À présent assis côte à côte et tous les deux en face de Serizawa, Takao et Nana attendirent avec appréhension chaque question qui allait leur être posée.
« Bon, résumons ce qui s'est passé vendredi soir, » commença Serizawa. « Shinohara-san, vous étiez déjà présente depuis un moment, et Utagawa-san, vous êtes arrivé plus tard après une entrevue au service Ressources Humaines avec le Chef Kobayashi et Chef Adjoint Ogawa. C'est bien ça ? »
« Oui… » Répondit succinctement Nana, avant de lancer un regard en coin à l'homme à ses côtés.
Si seulement ce type l'avait faite venir plus tard, après les questions auxquelles Hana pouvait répondre…
Parce que là, c'était sa mémoire à elle qui faisait défaut. Elle en était donc réduite à simplement confirmer ce que l'employé en face d'eux disait à son sujet.
« Ensuite, Kubo-san affirme avoir tenté de vous ramener chez vous, parce que vous aviez trop bu... » Continua Serizawa.
« J'ai perdu connaissance, mais je sais que je n'aurais jamais bu d'alcool de moi-même, » contesta-t-elle. « Et Kubo-san et moi-même ne sommes pas assez proches pour savoir où l'un comme l'autre nous habitons... »
Ces deux informations, Nana en était sûre même sans avoir les souvenirs d'Hana. Elle connaissait suffisamment la personne qui partageait le même corps qu'elle pour savoir que la jeune femme était très prudente et évitait autant de sortir que de devenir soûle. Tout le contraire de Nana, en somme.
Nana, elle, préférait sortir dès qu'elle le pouvait pour s'amuser. Elle n'aimait pas rester enfermée à un endroit.
« Il dit à ce sujet qu'il comptait vous demander votre adresse une fois dans le taxi, » ajouta Serizawa.
« C'est pas ce que j'ai vu, » intervint Takao. « Ce type m'a dit savoir où elle habitait, et m'a donné une adresse bidon. »
« Comment saviez-vous que cette adresse était fausse ? » Demanda Serizawa.
« J'avais lu les informations personnelles de mes nouveaux employés pour mieux me familiariser avec eux, » répondit Takao.
À ces mots, Nana leva le regard vers lui et le dévisagea avec des yeux plein de suspicion, mais il ne se laissa pas déconcentrer par ces yeux accusateurs.
Ce type s'intéressait un peu trop à Hana, selon elle.
« Et ce n'est pas tout, Kubo-san a aussi agi de manière bizarre.
« Bizarre ? » Répéta Serizawa.
« Quand j'ai dit que j'allais raccompagner Shinohara-san, il l'a tout de suite très mal pris et s'est montré très hostile, comme s'il avait quelque chose à se reprocher. » Expliqua-t-il.
« Kubo-san a expliqué cela par le fait qu'il ne savait pas qui vous étiez, sur le moment. » Contra Serizawa. « Ce qui est tout à fait compréhensible. »
« Ce qui l'est moins, c'est comment j'ai pu perdre connaissance alors que je n'ai bu que du jus d'orange, » le provoqua Nana.
L'employé du Service Juridique sembla déstabilisé par ces mots, car il resta silencieux un instant à fixer son écran d'ordinateur. Takao leva un sourcil interrogateur. Il n'avait pas parlé de jus d'orange, alors comment savait-elle que Nana n'avait bu que cela ?
« Insinuez-vous quelque chose par là ? » Releva Serizawa.
« Nous n'insinuons rien. » Dit Takao en sortant de sa poche et en posant une clé USB sur la table.
L'homme en face de lui prit le périphérique de stockage en main, et l'inspecta d'un regard intrigué.
« C'est une copie de la vidéosurveillance du restaurant, le soir de l'incident, » précisa Takao. « On y voit que Kubo Touma amène une boisson dans la salle du fond, où se trouvait Shinohara-san. Maintenant, vous pouvez demander à l'employé qui servait les clients au comptoir ce soir, si ce qu'il lui a donné contenait ou non de l'alcool. On verra s'il persiste à dire que Shinohara-san était ivre. »
« Vous accusez Kubo-san d'avoir mis de l'alcool dans le verre de Shinohara-san ici présente ? »
« Nous l'accusons de bien pire que ça, » répliqua avec sévérité Takao. « Et au vu des rumeurs que j'ai entendues à propos de cet homme, ça ne m'étonnerait pas qu'il ait tenté d'abuser de sa jeune et naïve collègue. »
Nana ne dit rien, se contentant pour le moment d'écouter en silence. Elle s'attendait encore à ce que l'employé du Service Juridique avance à nouveau un autre argument contre eux, et voulait éviter tout faux pas.
