Silencieusement, Nana referma derrière elle la porte de l'appartement, prenant soin de verrouiller chacun des quatre verrous installés dessus. Puis, s'approchant de la table qui se trouvait au niveau du coin cuisine, elle y déposa les affaires d'Hana – sac et veste – avant de s'asseoir sur l'une des chaises en bois et de se laisser glisser vers l'avant en s'affaissant sur elle-même.
Elle fixa du regard la fenêtre fermée qui donnait sur une ville à présent plongée dans l'obscurité, et où les immeubles environnants étaient tous illuminés de multitudes de lumières carrées dont les couleurs allaient du blanc éclatant à l'orange cramoisi.
Les gens étaient rentrés chez eux et se préparaient à manger, ou des familles attendaient leurs proches qui faisaient encore des heures supplémentaires, et Nana ne put s'empêcher de les envier.
De simples choses comme se saluer en se retrouvant le soir à la maison, ou partager à plusieurs un repas, étaient des choses qui ne lui étaient plus accessibles depuis cinq années. Elle ne pouvait plus serrer dans ses bras les gens qui étaient vraiment importants pour elle, ni jurer aux gens qu'elle détestait.
Même certains gestes du quotidien étaient devenus un luxe qu'elle ne pouvait se permettre, tout simplement parce qu'elle ne faisait qu'emprunter le corps de quelqu'un d'autre, pour un court moment.
Dans l'immeuble en face, une terrasse restée jusque là éteinte s'alluma, preuve que l'occupant du logement était rentré chez lui, et elle se demanda si le jeune homme de Marline qui l'avait aidée était lui aussi arrivé à son domicile.
« À mon avis, vous ne perdez rien à tenter de communiquer avec Hana, » avait-il argumenté tandis qu'ils quittaient le hall de Marline.
« Tu dis ça, mais je ne suis pas censée apparaître, sans quoi je lui attire sans arrêt des ennuis... » Avait-elle répondu avec un air maussade.
« Hum, c'est vrai qu'elle ne veut pas que vous vous mêliez de sa vie, » avait-il concédé. « Cependant, je pense que la situation l'exige. Ce n'est pas quelque chose que Shinohara-san devrait ignorer plus longtemps. »
Elle lui avait alors lancé un regard en coin, ne sachant pas trop quoi penser. Devait-elle vraiment tenter d'entrer en contact avec la jeune femme dont elle utilisait le corps, au risque de la faire paniquer ? Ou devait-elle maintenir le statu quo actuel ?
Ils étaient ensuite sortis du hall, le jeune homme s'assurant à ce que la porte automatique reste ouverte pur que la jeune femme puisse passer ; et une fois sur la place ornée d'un petit jardin, voyant qu'ils partaient dans deux directions opposées, Takao s'en était étonné.
« Où est-ce que vous allez ? » Avait-il demandé avec curiosité.
« Je rentre chez nous. Ce n'est pas ce qu'on avait prévu? » S'étonna à son tour Nana.
« Je sais oui. Mais vous ne voulez pas que je vous ramène ? Ma voiture est garée juste derrière. » Dit-il en montrant du doigt l'angle du grand immeuble où une autre rue passait.
À la mention du mot voiture, Nana s'était figée malgré elle, et avec un sourire maladroit, s'était excusée en prétextant préférer le métro et le bus pour rentrer.
Toujours assise sur la chaise en bois, Nana ferma les yeux un instant, pour se calmer.
Certains actes du quotidien étaient devenu un luxe, tandis que d'autres…
Elle rouvrit lentement les yeux, et lassée de regarder les immeubles se remplir de lumières, elle se leva pour fouiller rapidement le sac de la jeune femme. Elle en sortit le téléphone d'Hana, ainsi qu'une feuille de papier et un stylo.
Peut-être que le jeune homme avait raison. Elle devrait dire à Hana ce qui s'était passé, au moins pour qu'elle n'ait pas de mauvaises surprises quand elle retournerait travailler.
Même si les deux femmes ne s'étaient jamais adressé la parole ces cinq dernières années, elles avaient, à un moment ou à un autre, côtoyé les mêmes personnes, visité les même lieux, et partagé le même objectif : retrouver Kobayashi Shinsuke.
À présent que ce but avait été atteint, les choses s'étaient compliquées, car l'homme en question les détestait toutes les deux, et Nana s'en sentit coupable. Si elle n'avait pas fait l'idiote ce soir-là, Hana et Shinsuke ne se seraient pas retrouvés dans d'aussi mauvaises circonstances.
Cependant, quelque chose agaçait encore plus Nana, car elle se pencha en arrière pour s'adosser contre le dossier de sa chaise, et roula des yeux.
« N'empêche, j'arrive pas à y croire. Que tu ne me reconnaisses pas, passe encore. Mais que tu ne te souviennes pas d'Hana ? Tu me déçois, Shinsuke ! » S'offusqua-t-elle à voix haute.
Non, vraiment. Ce type devait être complètement à côté de ses pompes pour ne pas se souvenir d'elle !
Mécontente, Nana souffla fort par son nez ; contrariée à l'idée que l'homme qu'elles avaient tant cherché possédait la mémoire d'un poisson rouge.
Elle lui ferait payer ça, un de ces jours ; mais pour l'instant, la priorité était de tenter de convaincre Hana.
Rapidement, elle se redressa, et stylo en main, elle commença à écrire une lettre à l'attention de la jeune femme.
'Chère Hana.
Haha, c'est bizarre de commencer une lettre comme ça. Mais j'ai vraiment pas le choix. Je sais que tu détestes quand je prends le contrôle de ton corps, et que tu ne veux rien avoir à faire avec moi. Cependant, ce qui vient de se passer aujourd'hui ne me laisse pas vraiment le choix.
