Les portes de l'ascenseur se refermèrent devant Takao, complètement pétrifié par ce à quoi il venait d'assister. Même la jeune femme à ses côtés respirait bruyamment, encore secouée par cette rencontre inopinée.
« Qu'est-ce que… Vous venez de faire ? » Balbutia le jeune Directeur.
Nana regarda ses propres mains en les levant devant elle, puis dirigea des yeux paniqués vers lui.
« Je… J'ai agi sans réfléchir... » Dit-elle, mortifiée.
« Vous vous rendez compte de qui vous venez de bousculer comme ça ?! » Paniqua Takao.
« Je… je sais, oui ! » Répondit-elle. « C'était Kobayashi Shinsuke... »
« Vous saviez qui c'était et vous l'avez quand même poussé ?! » S'exclama-t-il.
« Je l'ai poussé justement parce que c'était lui ! » Répliqua-t-elle.
« Qu… Quoi ? » Dit-il, croyant à peine ce qu'il venait d'entendre la jeune femme dire.
La jeune femme était très agitée, et Takao lui-même ignorait comment ils allaient faire. L'ascenseur se rapprochait dangereusement de sa destination, le Département des Catastrophes Naturelles, et nul doute que l'ouragan du nom de Kobayashi allait les suivre à la trace.
« On fait quoi ? » Demanda-t-elle à Takao, anxieuse.
« J'en sais rien ! Comment vous voulez rattraper une bêtise pareille ?! »
« C'est justement ce que j'te demande ! » Désespéra-t-elle en le frappant plusieurs fois sur le bras. « T'es pas censé pouvoir régler le problème ?! »
« Je vois pas comment ! Vous feriez mieux d'aller immédiatement vous excuser ! » Proposa-t-il, à court d'idées.
« Et s'il accepte pas mes excuses ?! » Répliqua-t-elle.
« Vous avez déjà mis la pagaille en frappant Kubo-san ! Alors excusez-vous ! » Insista-t-il.
« Je peux pas ! » Répondit-elle avec une voix pleine de détresse.
Ce soudain changement de ton déstabilisa Takao. Ils n'étaient plus qu'à un étage de leur destination, et la jeune femme insistait à présent qu'elle ne pouvait pas – et non qu'elle ne voulait pas – s'excuser.
« Pourquoi ? » Demanda-t-il simplement, après quelques secondes de silence. « Pourquoi vous pouvez pas lui demander pardon ? »
« Pour la même raison qui m'a menée à le pousser comme ça... » Dit-elle avec culpabilité et regret.
« Et pourquoi vous l'avez poussé, alors ? » S'enquit avec précaution Takao, parlant lentement.
À cette question, Nana se contenta de serrer la mâchoire, se retenant visiblement de révéler quelque chose au jeune homme. Elle ne voulait probablement pas en parler, et il n'insista pas.
Toutefois, il se sentit dans l'obligation de reprendre la parole.
« Quand vous vous sentirez d'en parler, venez me voir... » Proposa-t-il.
La jeune femme pouffa de rire.
« C'est quoi ça ? Vous voulez devenir ami avec moi ou quoi ? » Se moqua-t-elle de lui.
« Pourquoi pas. » Approuva-t-il. « J'ai déjà demandé à Hana de devenir mon amie. Alors vous pourriez tout aussi bien l'être... »
« Non merci. » Rejeta-t-elle aussitôt.
Un « ding » discret annonça l'arrivée de l'ascenseur à sa destination, et les portes s'ouvrirent sans qu'ils aient vraiment trouvé de plan.
« On fait quoi, alors ? » Demanda-t-elle à voix basse en sortant de l'ascenseur.
« Excusez-vous, » insista-t-il à nouveau en la suivant. « Sinon, j'ai bien peur que vous finissiez par être renvoyée... »
« Ah, surtout pas ça... » Grimaça-t-elle. « Hana me le pardonnerait jamais... »
Puis, elle pointa du doigt les bureaux où les employés étaient toujours en plein travail, et d'un air confus, demanda :
« Euh… Le bureau d'Hana est où ? »
Takao s'apprêtait à lui répondre que ce n'était peut-être pas une bonne idée qu'elle s'approche sans savoir où elle allait ni qui Hana connaissait, quand la porte de la cage d'escaliers juste à côté s'ouvrir.
« SHINOHARA ! » Hurla Kobayashi Shinsuke, ce qui attira les regards de tous les employés vers eux.
Le Chef Kobayashi leur renvoya un regard furieux qui leur fit détourner le regard de peur de se voir embarquer dans une engueulade imminente. Pour être sûr que la jeune femme n'allait pas à nouveau s'échapper en utilisant l'ascenseur juste derrière elle, il lui ordonna de le suivre.
« Avec moi ! Maintenant ! » Vociféra-t-il.
Takao se pencha rapidement vers la jeune femme pour lui murmurer à l'oreille.