Cependant, à sa grande surprise, l'homme en face d'eux soupira lourdement.
« Vous avez deux versions des faits différentes, donc je m'attendais à ce que notre témoin vous départage… » Dit-il avec lassitude. « Mais cette personne m'a envoyé son témoignage par e-mail pendant la pause que nous avons prise, et je ne suis plus sûr de rien... »
Les sourcils relevés par l'étonnement, Takao et Nana se lancèrent de brefs regards interrogatifs.
Qu'est-ce que le Chef Kobayashi avait bien pu dire dans son e-mail pour semer à ce point le trouble ?
Le jeune Directeur se doutait que l'homme avait dû être influencé par leur entrevue, mais il ne savait pas à quel point cela avait pu être efficace.
« Notre témoin confirme qu'il vous a vu frapper Kubo-san tandis que ce dernier tentait de vous faire entrer dans un taxi. Cependant, après ce que vous m'avez dit, et au vu des éléments que je possède sur la supposée 'victime', il est clair que vous n'avez pas agi sans raison... » Dit Serizawa.
Takao ne sut dire si c'était une bonne chose ou non, mais vu la façon dont l'homme avait formulé son témoignage, il comprenait pourquoi Serizawa avait du mal à les départager.
Cela voulait-il dire que le Chef Kobayashi avait pris leur côté ? Ou avait-il simplement rapporté ce qu'il avait vu ?
Dans les deux cas, le jeune Directeur était soulagé d'apprendre le contenu de cet e-mail.
« Attendez… Vous voulez dire que ce type a déjà fait des choses répréhensibles ? » L'interrogea Nana, les sourcils froncés.
« Je ne suis pas censé en parler avec quelqu'un à votre niveau de hiérarchie, mais étant donné que vous êtes directement impliquée... » Commença Serizawa. « Sachez juste que nous avons reçu plusieurs plaintes à son sujet, de la part de jeunes femmes qui ont depuis quitté l'entreprise. »
Alors cet homme doutait depuis le départ de ce que Kubo Touma avait déclaré, et avait tout de même pris la peine de mener une enquête en sachant que ce type mentait sûrement ?
C'était vraiment professionnel de sa part, mais aussi déstabilisant. Takao sentait que toutes les décisions précipitées et paniquées qu'il avait prises n'avaient soudainement plus raison d'être. C'était plutôt… Embarrassant.
Toutefois, ce que Serizawa leur avait révélé était plus que sérieux, et Takao ne comprenait pas comment quelque chose de pareil avait pu se produire dans l'entreprise de son oncle.
« Donc, vous voulez dire que ce type en est pas à son coup d'essai, et qu'il a agressé d'autres employées avant Shinohara-san ? » Demanda-t-il.
En guise de réponse, Serizawa hocha de la tête. Takao entendit Nana murmurer entre ses dents un 'j'aurais dû le frapper plus fort', et espéra que l'homme en face d'eux n'avait rien entendu.
« Toutes nos excuses à ce sujet. Personnellement, je me doutais que Kubo-san était aussi fautif que vous dans cette affaire, mais je me devais de mener une enquête impartiale, surtout dans une affaire aussi sensible.» Continua Serizawa. «Cependant, sachez que même si votre agression est avérée, nous ne pouvons pas non plus ignorer votre geste violent... »
Nana se pencha rapidement vers Takao avec un air confus sur le visage.
« En gros, ça veut dire quoi ? » Lui murmura-t-elle précipitamment.
« Blâme sur ton dossier d'employée, et éventuellement réduction de paie, » lui chuchota Takao en se pencha aussi vers elle.
La jeune femme ouvrit tout rond sa bouche pour en laisser sortir un 'oooh' silencieux, et hocha de la tête.
Serizawa se mit ensuite à taper sur son ordinateur, et Takao entendit une petite sonnerie indiquant que quelqu'un lui répondait en direct. Il devait certainement utiliser la messagerie instantanée de l'entreprise pour contacter un de ses collègues au sujet de cette affaire, et quelques minutes plus tard, une autre employée entra dans la pièce pour lui donner plusieurs documents. Puis, une fois repartie, Serizawa consulta rapidement plusieurs feuilles de papier avant de les tendre au-dessus de la table à Nana et Takao.
« Vérifiez-bien le contenu de votre déclaration et signez-la, » dit l'employé du Service Juridique.
