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Chapter 19 - Chapitre 18 : Tapis dans l’ombre (4)

La porte de fer de la cellule se referma dans un interminable crissement de gonds. Bientôt, à la suite d'instants bien trop longs, bien trop insupportables, bien trop terrorisant, les rires du vieil homme balafré et les échos des voix de ses bourreaux ne furent qu'un lointain souvenir.

Le silence.

Hiki n'entendait à présent que le silence. Un silence assourdissant qui vrombissait dans ses oreilles à chaque nouveau battement de son cœur.

À présent, dans l'ambiance obscure et glaciale de la cellule, Hiki était à nouveau seul avec lui-même. Seul avec le voile froid de la démence qui le guettait, attendant patiemment qu'il perde vraiment pieds.

Ses yeux, vidés de leur farouche lueur d'antan, balayèrent avec lenteur le sol de pierres. La lumière dansante des chandelles générait des ombres difformes, mouvantes et affreusement sinistres contre les dalles du sol ; les ombres à peine reconnaissables des barreaux de son cachot.

Tout était perpétuellement gris, dans cet endroit, si fade, si dépourvu de vie, à l'image des derniers jours qu'il venait d'y passer.

Cet endroit, Hiki le savait, il y finirait certainement ses jours. Ce lieu serait son tombeau, les derniers murs qu'il observerait de sa vie, la dernière vision qu'il garderait en mémoire avant de passer l'arme à gauche.

La gorge sèche, le prisonnier inspira l'air qui lui avait manqué les dernières minutes. Une pesanteur alourdissait sa tête, mais son souffle se coupa à l'approche d'une vive douleur dans ses flancs.

Une plainte remonta du fond de sa gorge.

Il n'aurait su dire avec certitude si cela était dû aux différentes tortures qu'il avait subies depuis qu'on l'avait balancé sans ménagement sur cette chaise, la séance de « défoulement », comme l'appelait son bourreau, avait parue bien plus violente et interminable cette fois.

Transi de froid et ne sachant plus faire la différence entre l'approche insidieuse du sommeil et l'évanouissement, Hiki sentit son cœur sombrer telle une masse dans sa poitrine.

Un sanglot étranglé s'échappa de ses lèvres. Hiki serra si fort les mâchoires que ses dents émirent un grincement.

Comment ?

Comment en était-il arrivé à ce point ? Comment avait-il pu tomber aussi bas ? Comment avait-il pu penser avoir ne serait-ce qu'une seule chance face à ces hommes ? Était-ce si mal de sa part d'avoir voulu rendre justice aux siens ? Était-ce si mal de s'être dit que dans cette situation, il demanderait un œil pour un œil, les siens contre les leurs ? Était-ce si stupide de sa part d'avoir accordé sa confiance à un homme qui lui promettait monts et merveilles en échange d'un simple coup de main ?

À cet instant, Hiki revit la silhouette de ce « Naja » se dessiner sous ses paupières. Cet homme… Hiki aurait voulu lui faire payer. Hiki aurait voulu qu'il éprouve les mêmes douleurs que lui, il aurait voulu lui dire qu'il méritait de croupir derrière les mêmes barreaux que lui, que cela lui convenait autant qu'à lui.

La culpabilité était devenue si dure à porter.

Son désir de vengeance avait surpassé la voix de sa raison ; une bien triste vérité qu'Hiki ne comprenait qu'à retardement, après avoir servi de marionnette pour un homme dont il ne connaissait même pas l'identité et d'être ensuite devenu le sac de frappe d'hommes dénués du moindre soupçon de scrupule.

Naïf et plus faible que ce qu'il avait un jour pu imaginer, Hiki avait fini dans la gueule béante du dragon, sans avoir la moindre idée de comment s'y prendre pour en réchapper.

Hiki était retenu prisonnier depuis ce qui lui semblait être des jours entiers. La vue de ces murs grisâtres avait plus d'une fois failli le rendre dingue. Il en voulait au monde entier, mais surtout à lui-même.

Parce qu'il avait été stupide.

Hiki s'efforça de ne pas ruminer les pensées qu'il avait sans cesse ressassé depuis l'instant où il avait mis les pieds dans cet endroit, trainé sans vergogne jusqu'à la chaise alors qu'il ne parvenait même pas à ne serait-ce que tenir debout avec sa cheville en bouillie. S'il continuait, il était certain qu'il perdrait définitivement ce qui lui restait de santé mentale.

