Un rire tonitruant transperça le calme du huitième étage, suivi de trois rires féminins, légers et ravis. Bien que beaucoup de personnes s'étaient rendues à la cafétéria de l'immeuble ou dans les rues adjacentes pour aller manger, les employés étant restés à leurs postes ou s'étant accaparé la salle de pause pour déjeuner étaient tout de même assez nombreuses pour générer un doux bruit de voix et de couverts heurtant le plastic de leurs containers et autres boîtes à bento.
Les hommes et les femmes présents parlaient de leurs clients, de leurs familles, ou encore de leurs loisirs, quand ils ne se contentaient pas de manger en silence, les yeux rivés sur les écrans de téléphone portable. Ces derniers étaient tellement concentrés à suivre leurs séries télé, leurs webtoons, ou encore leurs jeux vidéos que rien n'aurait pu les sortir de leur concentration. Pas même le gros rire qui résonna à nouveau.
Ils devaient probablement avoir l'habitude d'entendre ces éruptions hilares de la part du Chef Tsukasa ; sa grosse voix s'étant fondue avec l'environnement sonore pour en devenir une part indissociable.
Utagawa Takao, lui, n'était pas vraiment encore habitué à ce genre de scène. C'était la première fois qu'il se rendait au huitième étage depuis son arrivée. Jusqu'à présent, il n'avait rencontré que les Chefs et Chefs Adjoints de sections, et une poignée d'employés du Département Catastrophes Naturelles. Il ne voulait pas non plus trop attirer l'attention sur lui, en plus de devoir encore se familiariser avec la structure de l'immeuble. Toutefois, il avait tout de même réussi à déjà mémoriser les parties principales et certains points d'intérêt, en consultant les plans des étages par lui-même. Il n'avait donc eu aucun mal à s'orienter durant les précédentes minutes, quand il avait dû faire un détour par le Service Juridique et son propre bureau.
Par précaution, il scruta tout de même tout l'étage, pour être sûr qu'Hana était bien absente comme il l'avait prévu, et se surprit même à chercher du regard les collègues qu'il avait croisés avec elle ce matin.
Le jeune homme à l'air insouciant n'était pas là, ni même la femme élégante. Quant à l'homme sérieux, Takao l'avait croisé un peu plus tôt dans le hall.
Le rire très caractéristique du Chef Tsukasa résonna encore, suivi de plusieurs voix féminines qui s'épanchaient sur sa personne et son sens de l'humour. Et, sûr, tout en s'approchant de la source du bruit, Takao put constater que Tsukasa Heizo était entouré d'un petit groupe de jeunes femmes, toutes plus ravissantes les unes que les autres, et toutes provenant très certainement de Départements différents.
Sacré fanclub que ce type possédait… Il s'était même senti un instant coupable à l'idée de devoir déranger ce groupe si compact qui s'était réuni autour du Chef Tsukasa comme l'auraient fait des chats devant l'étal d'un poissonnier. Du moins, à voir les yeux brillants et pleins d'attentes de toutes ces femmes, il y avait l'air d'avoir de l'admiration et de l'envie dans les airs…
Cependant, il avait plus urgent que de préserver la paix apparente de ces groupies ; aussi s'avança-t-il avant de se racler la gorge pour signaler sa présence.
« Tsukasa-san ? » Interpella-t-il l'homme assis à quelques mètres de là.
L'homme à l'allure solide et musclée revint à la réalité un court instant, et remarqua enfin la personne qui s'était jusqu'alors approchée de lui sans faire un seul bruit. Il était le seul responsable à être resté sur place pour la pause de midi, les autres cadres supérieurs comme le Chef Kobayashi ou le Chef Adjoint Ogawa ayant également décidé de manger à l'extérieur.
« Oh, vous êtes arrivé plus tôt que ce que j'aurais cru… Directeur. » Dit nonchalamment Heizo.
Immédiatement, à la mention de sa fonction, une dizaine d'yeux curieux se rivèrent sur Takao. Il ne s'attendait pas à être présenté de la sorte, aussi rapidement et sans aucune hésitation. Pourtant, ce n'était pas comme si le Chef Tsukasa pouvait l'appeler autrement, étant donné que le jeune homme était son supérieur hiérarchique.
« J'ai fait aussi vite que j'ai pu, » répondit toutefois Takao.