Nana s'empara du document, et le positionna pour que Takao puisse aussi le lire avec elle.
« Je suis censée faire quoi ? » Chuchota-t-elle vivement au jeune homme à ses côtés.
« Juste signer, il n'y a pas besoin de sceau dans l'entreprise du moment que le document est authentifié et votre identité clairement établie », expliqua en murmurant Takao.
« Je sais ça, mais comment je fais ? Je sais pas comme 'tu sais qui' signe ses documents ! » Le pressa-t-elle en murmurant vivement.
Elle avait levé suffisamment la voix pour que Serizawa les fixe du regard avec confusion, et Takao s'empressa de sourire maladroitement avant de lui tourner le dos et d'entraîner Nana avec lui, la faisant tourner sur sa chaise.
« Signez juste avec son nom et prénom ! » Lui expliqua-t-il avec précipitation en chuchotant, penchée vers elle.
« Juste ça ? Et si quelqu'un voit que la signature n'est pas identique aux autres ?! » Chuchota-t-elle férocement en retour.
« Ah ! Personne le verra ! » S'énerva-t-il en haussant la voix et en lui mettant presque un coup de coude.
Nana lui lança un regard incendiaire, n'aimant pas du tout qu'on lui parle de cette façon, mais elle n'eut pas le temps ni de lui répondre – ni, sûrement, de lui donner un coup de coude – car Takao les fit tous les deux se retourner vers la table.
Serizawa les regardait toujours d'un air confus, les sourcils froncés.
Nana se racla la gorge et s'empara du stylo posé sur la table avant de s'intéresser au bas du document, où le nom, prénom, date de naissance, numéro d'employé et adresse étaient écrits.
Elle eut un instant d'hésitation – très bref – pendant lequel elle se fit la réflexion que rien de tout cela lui appartenait : ni ce nom, ni cette date de naissance, ni cette adresse n'étaient siens. Toutes ces informations étaient celles d'Hana, et elle ne faisait que les emprunter.
Pouvait-elle vraiment signer ce document à la place d'Hana ? Elle lui rendait service, en un sens, donc ce n'était probablement pas si grave que cela.
Réajustant la position du stylo dans sa main, elle se mit à tracer d'un train fin, régulier et élégant les caractères composant le nom d'Hana.
Puis, le nom et prénom écrits, elle tendit le document à Serizawa, qui l'échangea contre une copie pour elle à conserver, que l'homme avait déjà signée. Nana et Takao prirent ensuite congé, reprenant l'ascenseur pour descendre en silence vers le Département Catastrophes Naturelles.
Nana sautilla et se balança sur place, ce qui ne manqua pas de faire brièvement sourire Takao.
Toutefois, la jeune femme semblait être agitée ; comme stressée par quelque chose.
« On fait quoi, maintenant ? » Demanda-t-elle en regardant les numéros des étages défiler au-dessus des portes de l'ascenseur.
« Je suppose qu'on peut retourner travailler ? » Dit-il pensivement.
« Je sais pas pour Hana, mais moi, j'y connais absolument rien en finance... » Fit remarquer Nana.
« Comment ça ? » S'étonna Takao.
« Hana et moi, on partage pas nos souvenirs... » Dit-elle nonchalamment. « Je ne sais pas ce qu'elle fait, et elle ne sait pas ce que je fais. »
« Ça… Ne m'était pas venu à l'esprit... » Avoua Takao.
« Ouais… Alors travailler, je veux bien, mais je sais absolument pas quoi faire…. » Dit-elle en se grattant la tête.
Takao fit la moue. Cela allait en effet être problématique.
« Hum, peut-être que vous pourriez prendre le reste de la journée ? » Réfléchit-il à voix haute.
Nana s'apprêtait à répondre quand l'ascenseur s'immobilisa au cinquième étage, ayant déjà dépassé l'étage où les deux jeunes gens voulaient se rendre.
Quelqu'un avait probablement appelé l'ascenseur avait qu'ils n'appuient eux-même sur le bouton du huitième étage, le panneau de contrôle prenant en compte quels boutons avaient été pressés, et dans quel ordre.
Les portes s'ouvrirent, et Nana écarquilla les yeux.
En face d'eux, prêt à entrer dans l'ascenseur, se tenait Kobayashi Shinsuke. Les yeux de l'homme plus âgé s'ouvrirent aussi en grand sous le coup de la surprise, et avant qu'il puisse dire quoi que ce soit, Nana le poussa violemment en arrière en criant.
« Ne t'approches pas ! »