« Je m'occupe de récupérer les affaires de Hana, donc accrochez-vous... »
« Quoi ? Vous venez pas avec moi ? » Paniqua-t-elle.
Le jeune homme plissa ses lèvres tout en souriant avec un air désolé, et salua d'un hochement de tête le Chef de Section furieux et à bout de souffle qui attendait que son employée décide à bouger.
Résignée, Nana baissa la tête avec précaution avant de la relever, pour voir que le Chef Kobayashi lui désignait la salle de réunion de l'autre côté de l'étage.
Une salle elle aussi toute en parois de verre, pour être sûr que tout le monde puisse voir la déchéance de la jeune femme. L'homme plus âgé s'y dirigea sans même l'attendre, et elle dû se mettre à trottiner derrière lui pour éviter de trop le faire attendre et de l'énerver encore plus.
Une fois entrée dans la pièce, elle ferma la porte derrière elle et se prépara à se faire crier dessus.
Cependant, l'homme plus âgé ne haussa pas le ton quand il se mit à parler, et Nana se demanda si elle n'aurait pas préféré se faire hurler dessus, plutôt que menacer aussi discrètement.
« Vous avez exactement cinq minutes pour me donner une raison valable de ne pas vous faire renvoyer sur le champ, » dit-il lentement avec une voix grave.
Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire dans ce genre de situation ? C'était sa faute, elle ne le niait pas, et elle ne pouvait laisser Hana se faire renvoyer pour une erreur qu'elle avait commise. Peut-être devait-elle s'excuser en premier, pour apaiser l'homme qui lui faisait face ?
« D… Désolée ! » S'exclama-t-elle en s'inclinant devant lui. « Je vous jure que j'ai pas fait exprès ! »
« Pas fait exprès ? » Répéta-t-il sans vraiment la croire. « J'ai plutôt l'impression que vous avez un problème avec moi, et que vous faites tout votre possible pour m'emmerder. »
« J'ai vraiment pas fait exprès ! Vous m'avez juste surprise ! » Plaida-t-elle, toujours penchée en avant.
« Je vous ai… Surprise ? » Répéta-t-il à nouveau, cette fois sa voix tremblant légèrement.
Il semblait déstabilisé et ce changement subtil de ton poussa Nana à relever les yeux vers lui, mais l'expression courroucée de l'homme n'avait pas pour autant quitté son visage.
« Vous avez été surprise parce que vous vous sentiez coupable, non ? » L'interrogea-t-il.
« Me… Sentir coupable ? » Dit-elle avec perplexité. « N… Non, ça n'a rien à voir avec ça- »
« Puisqu'on en est arrivés là, jouons franc jeu. » Dit-il avec une voix tranchante en l'interrompant. « Vous ne vous souvenez pas avoir agressé un type dans un bar il y a plusieurs jours de ça ? Parce que moi, je m'en souviens parfaitement.»
Cette fois, Nana ne put réprimer un regard surpris, et les yeux grands ouverts, elle fixa Kobayashi Shinsuke du regard.
Une goutte de sueur froide roula sur sa nuque, et elle se figea sans plus oser bouger ni regarder ailleurs. En voyant cette réaction, Shinsuke claqua agressivement sa langue contre ses dents.
« Donc… Vous vous souvenez enfin ? Ou vous feigniez l'ignorance, jusqu'à présent ? » Demanda-t-il lentement, sa voix toujours pleine d'éclairs.
« N… Non… Je… Je ne me souviens... Pas vraiment… » Parvint-elle à mentir. « Enfin… Je veux dire que j'ai oublié, et que je sais plus ce que j'ai fait ? »
Elle ne savait pas si elle allait s'en sortir, avec un mensonge aussi gros.
Bien sûr qu'elle se souvenait. Contrairement à Hana, elle se souvenait de tout, et pensait qu'elle ne reverrait jamais ce type qui ressemblait à Kobayashi Shinsuke.
Quand elle était encore sortie ce soir-là, s'échappant de l'appartement dans lequel Hana s'évertuait à la maintenir enfermée, elle avait eu envie d'aller boire un verre, et sans réfléchir, elle était allée dans ce bar bondé de monde.
Puis, de dos, elle avait vu un homme ressemblant à Kobayashi Shinsuke, et s'en était pris à lui par frustration. Elle lui avait presque arraché les cheveux, lui avait sauté sur le dos et l'avait même entraîné à l'extérieur avec elle. C'était vraiment n'importe quoi, de se mettre à draguer un type juste parce qu'il lui ressemblait, et sa frustration comme son caractère facilement perturbable avaient fait le reste.
Sauf que ce type était vraiment Kobayashi Shinsuke, et qu'elle ne l'avait pas reconnu, rentrant chez Hana sans plus repenser à cette histoire ; et pour la première fois, Nana prit pleinement conscience de l'erreur qu'elle avait faite ce soir là.
