Le lendemain matin, à peine Hana avait-elle mis les pieds en dehors de la station de métro, que deux personnes se postèrent à ses côtés : Mari à droite, Yuuto à gauche.
Puis, avant qu'Hana n'ait pu dire un seul mot, ils la soulevèrent de chaque côté en plaçant leurs bras sous chacun des bras de la jeune femme ; avant de la diriger de force sur le côté du trottoir et hors du flux de personnes qui allaient et venaient pour se rendre au travail.
« Que… Attendez... » Parvint-elle à dire.
Le duo ne l'écouta pas, continuant de l'escorter comme si elle était une suspecte emmenée au poste de police par deux types baraqués. Sauf que là, il s'agissait de deux employés de bureaux, l'un étant un homme habillé de façon décontractée, l'autre une femme habillée de façon élégante. Rien de menaçant dans tout cela.
Ren suivait le trio à distance, d'un pas précis, habillé très strictement d'un costume noir avec des liserés blancs. Ses chaussures, elles aussi noires, brillaient sous le soleil avec la couche de vernis les recouvrant, et ses cheveux impeccablement coiffés en arrière lui donnaient une allure de croque mort. C'était probablement lui qui semblait le plus inquiétant du groupe, d'autant plus qu'il surplombait ses collègues en terme de hauteur.
Cependant, cela ne parut pas inquiéter les autres passants, et l'improbable escorte continua son chemin pour complètement dévier du trajet habituel vers la rue où se trouvait l'immeuble de Marline ; Hana voyant avec désespoir le haut de la construction s'éloigner de plus en plus derrière eux.
« Où… Où est-ce qu'on va ? » Demanda Hana avec anxiété.
Aucun de ses trois collègues ne lui répondirent, trop occupés à se frayer un chemin à travers la foule malgré la place occupée par eux à cause de cette formation en ligne.
Incapable de se dégager de la poigne de fer qu'exerçaient ses collègues, elle se résigna à se faire entraîner jusque dans un café, où Mari et Yuuto la forcèrent à s'asseoir à une table en lui bloquant toute issue.
La femme plus âgée et le jeune homme s'étaient assis chacun à côté d'elle pour la flanquer sur le banc en bois, tandis que Ren, après avoir pris les commandes au comptoir, avait pris place en face d'eux ; seul face au trio aligné comme une brochette de viande sur un pic.
Il avait posé au centre de la table un de ces disques électroniques qui se mettaient à vibrer et à clignoter quand votre commande était prête, et sur lequel Hana avait à présent les yeux rivés. Elle essaya de se dégager des deux bras qui l'enserraient de chaque côté, mais sa lutte fut inutile : Mari et Yuuto ne bougeaient pas, et avec crainte, elle leva le regard vers la femme plus âgée.
« On… Fait quoi ici ? » Demanda-t-elle.
Mari se contenta de sourire et de resserrer son étreinte sur le bras de la jeune femme, probablement pour la rassurer ; et contre toute attende, ce fut Ren qui prit la parole en premier.
« Ces deux-là voulaient s'assurer que vous alliez bien, Shinohara-san, » expliqua-t-il. « Comprenez que suite à la note interne publiée hier soir, ils ont eu peur de vous voir impliquée dans cette affaire. »
Oh, c'était donc ça. C'était pour cela qu'ils l'avaient directement déviée de son trajet, pour la voir avant de rejoindre l'entreprise.
« Je… Je vois... » Balbutia Hana.
Il y eut un silence inconfortable, puis Yuuto s'agita à ses côtés en lui secouant le bras.
« Respires, Shinohara-chan ! C'est pas comme si on allait te gronder à la place du Chef Kobayashi! » Plaisanta-t-il.
« Pfft ! Qui s'amuserait à crier sur Hana-chan ? » Soupira Mari. « Il faudrait être complètement dérangé pour continuer à lui crier dessus après ce qui s'est passé ! »
« Parce que le Chef est pas sadique peut-être ? » Répondit Yuuto.
« Il ne l'est qu'envers les imbéciles qui font les mêmes erreurs sans rien apprendre, » dit calmement Ren.
« Au moins, il m'a pas crié dessus depuis un moment ! » Se vanta Yuuto.
Ren souleva un sourcil, ne sachant pas s'il devait rester silencieux ou pointer du doigt le fait que Yuuto s'était bel et bien fait réprimander plusieurs fois à cause de son comportement tête en l'air.
C'était probablement mieux de ne rien dire à ce sujet, et il réorienta la discussion dans le bon sens.
« Tout ça pour dire que nous ne sommes pas là pour vous faire la leçon, » dit-il.
« Ni pour te forcer à nous en parler, s'il s'est vraiment passé quelque chose, » dit Mari. « Tu n'es qu'une débutante dans ce milieu, et en tant que tes aînés, on aurait dû s'en rendre compte et agir pour te protéger, toi et les autres internes. »
Sur ces mots, elle relâcha sa prise sur le bras d'Hana, et avec un sourire navré, elle lui tapota lentement le milieu du dos. Yuuto en profita aussi pour arrêter d'imiter Mari, et lâcha à son tour l'autre bras d'Hana.
« C'est notre faute à nous, de ne pas avoir été assez vigilants, » continua Mari. « Alors si tu dois blâmer quelqu'un, reportes la faute sur nous, d'accord ? »
Hana sentait que ces trois personnes, et tout particulièrement Mari, étaient sincèrement désolées de ce qui lui était arrivé, à elle et aux autres internes au cours des années précédentes ; même en n'étant pas vraiment sûrs de ce qui était arrivé à la jeune femme assise à leurs côtés.
