce… ce « châtiment », comme Oyabun l'a appelé. Ni encore moins si ce que j'ai fait, à ce moment-là, était la bonne marche à suivre pour me faire respecter par le clan. Mais c'est une décision que j'ai prise après y avoir songé. Une que j'ai décidé de suivre de mon plein gré. Et crois-moi, ce sera pareil pour la suite. 

Sora redressa la tête, plantant ses yeux luisants d'un éclat électrique dans ceux de Yoshi. 

- Je retrouverai qui t'a fait ça, Yoshi. Et je lui ferai payer. Je te le promets. Alors…

Sora déglutit, ravalant l'étrange goût de bile qui lui était remonté dans la gorge.

- Ne te laisse pas aller, grand dadet. 

Tout le long, Yoshi ne l'avait pas lâché des yeux. Ce ne fut que quand Sora, qui, après avoir déballé tout ça, avait baissé une fois de plus le nez vers ses mains parce qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait bien ajouter pour combler le silence, que la voix de Yoshi se fit enfin entendre. 

À la surprise de l'adolescent, cependant, le garde du corps ne lui rendit aucune réponse concrète. À la place, ce qui sortit de sa bouche fut ce que Sora ne pouvait qu'interpréter comme un dicton. 

- « Le dragon ne craint pas le ciel de tempête. Il le gouverne. »

Sora releva avec prudence la tête. Il ne savait franchement pas comment interpréter ce qu'il venait d'entendre mais il n'osa pas se risquer à poser sa question quand il vit un sourire, le premier de la journée, un qui donnait la sensation d'être sincère cette fois, s'étendre sur les traits droits de Yoshi. 

- Il était temps que vous appreniez cette phrase, Jeune maître.

Il était temps qu'il l'apprenne ? Que voulait-il dire ? 

- Qu'est-ce que c'est ?, osa-t-il demander. 

- La devise du clan Ryūno, lui expliqua Yoshi. 

- La devise ? 

- C'est cela. Une devise qui est transmise aux générations de chefs suivantes.

Sora fronça les sourcils. Il n'avait entendu cette devise nulle part mais, pour une raison qui lui échappait, elle lui semblait étrangement familière. 

Il prit le temps de réfléchir quelques secondes. 

À moins que sa mémoire lui fasse défaut, il ne l'avait définitivement jamais entendu… Dans ce cas… Peut-être l'avait-il lue? 

Soudain, comme un flash de lumière traversant son champ de vision, une image fit irruption dans son esprit. La réalisation lui vint brusquement. C'était cela, il l'avait lue ; plus précisément sur un parchemin accroché à l'un des murs de la maison principale. 

Ceux-ci étaient jonchés de parchemins et de calligraphies, ce qui l'avait entre autre amené à ne pas y prêter plus d'attention que cela. Il savait l'appétence de son grand-père pour ce genre de décorations – ses quartiers en étaient décorés de partout, leur donnant un air rustique qui s'agençait bien avec l'atmosphère qui se dégageait de sa personne. 

Cependant, maintenant qu'il avait conscience que ces deux phrases constituaient la devise du clan, il souhaitait porter une oreille attentive à ce que Yoshi s'apprêtait à lui dire. 

- Cette phrase a un jour été dite par l'ancien bras-droit de Maître Shigeru. 

- Par le bras droit de Grand-père ? 

Sora n'avait jamais entendu cette histoire, ni même encore cette devise. Il n'avait même jamais entendu parler de l'existence d'un homme ayant tenu le rôle de bras droit pour son grand-père. Une réalisation presque brutale lui vint soudain en pleine figure ; celle d'avoir manqué un pan complet de l'histoire du clan Ryūno. 

- En effet. Et, puisqu'il l'aimait bien, Maître Shigeru a décidé d'en faire la devise du clan. C'est cette phrase qui a donné au clan son nom du « Dragon des tempêtes ».