Durant ces cinq dernières années, elle avait souvent vu la carte de visite si familière de l'homme, placée cérémonieusement et avec soin sur une des étagères de la chambre de la jeune femme, chez son père. De temps en temps, elle s'était aussi mise à lire les quelques notes qu'Hana gribouillait à ce sujet dans un carnet, se prenant d'affection pour la jeune femme à l'air naïf mais bienveillant. Elle avait lu autant à propos de ses sentiments et de ses incertitudes, que des doutes et des moments de faiblesse de la jeune femme. Elle avait aussi lu les compte-rendus de consultation produits au cours de la psychothérapie que la jeune femme avait suivi, sans jamais parvenir à se débarrasser de Nana.
Grâce à tout cela, elle savait plus ou moins dans quelle situation elle-même se trouvait, et quelles étaient les motivations de la jeune femme, et pourquoi elle cherchait cet homme.
Non, à cause de cela, plutôt, elle savait qu'elle était vouée à revoir un jour ou l'autre Kobayashi Shinsuke.
Néanmoins, elle n'avait pas revu cet homme durant ces cinq dernières années, et ne s'attendait pas à ce qu'il ait autant changé. En réalité, il était si différent, malgré le peu d'années passées, qu'il paraissait être un autre homme : il avait perdu du poids, ne prenait plus soin de lui, et semblait constamment en colère. C'était donc normal qu'elle ne l'ait pas reconnu ce soir-là, surtout qu'elle avait déjà bu avant de tomber sur lui. Le rencontrer au sortir de l'ascenseur avait donc été un véritable choc pour elle, même en sachant avant cela qu'Hana avait été engagée dans la même entreprise que lui.
Dès le moment où Hana avait reçu ce message lui indiquant qu'elle avait réussi l'entretien, Nana s'était sentie à la fois heureuse et triste. Non, peut-être était-ce plus précis de dire qu'elle était malheureuse et terrifiée à l'idée de le revoir. Tout le contraire de ce qu'Hana, elle, ressentait.
Cependant, même si Nana ne voulait pas le revoir – du moins, volontairement - Hana s'était mise à la poursuite de cet homme pour lequel elle avait des sentiments, sans même connaître le lien qui unissait déjà Nana et lui. C'était quelque chose qu'elle ignorait, car Nana et Hana n'avaient jamais pu avoir une réelle conversation ensemble, et même si ça avait été le cas, 'Nana' n'aurait probablement jamais rien dit à ce sujet. C'était ainsi qu'elle gérait cette situation.
Même après toutes ces années, Nana était encore trop choquée par ce qui lui était arrivée, et refusait de l'admettre. Elle refusait de voir Kobayashi Shinsuke dans cet état, et que lui, la voit dans cet état.
Le pousser en arrière ? C'était un accident, vraiment. Elle avait agi sans réfléchir aux possibles conséquences de son acte. Mais cette soirée où elle avait ridiculisé ce type ? Elle l'avait fait exprès, pour se défouler, et maintenant l'avenir d'Hana, qui n'avait rien à voir avec tout cela, était menacé.
À présent, il fallait qu'elle répare les dégâts de sa propre bêtise, quitte à mentir et à devoir s'excuser envers cet homme qui lui brisait le cœur à chaque fois qu'elle le voyait.
« À… Cause de l'alcool… Je... » Commença-t-elle à se justifier.
« Vous avez des pertes de mémoire quand vous buvez trop... » Dit-il de façon un peu moins agressive, ses épaules se relâchant légèrement. « Le Directeur Utagawa m'en a informé, oui... »
Sans rien laisser paraître de ses émotions, Nana sauta mentalement de joie et hurla « Bien joué ! ». Plus tard, elle devrai remercier ce type d'avoir inventé une excuse aussi convenable.
« Mais que ce soit bien clair : ça n'excuse pas votre comportement de ce soir-là. » Déclara-t-il avec sévérité.
« Mon… Comportement ? » Répéta-t-elle avec anxiété.
Est-ce que cet homme se souvenait de tout ?
Si c'était le cas, elle espérait qu'il ne remarquerait rien, bien qu'elle se doutait qu'il ne découvrirait jamais la vérité, impensable soit-elle. Il fallait juste qu'elle garde son calme, et tout irait bien.
Shinsuke, lui, se racla la gorge, visiblement embarrassé mais avec les sourcils toujours froncés.
« Si… Si vous vous souvenez pas c'est pas grave… Mais vous m'avez agressé, et par principe, j'attends des excuses de votre part.» Dit-il à voix basse pour être sûr que personne ne puisse les entendre depuis l'extérieur de la pièce.
Face à l'attitude un peu plus calme mais toujours inquisitrice de Shinsuke, Nana hésita. Cet homme semblait plus que rancunier, alors allait-il vraiment passer l'éponge sur cet incident juste parce qu'elle allait s'excuser ?
Shinsuke, lui, doutait encore de la parole de la jeune femme malgré l'excuse donnée par le jeune Directeur Utagawa. Ne se souvenait-elle vraiment de rien ?
Sans pouvoir s'en empêcher, ces deux personnes se mirent à repenser aux événements de cette soirée.