Le chef du gang Scorpio renifla, ravalant son sanglot.

Le vieil homme à la cicatrice s'en était allé depuis peu, talonné par ses bourreaux, et n'avait laissé la surveillance des lieux qu'à des membres inférieurs du clan. En général, lorsque le vieil homme balafré s'en allait, Hiki pouvait souffler un peu, et finissait par soit s'écrouler de fatigue, soit s'évanouir de douleur.

Et c'est ce qu'il estimait avoir fait à nouveau : avant qu'il ne le comprenne, le monde s'était brutalement mis à vaciller devant ses yeux, et il s'était laissé emporter par l'épuisement.

Hiki devait avoir perdu connaissance, sans doute une ou deux heures, il n'en savait trop rien. Sa conscience flirtait encore avec l'abîme de la fatigue. Il mit du temps à revenir à lui, à comprendre que ce qui l'avait finalement réveillé était un son étrange.

Hiki tendit l'oreille.

Non, ce n'était pas un son. C'était bien plus précis que cela ; un bruit plutôt, comme un gargouillement. Et le bruit de l'eau qui s'écoulait, qui s'écrasait goutte après goutte sur le sol.

« Plic. Ploc. »

Aux aguets, Hiki observa les côtés de sa cellule. Ces bruits de gargouillements, ce son continu de l'eau qui coulait, qui ressemblait à un robinet mal refermé… ne lui disaient rien qui vaille.

Le délinquant pinça les paupières, s'efforçant de distinguer les alentours dans cette noirceur abyssale. Dans cette obscurité opaque, il ne put discerner que la flamme lointaine de la chandelle suspendue sur le mur au-delà des barreaux de sa cellule.

Soudain, Hiki fut pris d'un violent sursaut.

Dans le silence venait de retentir le puissant grincement des gonds d'une porte de fer. Le blond comprit ce qui l'avait mis si mal à l'aise en entendant les bruits de tout à l'heure quand la triste lamentation du métal se réverbéra en écho contre les murs du sous-sol.

Cette succession de bruits, ce fer qui grinçait, provenait de l'autre côté de sa cellule. Ce chuintement correspondait à s'y méprendre au grincement des gonds des barreaux de la cellule adjacente à la sienne, juste de l'autre côté du mur de briques ; celle où était retenu prisonnier un de ses subordonnés.

La vague clameur des semelles de chaussures s'avançant sur un sol dur s'ensuivit cette soudaine agitation, s'étouffant sur les dalles de pierres. Un second chuintement de métal gémit péniblement, finissant dans un « clac ! » sec.

La respiration d'Hiki se bloqua dans sa gorge.

Que se passait-il ? Les hommes du clan étaient-ils déjà revenus pour poursuivre son interrogatoire ?

Le silence était retombé sur les lieux, s'éternisant encore et encore. Puis, sans prévenir, un cri fissura l'air.

À ce moment précis, la panique s'empara du prisonnier. Hiki sentait l'angoisse le conquérir, contorsionnant ses tripes, dévorant ses entrailles.

- Qu-Qui est là ? s'entend-il couiner d'une voix tremblante et rongée par l'inquiétude.

Sans qu'il n'obtienne de réponse, les pas qui tantôt avaient complètement disparus, continuèrent leur lente ascension à travers le couloir à peine éclairé. Ceux-ci semblaient prendre la direction de sa cellule. Les pas se poursuivirent jusqu'à ce qu'Hiki distingue une silhouette entièrement noire se dessiner derrière les barreaux de sa cellule et son ombre se projeter loin sur les dalles du sol.

- Qui t'es, toi ?! Qu'est-ce que tu veux ?

Son angoisse grandissante se mut peu à peu en peur quand il remarqua l'éclat argenté luisant à la lueur des chandelles. Hiki saisit de suite la gravité de la situation.

Mais il était déjà trop tard. Hiki ne le savait pas encore mais son sort était d'ores et déjà scellé.

D'une main gantée, l'homme vêtu de noir, tel un dieu de la mort ayant attendu que son heure ne soit venue pour venir le faucher, tira sur les barreaux de métal, qui pleurèrent tel un requiem macabre.