- Le dragon gouverne la tempête..., récita Sora, tentant de s'imprégner de ces mots sans pour autant parvenir à en comprendre le sens. 

- Savez-vous pourquoi le clan des Dragons de Shinjuku était si craint du temps de votre grand-père ?

Sora fit un geste négatif de la tête. Si Yoshi décidait de parler en cet instant, de sa voix si rauque et légèrement dissonante après être resté des jours durant dans un mutisme persistent, c'était pour lui expliquer quelque chose que Sora avait sans nul doute besoin de savoir. Ça avait toujours été comme cela depuis le début ; Yoshi ne parlait que quand il l'estimait nécessaire. Alors, Sora attendit simplement sans bouger de sa place, la bouche fermée, que Yoshi poursuivre. 

- Le dragon est un être au-dessus des lois humaines. 

En disant cela, Yoshi avait une fois de plus plongé son regard dans le vague. 

- Les gens du peuple craignent sa colère car elle chamboule de cours des choses. Il domine les cieux sans se soucier des chaînes que les humains s'infligent et abat son courroux quand les évènements l'y obligent. 

À la mention des chaînes, Sora n'avait pu empêcher ses épaules de se tendre. Pour lui, qui avait depuis toujours eu l'impression d'être un oiseau en cage, ce dicton résonnait en lui tant comme une contradiction que comme une révélation. 

- Dans le clan, poursuivit Yoshi, tout le monde est convaincu qu'une fois qu'une nouvelle génération de dragons voit le jour, elle amènera la tempête. 

Cette fois, Yoshi planta son regard acier dans celui de Sora. Son expression était sérieuse, presque solennelle. Et Sora se sentait soudain tout petit face à lui. 

- Cela a été le cas avec Maître Shigeru, qui s'est dressé contre les forces de l'ordres de son temps. Puis cela s'est confirmé avec l'avènement de votre père au rang d'Oyabun quelques années plus tard. 

Devant l'air perturbé que lui renvoya Sora, Yoshi esquissa un nouveau sourire, bien plus discret que le précédent cette fois, mais qui devait se vouloir réconfortant. 

- Je ne suis pas sans savoir votre position par rapport à votre père, Jeune maître. Néanmoins, il a su gagner le respect de bon nombre de ses sujets en imposant un cadre aux plus turbulents d'entre nous. Et par-dessus tout, Oyabun a amené une stabilité financière au clan et l'a rendu prospère. 

- Je ne sais toujours pas où me placer par rapport à tout ça, dût concéder Sora, sans cacher le ressentiment indescriptible qui l'avait gagné. 

- Ce que vous devez comprendre, Jeune maître, c'est que cette devise est le pilier porteur du clan. Elle en porte les racines. 

La tempête.

Un phénomène aussi dévastateur que naturel. La tempête faisait partie de l'ordre naturel du monde. 

Le clan Ryūno avait pour symbole une créature mythique, un souverain du ciel, à qui ses membres en avaient affublé la dominance d'un tel phénomène. 

Le Japon était sans doute l'un des pays les plus à même de comprendre la signification derrière l'utilisation d'une telle manifestation météorologique. Parmi toutes les terres d'Asie, le pays du soleil levant était habitué aux vents violents et au climat qui les favorisait. 

Les tempêtes qui s'y déroulaient avaient appris aux habitants de l'archipel à se barricader pour y échapper, et même à construire des bâtiments pouvant y résister un tant soit peu. Quoi de mieux que la combinaison de ces deux symboles pour inspirer la crainte ?

- Dans le clan, poursuivit Yoshi, toujours sur le même ton, il se dit que le dragon n'amène la tempête que quand il l'estime nécessaire. Ses puissantes bourrasques soulèvent les océans et balaient tout sur leur passage. Et la désolation qu'elle laisse derrière elle marque un nouveau cycle. 