Soit, il avait été exposé comme leur supérieur hiérarchique. La rumeur allait probablement se répandre. Il espérait juste qu'il pourrait encore dissimuler un moment ce détail à Shinohara Hana. Après tout, il faudrait probablement un certain délai avant que l'information n'atteigne la jeune femme. Et puis, le Chef Tsukasa avait été assez délicat pour ne pas mentionner son nom de famille. De ce fait, les rumeurs auraient sûrement moins d'importance et se tairaient rapidement, contrairement à la possibilité qu'il soit relié au Président actuel de la société.
« Désolé mesdemoiselles, mais je dois m'absenter un instant, » s'excusa Heizo tout en se levant de son siège.
En même temps que l'homme plus âgé s'était approché, quelques visages mécontents et déçus l'avaient fixé du regard, lui et Takao. Sûrement, le groupe de femmes allait le tenir pour responsable de l'interruption de leur moment de bonheur. Un peu comme s'il s'était placé entre le soleil et un parterre de fleurs.
Invitant Takao à le suivre, Heizo se dirigea vers la porte donnant sur la cage d'escaliers, tandis que des soupirs peinés s'élevaient derrière eux.
Puis, une fois la porte passée, le Chef de la section ventes sortit de sa poche son téléphone portable.
« J'ai pas beaucoup pris de photos hier soir, car j'étais trop occupé à discuter, » commença à expliquer l'homme plus âgé. « Toutefois, je suis curieux de savoir qui vous devez retrouver, et pourquoi... »
Takao hocha de la tête. Ce n'était pas comme s'il pouvait demander sans justification de fouiller le téléphone d'un subordonné…
« Seules les personnes directement concernées sont au courant, mais je suppose qu'en tant que responsable d'équipe, je peux vous en parler, » dit Takao. « Hier soir, il y a eu un incident entre deux employés de Marline, et je cherche un témoin que le Service Juridique a déjà contacté. »
« Le Service Juridique est impliqué ? Ça a l'air sérieux... » Dit pensivement Heizo.
… Cependant, il ne voulait pas non plus forcer la main à son subordonné.
« Je sais que ce serait abuser de mon pouvoir que de vous forcer à me montrer les photos que vous avez prises, mais… » Takao fit une pause, et déglutit, avant de baisser la tête et de s'incliner en avant. « Je vous serai vraiment reconnaissant de m'aider, et d'aider quelqu'un qui est accusé à tort. »
Le geste, inhabituel de la part d'un supérieur hiérarchique, mit un peu mal à l'aise Heizo. Aussi, ce dernier se mit-il tout de suite à contrer le jeune homme.
« J-J'ai compris que c'est important ! Vous n'avez pas besoin de vous incliner comme ça ! » S'exclama-t-il en levant ses deux mains devant lui. « Je vais vous aider, hein ! »
Ravi, Takao se redressa, un sourire plein de soulagement plaqué sur le visage.
« Vraiment ? » Demanda-t-il avec entrain.
« C'est pas comme si vous essayiez de m'extorquer des informations, et vous faites ça pour rétablir une vérité, pas vrai ? » Dit avec hésitation Heizo, en se grattant la tête. « Et ce sont que des photos de toute façon, pas des infos privées ou des documents confidentiels... »
Sur ces mots, le Chef Tsukasa accéda à la galerie d'images de son téléphone portable, et tendit ensuite l'appareil à Takao.
Avec attention, le jeune homme se mit alors à consulter toutes les photos prises la veille, cherchant toute personne étant habillée de la même façon que l'homme qu'il avait pu partiellement apercevoir sur l'enregistrement vidéo.
Beaucoup de photos représentaient des personnes attablées, ou s'étant groupées autour du propriétaire du téléphone pour prendre un selfie commun. Takao ne connaissait pas la plupart des personnes dont l'apparence avait été immortalisée bien qu'il s'agisse d'employés de Marline. Ce qui indiquait que le 'fanclub' avait sûrement suivi le Chef Tsukasa jusqu'à sa tablée.
Était-il si populaire que ça ?
Cependant, les relations sociales de l'homme plus âgé furent bientôt loin des préoccupations de Takao.