« Je… Je vais bien, et ne vous en faites pas pour moi, » dit Hana d'une petite voix, en souriant légèrement.
« C'est bien parce que tu réagis comme ça qu'on doit s'en faire pour toi, Hana-chan, » insista Mari. « Alors à l'avenir, si tu as le moindre problème, viens nous en parler, d'accord ? »
Hana hocha lentement de la tête, et le disque en plastique sur la table de mit à vibrer.
« Excusez-moi, » dit Ren en se levant et en prenant en main l'appareil.
Il s'absenta pour aller chercher leurs commandes, et Mari en profita pour mettre un peu plus à l'aise la jeune femme.
« Tu sais Hana-chan, j'ai remarqué que tu souriais beaucoup, » dit Mari. « Et c'est d'autant plus difficile de dire quand tu ne vas pas bien, parce que tu dissimules tout derrière ça. Donc, c'est important que tu dises quand même les choses de vive voix. »
« Désolée... » S'excusa Hana.
« T'excuses pas, on te dit que ça va, » la rassura Yuuto.
C'était la première fois que quelqu'un remarquait que son sourire n'était pas là que pour exprimer sa joie ou sa bonne humeur, et la jeune femme se sentit un peu gênée d'être percée à jour d'une telle façon.
Elle n'avait pas l'habitude d'être autant en centre de l'attention, et passant sa surprise initiale, elle eut cette fois un sourire plus franc et confiant.
« Je parlerai un peu plus, » dit-elle en hochant la tête.
Ren revint avec un petit plateau sur lequel étaient posées quatre tasses de boissons chaudes, et les posa sans plus attendre devant chacune des personnes attablées.
« Je ne veux pas vous affoler, mais nous risquons d'être en retard si nous nous attardons trop ici, » observa Ren.
« Ah, ça va papy, on a encore un bon petit quart d'heure avant d'être officiellement en retard ! » le contredit Mari.
Ren fronça les sourcils, et se contenta de boire son café en silence.
« Personnellement je préfères partir maintenant, » s'excusa Yuuto en se levant avec son gobelet à la main.
« Eh ? Tu vas où comme ça ? » S'étonna Mari en levant les yeux vers lui.
« On a vérifié que Shinohara-chan allait bien, et j'ai des dossiers qui m'attendent au bureau, » s'excusa-t-il avant de s'éloigner vers la porte d'entrée du café.
Mari l'observa partir avec un air contrarié, puis se tourna à nouveau vers Hana et Ren.
« Qu'est-ce qu'il a, à partir aussi vite ? » Se plaignit-t-elle.
« Il a sûrement pris du retard dans ses fichiers clients, » dit pensivement Ren. « Peut-être qu'il va à nouveau se faire crier dessus, après tout ce temps. »
« Ah, ce serait pas triste à voir, » soupira Mari. « Au moins le Chef Kobayashi lâcherait un peu Hana-chan. N'est-ce pas ? »
Elle avait dit ces derniers mots en tournant la tête vers la jeune femme à ses côtés, et Hana lui répondit par un sourire gêné.
C'était vrai que leur Chef n'avait pas arrêté de la surcharger de travail depuis son arrivée. Il n'avait pas non plus caché son mécontentement et son animosité envers elle ; et la lettre que Nana lui avait écrite ne laissait aucun doute à ce sujet.
Il la détestait, et pour changer la vision qu'il avait de la jeune femme, cette dernière devrait certainement redoubler d'efforts ; surtout si elle voulait qu'il l'apprécie.
Le trio prit le temps de terminer les boissons, et une fois dehors pour repartir vers Marline, Ren ouvrit la marche, suivi par Hana et Mari, bras-dessus bras-dessous.
« Bon, tâchons de survivre à ce milieu de semaine, » soupira Mari. « Et si des gens viennent te parler pour savoir ce qui s'est passé, envoies-les balader, d'accord ? »
« Oui. Les envoyer balader, » répéta Hana avec conviction.
« C'est ça ! Ne te laisses pas marcher sur les pieds, marches sur les leurs ! » La galvanisa Mari.
La femme plus âgée continua d'encourager celle plus jeune qu'elle, et tandis qu'ils avançaient dans la rue où se pressaient aussi des collégiens pressant le pas pour ne pas être en retard, le téléphone dans la poche d'Hana se mit à sonner.
« Ah, un instant... » S'excusa Hana.
Lâchant le bras de Mari, la jeune femme récupéra son téléphone dans son sac besace, et consulta rapidement le journal d'appels. Elle venait de manquer un appel, et en consultant son smartphone, vit que le même contact l'avait appelé déjà une dizaine de fois entre ce week-end et aujourd'hui.
Elle n'avait pas vraiment le temps pour ça, en ce moment, et avec regret, remit l'appareil dans son sac.
« Tu ne devrais pas rappeler la personne qui a cherché à te joindre ? » S'enquit Mari.
« Non, ce n'est pas urgent, » dit Hana en secouant la tête.
Elle aurait sûrement tout le temps de rappeler plus tard, quand elle aurait moins de choses la préoccupant au quotidien. De plus, elle ne se souvenait pas avoir abordé quelque chose d'urgent avec cette personne lors de leur dernière conversation, et se demandait pourquoi elle avait reçu tous ces appels.
Mari lui reprit le bras, et le trio continua d'avancer, le contact enregistré sous le nom « Madame J. » continuant de tenter de l'appeler sur son téléphone.