D'un pas serein, l'homme pénétra dans sa cellule. Incapable de parler, Hiki vit l'homme réduire la distance qui les séparait, le domptant dorénavant de toute sa hauteur. De toute évidence, l'homme ne se souciait guère du prisonnier tremblotant qu'il avait devant lui.

Pressentant l'urgence, Hiki était néanmoins dans la complète incapacité de hurler à s'en écorcher les poumons qu'on lui vienne en aide. La tétanie rigidifiait ses membres. La seule phrase qu'il fut en mesure de prononcer, les yeux baignés de larmes, fut :

- Tu les as tués ?

Les gargouillements qu'il entendait avaient cessés. Hiki avait compris à la vue de cette lame d'argent et d'écarlate ; ses hommes avaient été éliminés, injustement privés de leur liberté et de leur droit de vivre, et un sort identique l'attendait.

Le cœur au bord des lèvres, Hiki rugit de tout son être :

- Ordures ! Vous aviez promis de ne pas nous éliminer !

Le délinquant crachait ses insultes au visage masqué de son agresseur, qui se contenta simplement de le regarder depuis l'interstice de sa cagoule.

- Les dragons de Tokyo ne sont que des merdes ! Mes hommes n'y étaient pour rien ! Bande de raclures-

- Naja te remet le bonjour.

Le souffle d'Hiki se bloqua dans un hoquet de surprise.

'Naja'.

Cet homme venait de parler pour la première fois, d'une voix profonde qui avait provoqué un élan incontrôlable de frissons chez le prisonnier. La rumeur d'une moquerie planait dans le ton calme qu'il avait employé.

Cet individu avait prononcé un nom qui n'était pas étranger au chef du gang. Hiki demeura figé, interdit par ce qu'il venait d'entendre, dans l'impossibilité de réagir à l'annonce qui s'était effondrée sur ses épaules.

La scène suivante se déroula avec une lenteur extrême devant lui.

- Qu'est-ce que tu fous ?! Fais pas ça !

Luisant dans la pénombre d'une lueur cramoisie, la lame de l'arme blanche que l'homme tenait dans une de ses mains s'éleva centimètre par centimètre dans les airs, comme muée par la force d'un aimant.

- Arrête ! Je t'en supplie !

La mort dans l'âme, Hiki assista impuissant à ses derniers instants de vie. La lame aiguisée se suspendit pendant ce qui lui parut être de courtes mais d'infiniment longues secondes, telle la lame d'une faucheuse venue récupérer son dû, et, en un éclair, terrassa d'une ligne droite sa gorge.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Hiki en oublia la vive douleur qui le transperça. Il en oublia les bruits de gargouillements qui s'échappaient de sa bouche, la sensation du liquide chaud et écarlate qui s'écoulait en torrent de sa plaie et inondait ses vêtements.

Il en oublia tout cela, car la douleur du regret surpassait le reste.

La dernière image qui flotta dans sa mémoire, celle qui résuma la fatalité des dernières minutes de sa vie, fut celle de ce cachot humide et glacial qui serait l'unique témoin de ce qui se tassait dans l'ombre, ainsi que la vue brouillée d'un homme tout de noir vêtu, qui s'éloignait sans plus lui accorder un regard.

Une larme finale glissa sur sa joue et s'échoua sur sa cuisse.

Hiki fut ébranlé d'un dernier soubresaut avant de sombrer dans les profondeurs des ténèbres.

Si seulement, il avait eu un jour l'occasion de prendre un autre chemin, Hiki aurait pu devenir un homme meilleur. S'il avait pu recommencer, il aurait voulu ne jamais rencontrer ce Naja, ne jamais avoir à croire en ces mots suintant le mensonge. Il aurait voulu que ses gars et lui ne finissent pas dans cet état.

S'il avait eu une seconde chance, Hiki serait devenu un homme qui n'aurait pas fait pleurer ses parents le soir, quand ils croyaient qu'il ne les entendait pas s'apitoyer sur leur sort. Hiki aurait vécu une adolescence similaire à celles de ses paires et aurait muri pour se transformer en un homme qui n'aurait pas eu une vie aussi courte que celle-ci, aussi brève que ce qu'elle avait été tumultueuse et misérable.

Si Hiki s'était abstenu de tomber volontairement dans le monde impardonnable de la nuit, pensa-t-il, peut-être, juste peut-être, aurait-il pu devenir un homme qui n'aurait pas connu une fin aussi tragique.