Quelque part, Sora pensait qu'il commençait à comprendre ce qu'essayait de lui dire Yoshi. La tempête était l'incarnation de la fureur de la nature. Elle avait tendance à faire peur, tous les êtres vivants tendaient à la fuir et à s'en protéger. Or, si la tempête était un phénomène naturel pouvant paraître cruel et destructeur, elle annonçait également la fin et le renouveau. 

Elle détruisait ce qui avait un jour été, ne laissant que ruines et dévastation. Mais même les oiseaux chantaient une fois qu'elle était passée. Après son passage, libre court était laissé aux survivants de rebâtir ce qui a été soufflé et de vivre sur ce qui a un jour été. 

Si le Dragon des tempêtes était aussi respecté par les hommes du clan, c'est parce qu'il était la personnification du dénouement et du recommencement.

- Si vous, jeune maître Sora, décidez d'amener la tempête dans ce clan en vous dressant contre ceux à l'origine de votre enlèvement, dans ce cas, c'est qu'une fois de plus, une nouvelle ère s'apprête à voir le jour.

Ces mots scellèrent la conversation. Après cela, Sora ne sut comment lui répondre, la devise du clan résonnait encore en échos dans sa tête. 

Sora estimait qu'il devait laisser ces mots s'imprégner dans son esprit, surtout quand ceux-ci provenaient d'un homme d'ordinaire aussi peu loquace que Yoshi. 

Tandis que plus aucun mot ne fut échangé entre eux à la suite de cette conversation, et que Yoshi reprit le visionnage de son émission de télévision, Sora, qui resta à son chevet encore un moment, continua de cogiter sur ce qu'il avait appris. 

Dans les faits, Yoshi lui avait indirectement dit qu'il devait suivre ses décisions, qu'il les pense bonnes ou mauvaises. Il devait sans doute avoir raison ; personne ne pouvait prévoir comment cela allait tourner au final. 

Donc Sora suivrait ce conseil. Il ne lui resterait que cela, à présent. 

Après une autre demi-heure à veiller sur Yoshi en s'assurant qu'il s'hydrate, Sora décida qu'il devait peut-être reprendre la route et le laisser se reposer. Yoshi était encore en convalescence, il avait besoin de calme et de sommeil.

Avant son départ, cependant, l'adolescent s'arrêta devant la porte encore ouverte de la chambre, la main en suspend devant la clinche, les doigts figés par-dessus celle-ci. 

- Je reviendrai te voir au plus vite, Yoshi, lança-t-il par-dessus son épaule. Alors tâche de te soigner correctement et de nous revenir vite. 

Sans attendre une réponse, Sora appuya sur la poignée de la porte et sortit de la chambre. Il remarqua alors, sans grande surprise, qu'Issei l'attendait de l'autre côté.

Le garde du corps avait le dos appuyé sur le mur et les bras croisés sur son buste et sa mine était pensive. Leurs regards se croisèrent aussitôt mais aucun n'émit mot. Issei se contenta de lui emboiter le pas, pendant que le jeune héritier, lui, s'était à nouveau caché sous sa capuche de sweat. 

Ils prirent le temps de saluer Ogai avant de reprendre la direction de la voiture. 

Sora avait les poings serrés dans les poches de son sweat pendant qu'il avançait vers le parking. 

Sous ses paupières dansait encore l'image d'un Yoshi plus éteint que jamais, d'un Yoshi amaigri, dont la large main aux puissants doigts entourait sa jambe gauche. Il se souvenait de ce dernier regard que Yoshi lui avait lancé, un regard que Sora n'avait pu interpréter que comme celui de la résignation. 

Le jeune héritier prit à nouveau place dans le véhicule, avec l'impression que sa tentative d'aider Yoshi à aller mieux n'avait pas été aussi fructueuse que ce qu'il avait espéré. 

En s'accoudant au rebord de la fenêtre du véhicule, Sora réitéra sa promesse en silence : celle de retrouver et de punir la personne qui était à l'origine de ce carnage. 

Related Books

Popular novel hashtag