Rapidement, il était arrivé à la dernière photo, et n'avait pas une seule fois repéré la personne qu'il cherchait, que ce soit en avant plan ou en arrière plan de chaque cliché. Cet homme était resté introuvable, jusqu'au bout, et Takao ne put retenir un soupir de lassitude et de déception.
« J'en déduis que vous n'avez pas trouvé qui vous cherchiez ? » Remarqua Heizo, sa voix ayant pris un ton sympathique.
Takao secoua la tête. C'était un échec.
« Vous ne vous souvenez vraiment pas d'autre chose à part de sa tenue ? » Demanda Heizo, perplexe. « Avec seulement des vêtements, c'était déjà pas évident de savoir de qui il s'agissait... »
Le jeune homme grimaça. C'était plutôt maigre comme indice, de toute façon. C'était déjà impressionnant qu'il ait réussi à mettre la main sur les enregistrements vidéo, et à remonter la piste jusqu'à un potentiel employé de Marline. Ça n'empêchait pas pour autant ce sentiment écrasant de défaite de s'emparer de lui.
Frustré, il laissa échapper quelques mots.
« Un type en chemise avec un cravate marron, c'est plutôt courant... » Soupira-t-il avec lassitude.
« Une cravate marron ? » Répéta Heizo, intrigué. « C'est pas quelque chose qu'on voit souvent... »
« Comment ça ? » Demanda le jeune homme.
« C'est une couleur plutôt passée de mode, alors presque personne n'en porte dans la société... » dit pensivement Heizo.
Il semblait sur le point de se rappeler quelque chose, ce qui réveilla les espoirs de Takao.
« Vous pensez savoir de qui je parle ? » Demanda-t-il, anxieux. « Un homme en chemise à manches longues blanche, pantalon noir et cravate marron foncé ? Montre au poignet gauche ? »
« Généralement, quand on dîne à l'extérieur, on a tendance à remonter ses manches parce que les restaurants sont surchauffés, » fit remarquer Heizo. « Je l'ai fait, moi aussi. »
En même temps, il remontra une photo qu'il avait prise de lui avec un groupe, et la plupart des hommes avaient en effet remonté leurs manches de chemises, exposant ainsi leurs avant bras.
« Mais… Je connais également quelqu'un qui ne remonte jamais ses manches longues, peu importe la chaleur qu'il fait, » révéla Heizo. « Le Chef Kobayashi. »
« Le Chef Kobayashi ? » répéta Takao, surpris.
Il ne s'attendait pas à ce que la réponse soit si évidente, ni que le témoin soit quelqu'un de si proche de lui. Mais en y réfléchissant bien, c'était quelque chose qu'il aurait pu deviner par lui-même, s'il n'avait pas eu une mémoire aussi mauvaise concernant les visages.
Hier soir, il était arrivé au restaurant en accompagnant le Chef Kobayashi et le Chef Adjoint Ogawa, ce qui les plaçait encore dans le hall ou dans les salles, à peine débarrassés de leurs vestes. Et en prenant en compte les bandes de vidéosurveillance, le déroulé des événements devenait clair. Tandis que lui-même s'était dirigé vers l'extérieur, intrigué par la situation, le Chef Kobayashi avait dû le suivre à son tour, et assister à toute la scène.
Toutefois, il ne se sentait pas pour autant rassuré. Le Chef Kobayashi avait témoigné contre Hana, et il ne savait pas encore pourquoi.
Est-ce qu'il avait vu quelque chose, mais pas entièrement, et avait assumé des choses ? Ou est-ce qu'il avait menti et livré une version tronquée de la vérité ? Et dans ce cas, dans quel but ?
« Je ne pense pas que vous pourrez le voir aujourd'hui, par contre, » déclara alors Heizo. « Il avait l'air malade, alors il a pris le reste de sa journée... »
« Il ne sera là qu'à partir de lundi ? » Supposa Takao.
Le Chef Tsukasa hocha lentement de la tête, conscient que l'information qu'il venait de donner avait été plutôt décevante aux yeux du jeune homme, et s'empressa de reprendre la parole.
« Mais il vient de partir, alors en vous dépêchant un peu, vous pourriez arriver à le rattraper, » ajouta Heizo.
Agréablement surpris par cette révélation de dernière minute, Il remercia le Chef Tsukasa pour son aide avant de prendre l'ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée de l'immeuble.