Déjà, méfie toi de Kubo Touma. Ce type ne me dit rien qui vaille, même si pour l'instant, il pourrait être puni pour ce qu'il a fait. Alors fais attention à toi, ok ?
Ensuite, je m'excuse. Tu te souviens la dernière fois que je suis sorti ? J'ai emprunté une de tes robes, pour aller boire un coup. Et sans faire gaffe, j'ai un peu agressé Shinsuke. À cause de ça, il nous détestait, mais je me suis excusée et il a décidé d'accepter mes excuses. Alors maintenant, il nous déteste juste comme ça.'
Nana regarda la dernière phrase qu'elle venait d'écrire, et grimaça. C'était un peu court, comme explication. Peut-être devait-elle préciser exactement ce qui s'était passé, et pourquoi il disait ne pas les apprécier.
Toutefois, en y réfléchissant bien, ses raisons lui échappaient totalement, et frustrée, elle se pencha à nouveau en arrière sur sa chaise et commença à se balancer dessus.
« Non mais attends. Il dit nous détester, juste à cause de l'attitude d'Hana ? » Pesta-t-elle en croisant ses bras et en fronçant les sourcils. « Elle a rien fait de mal jusqu'à présent, alors pourquoi il ne l'aime pas ?! »
Contrariée, elle continua de se balancer d'avant en arrière, les pieds de la chaise quittant momentanément le sol.
« Non mais vraiment ! Qu'est-ce qui va pas chez toi, Shinsuke ?! Tu agis comme un vrai abruti ! » S'écria-t-elle en regardant le plafond du petit appartement. « Pourquoi t'es devenu comme ça ?! »
Elle n'en avait pas vu grand-chose, entre cette soirée au bar et aujourd'hui même, mais du peu qu'elle avait pu en voir, cet homme était devenu un vrai goujat, toujours à hurler sur les autres et toujours en colère. Il était aussi très rancunier, et peut-être qu'il les détestait toujours à cause de ce que Nana avait fait.
Elle s'arrêta de se balancer et tapota nerveusement ses doigts sur la table, avant d'écrire à nouveau sur la feuille de papier.
'Je vais être franche avoir toi, Hana. Dans l'état actuel des choses, Shinsuke ne nous apprécie pas et ne voudra jamais nous adresser la parole. Je sais que tu tiens vraiment à lui, peut-être tout autant que je tenais à lui à un certain moment ; et ça ne me dérange pas, vraiment. Mais je pense que je peux t'aider à te rapprocher de lui. Je peux t'offrir tout ce que je sais de lui, alors demande moi. Si tu veux de mon aide, je laisse de l'alcool à côté de cette lettre.'
Anxieuse, Nana commença à signer sa lettre, mais au lieu de commencer son nom par la lettre 'N', elle commença par la lettre 'Y', et s'arrêta soudainement.
Qu'est-ce qu'elle faisait ?! Ce n'était pas le moment de se tromper de nom !
Rapidement, elle ratura le 'Y' solitaire, puis inscrivit son nom actuel, 'Nana'.
Une fois la lettre signée et pliée avec le nom d'Hana inscrit dessus, elle sortit du sac de la jeune femme un sac plastique fermé avec soin, et le posa sur la lettre elle-même pour la lester. Elle ne savait pas quelle réaction aurait l'autre jeune femme en découvrant tout cela, et peut-être qu'elle ne voudrait pas du tout lui parler. Peut-être qu'il se passerait un long moment avant que Nana ne puisse à nouveau prendre possession de son corps, Hana devenant beaucoup plus stricte et prudente pour éviter toute apparition inopportune de ce qu'elle considérait comme une banale identité secondaire.
Résignée, Nana prit le téléphone de Hana, et ouvrit l'application dédiée aux vidéos. Elle tapa dans la barre de recherche plusieurs mots, et après avoir trouvé le résultat qui lui convenait, elle mit la vidéo en lecture.
[Franz Liszt – Un Sospiro.]
Un piano commença à jouer, les notes s'enchaînant telle une pluie légère et agréable sous laquelle on se laisserait volontiers tremper, la fluidité de l'interprétation emportant 'Nana' loin du petit appartement où elle se trouvait, et lui du corps de la jeune femme. Son regard se perdit dans les appartements des immeubles en face, les lampadaires dans la rue en contrebas, les phares des voitures allant et venant, ainsi que le long et furtif ruban lumineux qui balisait le passage d'une rame de métro. Sans qu'elle ne puisse s'en empêcher, elle ferma les yeux et leva légèrement ses mains au-dessus de la table ; et ses doigts – ceux d'Hana - bougèrent tous seuls, suivant la mélodie, puis l'égalant en vitesse, avant de finir par la dépasser et par l'anticiper.
Comme une mécanique réglée au millimètre près, chacun de ses doigts bougea sur un clavier invisible, touchant avec rythme et légèreté la surface de la table. Elle n'avait pas touché un piano depuis cinq ans, mais des années d'apprentissage et de répétitions ne s'effaçaient pas pour si peu.
Peut-être qu'elle ne pourrait plus jamais jouer, ni même approcher un instrument de musique de près.
La musique classique, ce n'était pas ce qu'Hana préférait.
Au lieu de cela, la jeune femme avait développé un autre don artistique - soit par envie, soit par nécessité - et Nana ne put réprimer un petit sourire.
Elle ne pouvait pas s'empêcher de trouver des points communs entre Hana et elle, et sur ces pensées, elle sentit sa prise sur le corps de la jeune femme se relâcher, et sa conscience disparaître.