Avec frustration, Shinsuke raccrocha rapidement le téléphone.
« C'était quoi, ça ? » Grogna-t-il en grimaçant.
Saizo profita de ce moment d'inattention pour poser une tasse de thé devant son ami et supérieur hiérarchique.
« Un peu de détente par-ci, » dit-il avant de s'asseoir à son bureau et d'ouvrir l'emballage en papier et en aluminium d'une tablette de chocolat. « Et un peu de détente par-là. »
Avec satisfaction, il mordit dans la tablette, arrachant plusieurs carrés de chocolat avec ses dents.
Cependant, Shinsuke ne profita pas de son thé, car il avait des ordres à exécuter.
Se redressant sur son siège, il se mit à crier.
« Shinohara ! »
Aussitôt, une tête émergea au-dessus des cubicules ; avec un sourire et un regard sérieux dirigés vers lui.
« Oui Chef ? » Demanda-t-elle avec entrain.
Il leva alors sa main, et lui fit signe en silence de s'approcher. La jeune femme ne perdit pas de temps pour parcourir les deux rangées de bureaux qui les séparaient, et se retrouva devant lui, à attendre patiemment ce qu'il voulait lui dire.
Elle souriait un peu trop, et cela agaça Shinsuke. Pourquoi elle était si contente, d'abord ?
Est-ce que frapper les gens était sa façon à elle d'être heureuse ?
De son point de vue, elle n'allait pas continuer de sourire longtemps, de toute façon. Et il était aux premières loges pour assister à sa déchéance.
« L'ordre viens du nouveau Directeur, » annonça-t-il d'une voix sèche. « Il a besoin d'une rapide enquête sur le terrain et t'a désignée pour accompagner l'employée qui devait y aller aujourd'hui. »
« Il m'a désignée ? » Releva Hana, curieuse.
Shinsuke ne prêta pas attention à sa remarque qui aurait pu passer pour un manque de respect, et se pencha en arrière tout en levant la tête vers le plafond avant de crier à nouveau.
« Hosoda ! » Appela-t-il.
Hana entendit un siège grincer, et une femme aux longs cheveux bruns se leva de sa place à trois rangées de bureaux de là.
Elle se tourna vers eux pour les approcher, et Shinsuke vit Hana se figer l'espace d'un instant, avant de retrouver son calme. C'était passager et presque imperceptible, mais il lui avait semblé que la jeune femme était surprise. Non, peut-être était-il plus précis de dire qu'elle avait semblé être effrayée ?
Elle avait vu un fantôme, ou quoi ?
Reniflant bruyamment, Shinsuke attendit que l'autre employée les rejoigne à côté de son bureau pour poursuivre ses consignes.
« Hosoda a été chargée de faire le tour annuel des commerces alentours pour vérifier lesquels sont assurés par nos soins, et lesquels sont à la concurrence, » exposa rapidement Shinsuke. « Elle t'expliquera ça plus en détail, mais en gros tu la suivras pour l'assister et prendre des notes. »
Hana hocha de la tête, avant de diriger son regard vers la jeune femme qui les avait rejoint. Celle-ci fixait avec insistance Hana, adoptant une posture plutôt hostile en croisant ses bras et en plissant ses yeux un peu trop maquillés.
Hana s'inclina légèrement, mais Shinsuke put remarquer que les mouvements de la jeune femme étaient devenus soudainement très rigides et précis. Comme si elle ne voulait faire aucune erreur devant une collègue plus âgée qu'elle.
« Hosoda était une interne chez nous l'année dernière, donc si tu as des questions, elle saura parfaitement y répondre, » intervint Saizo, tout sourire.
Shinsuke lui lança un regard en coin.
De quoi il se mêlait, lui ?
« Enfin bref, je veux plus vous voir de la journée avant que vous ayiez toutes les données, » trancha Shinsuke pour couper court à toute autre question ou remarque.
Il ne comprenait pas trop ce qui était passé par la tête du Directeur Utagawa, quand il lui avait demandé par téléphone de faire participer la nouvelle interne.
Mais si ça lui permettait de tenir à distance la jeune femme et de pouvoir passer la journée sans devoir voir sa tête, il n'allait pas s'en plaindre.
Balayant l'air de sa main pour signifier aux deux jeunes femmes de partir, il fit de nouveau face à son écran d'ordinateur, ne leur prêtant déjà plus attention. Hosoda Chiho s'exécuta immédiatement, et retourna à son poste, mais Hana resta sur place, hésitante.
Soucieux et curieux de la voir encore là, et voyant que Shinsuke ne lui parlerait probablement plus, Saizo s'adressa à elle.
« Des questions, Shinohara-san ? » Demanda-t-il avec un petit sourire.
« O-Oui, Ogawa-san ! » Répondit-elle sans perdre un instant. « À propos de ce que le Chef Kobayashi m'a demandé de faire... »
« Ah, tu veux dire les documents à synthétiser ? » Devina Saizo. « Tu peux mettre ça de côté le temps de la journée. Tu auras sûrement à y aller plusieurs samedis de suite, de toute façon, donc concentre-toi sur les documents en semaine, d'accord ? »
Hana hocha rapidement de la tête, avant d'elle même regagner son poste.
Shinsuke, lui, claqua sa langue, agacé.
« Hum ? Tu veux dire quelque chose, Shinsuke ? » Demanda Saizo avec un sourire qui énerva encore plus son collègue.
Le visage tendu et les sourcils froncés, Shinsuke pivota sur sa chaise pour faire face à l'homme qui se tenait à ses côtés.
« Pourquoi tu te mêles de ce qui te regarde pas ? » Demanda-t-il, aigri.
« En tant que Chef Adjoint, je peux quand même conseiller mes subordonnés, non ? » Répondit Saizo, pas le moins du monde intimidé.
Il pouvait, en effet. Ce qui ne laissait aucune chance à Shinsuke de pouvoir lui rétorquer quoi que ce soit. Il comptait donc se tourner vers son écran pour couper court à la conversation, quand Saizo reprit soudainement la parole.
« Au fait, tu ne comptes toujours pas y aller ? » Demanda-t-il avec un ton sérieux, et une expression neutre. « On est bientôt le 15, tu sais... »
Même sans dire mot pour mot de quoi Saizo voulait parler, Shinsuke savait parfaitement ce que sa question concernait. C'était une question que son collègue et ami lui avait toujours posé, toujours à cette même période de l'année ; même s'il savait que la réponse qu'il obtiendrait serait sûrement similaire aux fois précédentes.
« C'est pas comme si je pouvais m'y rendre, » maugréa à voix basse Shinsuke.
Saizo ne répondit rien, laissant Shinsuke replonger dans ses souvenirs. Il pouvait très clairement se rappeler les hurlements, les remarques cinglantes, et ces regards haineux. Il pouvait se rappeler de tout, dans les moindres détails.
'Vous osez venir ici ?! C'est de votre faute, et vous osez vous montrer ici ?!'
C'était normal qu'il ne puisse pas s'y rendre. Il n'en avait pas le droit, parce que ces personnes ne voulaient pas le voir là-bas.
Et même s'il en avait le droit, c'est lui-même qui s'empêcherait d'y aller.
Après tout, c'était sa faute, et il ne pouvait pas se le pardonner.
C'était à cause de lui, et de sa stupide manie de se mêler de ce qui ne le regardait pas, que c'était arrivé.